Henry imagina le calvaire qu’avait vécu l’enfant, perdue dans les bois à fuir quelque chose qu’il devinait terrifiant pour elle.
Il aborda le dernier virage avec précaution et s’engagea au-delà du panneau annonçant l’entrée du Prieuré Saint François. Une large grille en fer forgé ouvrait sur un chemin de terre grimpant entre les arbres.
Au-dessus des cimes pointues se découpait sur le toit d’une demeure en pierre tournée vers le sud. Les tuiles d’ardoise sombre se distinguaient par une régularité mathématique et du large corps en pierre de la cheminée s’élevait une fumée noire qui se confondait presque avec le ciel orageux.
Henry s’attendait à être reçu par les religieuses avec au moins au temps de courtoisie que lorsque sa jeune invitée avait forcé le shérif à les tirer de leur retraite dans les montagnes. Elles n’étaient d’ailleurs pas censées avoir le téléphone, alors comment avait-il pu les prévenir ce soir-là ?
L’adjoint avait sans doute été envoyé sur place.
Dans ce cas, pourquoi n’avait-il pas lui-même reconduit l’enfant sur les lieux de ce qui s’apparentait davantage à une prison qu’à une maison bien tenue ?
Le journaliste ralenti en haut de la côte et vit plus en détail la bâtisse investie par les sœurs il y a de cela quelques mois maintenant. La façade en pierres grises s’étirait sur trois étages et, de chaque côté, deux tours rehaussaient la hauteur du bâtiment d’un étage supplémentaire.
Avec précaution, il gara son véhicule à côté d’une petite camionnette bleue et quitta l’habitacle, sa serviette dans la main.
Une nonne en toge noire paraissait l’attendre sur le perron, son visage ridé exprimant une sévérité et un sérieux qu’il n’avait vu qu’en de rares occasions.
« Bonjour, je suis…
— Je sais qui vous êtes, coupa-t-elle sèchement. Suivez-moi, la Mère Supérieure attendait votre arrivée. »
Interloqué, Henry sentit soudain un malaise envahir son corps et remonter le long de son dos. Un frisson lui parcouru l’échine et il suivit la religieuse à l’intérieur.
Depuis la cour, il n’avait pas remarqué la hauteur particulièrement importante des fenêtres du rez-de-chaussée dont les couleurs vive rappelaient les vitraux des églises catholiques qu’il avait pu visiter lorsqu’il se trouvait à New-York. Le prieuré n’avait rien d’austère ou de dépouillé et il lui trouva un décor plus riche qu’il n’aurait pensé.
La femme drapée de noir le conduisit dans un dédale de couloir puis ils montèrent d’un étage pour rejoindre un corridor au bout duquel elle l’invita à patienter :
« Je reviens dans une minute, » avait-elle déclaré.
Et la sœur s’engouffra silencieusement derrière la porte sans laisser à son visiteur la moindre chance de lui répondre. Debout au milieu du couloir, Henry détailla les ornements réguliers du bois sculpté des panneaux.
Quelques tables couvertes de nappes blanches supportaient des vases de fleurs fraichement coupées et embaumaient le lieu d’une puissante odeur de pollen.
Le claquement de la porte résonna derrière lui et la sœur reparut son air inchangé vissé sur un visage affleurant à peine de la coiffe traditionnelle. Les yeux noirs n’adoucissaient pas ses traits et il devina à la couleur de ses sourcils qu’elle devait être plus âgée qu’il ne le pensait de prima bord.
« Entrez, dit-elle. J’attendrais ici la fin de votre entrevue. »
Elle se poussa et invita le journaliste à entrer dans le bureau. Les murs étaient couverts de hautes bibliothèques en bois vernis et les étagères chargées de volumes reliés de cuirs semblaient avoir été faites sur mesure pour les ouvrages. Une large cheminée au foyer de pierre accueillait un feu crépitant auquel faisait face une femme, elle aussi vêtue de la toge noir caractéristique des sœurs catholiques.
« Bonjour », marmonna-t-il à son attention.
Elle opéra un demi-tour sur elle-même et Henry aperçut enfin le visage de celle qui devait diriger l’endroit ; elle n’était pas très grande et, contrairement à l’accueil qu’il avait reçu, son visage plus jeune et habillé d’un sourire mesuré marquait une rupture.
« Bienvenue à l’orphelinat Saint-Pierre, dit-elle d’une voix fluette.
— Vous m’attendiez d’après…
— Considérant ce qui s’est passé hier, je m’attendais à votre visite, oui.
— Alors vous savez sans doute qui je suis. »
Le silence se fit sans que le visage de la directrice ne perde son sourire ; l’odeur de la résine de sapin brulant dans l’âtre réchauffait l’atmosphère pourtant chargé d’humidité.
La pièce était une bibliothèque aux boiseries riches et à l’aspect verni du plus bel effet.
« Je suis la mère supérieure Marie-Dominique. Et vous êtes l’homme généreux qui a sur recueillir une enfant égarée. »
La distance froide dont elle faisait preuve mettait un frein à ses ardeurs et il se contenta d’un sourire convenu. Elle l’invita à s’asseoir dans l’un des fauteuils confortables près du foyer brulant et l’imita. Ils ne se faisaient pas vraiment face mais se trouvaient assez proches pour que la conversation soit plus intime.
« Je sais que vous travaillez pour le journal local.
— C’est exact… Mais ce n’est pas la raison de ma présence ici.
— Vous devez comprendre que nous hébergeons des enfants dont la vie a été… compliquée par des épreuves terribles.
— J’ai lu ce qu’elle a vécu dans la presse. »
La directrice de l’orphelinat perdit son sourire et plongea son regard vers les flammes. Ses yeux prirent une teinte orangée en reflétant la lumière du feu et Henry l’imita.
« Nous ne savons que peu de choses sur ce qui lui est réellement arrivé.
— Est-ce pour cette raison qu’elle ne parle pas ?
— C’est sans doute le point de départ de son mutisme, en effet, conclut-elle d’un air distrait. Nous recueillons ici des enfants dont les traumatismes sont terribles car nous estimons que les éloigner de la ville permet à leur esprit de retrouver la paix et la foi. »
Henry tiqua à ces mots se renfrogna légèrement ; il voulut n’en laisser rien paraître mais la nonne avait visiblement perçu sa levée de bouclier. Elle ne le dévisageait pas, mais il sentait peser sur lui un regard plein de jugement.
« Vous ne croyez pas en Dieu, n’est-ce pas ? dit-elle d’une voix douce.
— Je suis un homme pragmatique si c’est là le sens de votre question.
— Je vois, » dit-elle en posant son dos contre le dossier.
Le journaliste n’aimait pas le contact des religieux. Il leur trouvait un air sévère et, contrairement à ce que dictait leur religion, une promptitude au jugement assez caractéristique d’une foi à la fois décadente et sectaire. Bien sûr, il préféra taire son avis sur la question et se contenta de sourire.
« Votre religion ne vous encourage-t-elle pas à pardonner ?
— Dieu seul a ce pouvoir et cette bonté. Nous ne sommes que ses fidèles serviteurs, ici, sur Terre. »
Le discours impérieux le mettait mal à l’aise et Henry s’enfonça un peu plus dans le siège. Il se devait de reprendre les rênes de conversation s’il voulait apprendre ce pour quoi il s’était déplacé.
« Émilie, comment va-t-elle ? dit-il pour réorienter leurs échanges.
— Elle a été correctement soignée, par vous si je ne m’abuse.
— Je n’ai fait que désinfecter les plaies et…
— Vous avez agi en homme bon. Grâce à vous, nous avons pu la retrouver et nous serons désormais plus vigilantes.
— Puis-je la voir ?
— Non. »
La réponse était à nouveau impérieuse et sans appel. Henry avait envie de se rebeller et de confronter son avis sur la question avec celui de cette femme dont la seule préoccupation semblait de tenir Émilie isolée du reste du monde.
« Elle est une enfant fragile, perturbée.
— Une enfant qui s’est enfuie d’ici en pleine journée. »
La femme se redressa d’un coup, piquée au vif par la remarque qui prit un air de reproche contenu. Visiblement, elle n’était pas prête à se laisser insulter en sa demeure et elle se releva sans mot-dire.
« Un homme célibataire de votre âge et n’ayant jamais eu d’enfant ne devrait pas être trop prompt à juger de la bonne conduite à adopter pour l’éducation d’un enfant, dit-elle, vindicative.
— Je n’ai besoin d’avoir des enfants pour reconnaître la souffrance quand j’en vois. Et cette petite, souffre. »
Un petit rire contrit fit hoqueter ses épaules tandis qu’elle lui tournait le dos.
« Emilie a besoin de recevoir une éducation comme nous sommes disposées à lui donner. Ce n’est pas un choix ou une proposition.
— Je comprends… dit-il, faussement résigné. Je suis juste inquiet pour une fillette que j’ai retrouvé à bout de force dans les bois plusieurs heures après avoir échappé la vigilance de ses tutrices. »
La nonne tourna son visage vers la droite de sorte de pouvoir observer son visiteur du coin de l’œil, les mains dans son dos emmêlées dans les perles d’un chapelet qu’elle retenait fermement dans sa paume. Henry pensa que sa dévotion la conduisait à imprimer dans sa chair le symbole de sa foi et la culpabilité qu’elle ressentait.
« Nous sommes averties désormais, les sœurs veilleront à ce qu’elle ne puisse plus se mettre en danger. Maintenant, si vous le voulez bien, l’heure de la prière approche et je suis certaine que vous ne souhaitez pas y assister.
— En effet, répondit le journaliste avec aplomb. Je vous laisse à votre foi. »
La religieuse comprima la croix de bois si fort que les jointures de ses doigts osseux avaient blanchi sous l’effet de la force déployée.
Henry avait néanmoins appris ce qu’il souhaitait : rien ici ne devait être fait pour le confort de l’enfant, pour son rétablissement ou quoi que ce fut pouvant l’aider à grandir dans de bonnes conditions. S’il n’était pas parent, il se demandait malgré tout comment ces nonnes en soutane pouvaient avoir l’expérience et les capacités d’élever une enfant qui devait être conduite dans une famille aimante et capable de lui donner tout l’amour dont elle avait besoin pour panser ses blessures.
Bien sûr, il n’avait aucune idée de ce qu’elle avait vécu et des choses qu’elle avait pu voir pendant ces semaines passées dans la montagne. Pourtant, il ressentait une connexion entre eux, une intime conviction que quelque chose les rapprochait. Le constat demeurait évident bien qu’il ne pût en tirer aucune conclusion : personne n’avait jugé opportun d’avertir le shérif ou le médecin.
La fillette ne s’était pas rendue au bureau du shérif non plus…
Non. Elle l’avait choisi lui.
« Sœur Marie-Danielle, » appela-t-elle sans faire face à son visiteur.
La vieille femme acariâtre qui l’avait accueilli à son arrivée fit son entrée dans la bibliothèque et elle jeta son dévolu sur Henry ; la mère supérieure de leur ordre ne lui accorderait sans doute aucune autre attention et il choisit malgré tout de la saluer avant de sortir.
Lorsqu’ils arrivèrent au perron, Henry se retrouva seul dehors tandis que la porte se refermait derrière lui dans un vacarme qui se fondit dans le tonnerre grondant sur la montagne.
Ses soupçons se confirmaient et il prit un air plus grave, délaissant le sourire de façade qu’il avait été contraint de prendre pour faire face à la maîtresse des lieux. En réalité, il n’avait aucune raison d’abandonner et de s’en aller pour rejoindre la vie morne et triste de Dark Springs. Ce soir, tout le monde aurait les yeux rivés sur l’écran de télévision et à écouter la radio alors que des hommes se préparait à poser un pied sur le sol poussiéreux d’un astre minuscule à des dizaines de milliers de kilomètres au-dessus d’eux.
Pour certains, il s’agissait d’une hérésie sans nom où l’homme jouait avec des choses dont seul Dieu devait avoir le droit. Pour d’autres encore, il s’agissait d’une révolution, d’un événement si important dans l’histoire de l’homme que rien ne serait jamais plus pareil ensuite.
Pour Henry, les choses étaient toutes autres ; les religieuses cachaient un secret dans le prieuré, quelque chose qui avait effrayé Emilie au point de la forcer à s’enfuir en pleine forêt. Tout cela n’avait aucune explication rationnelle si ce n’était celle de la peur.
Il prit place dans sa voiture et descendit l’allée de terre jusqu’à la route.
Lorsqu’il parvint l’endroit où l’asphalte se répandait en une trainée noire au milieu de la forêt, il prit un autre chemin et s’enfonça plus loin dans le bois. Il devait pouvoir dissimuler sa voiture dans les feuillages et revenir à pied jusqu’au prieuré.
Quand le véhicule fut arrêté, il referma la portière avec précaution et attendit quelques instants dans le silence de la forêt ; Henry ne craignait pas de se trouver ainsi dans la pénombre au milieu d’un bois obscur et humide. Aussi loin que remontaient ses souvenirs d’enfance, il n’avait jamais été effrayé par quoi que ce soit : ni l’idée d’un monstre sous le lit ni celle d’un homme venu enlever les enfants désobéissants avant la période des fêtes.
Il tendit l’oreille, mais perçut rien d’anormal. Le vent faisait siffler les branches couvertes d’épines acérées et craquer les buissons morts pendant l’été.
Résolu à faire la lumière sur cette affaire et guidé par son instinct, Henry remonta lentement la pente légère bordant la route. Il vit le long de celle-ci un muret qui délimitait le terrain de la propriété de l’Eglise. Son entretien laissait à désirer et la pluie récente faisait raviner de l’eau sur le terrain pentu depuis le sommet du plateau vers les rigoles naturelles bordant la nappe de goudron. Le mur n’était qu’un empilement de pierre dont les fondations s’étaient effritées avec le temps.
La couverture nuageuse sombre et terne donnait à sa mission un arrière-plan lugubre comme un tableau peint en couleurs grisâtres.
Il dénicha une trouée ouvrant directement sur le bois bordant le prieuré et s’enfonça dans la jungle des pins d’altitude. Le sous-bois était plus dense à l’intérieur et après quelques pas, Henry dénicha un bout de tissu grisâtre accroché par les ronces.
Il n’y avait plus aucun doute concernant Emilie, elle s’était échappée de l’orphelinat en coupant par le bois puis s’étaient enfoncée dans la forêt en direction de la ville sans suivre la route.
Lorsqu’il arriva aux abords de la maisonnée, il vit quelques flammes danser au travers des fenêtres se terminant en biseau. Il n’était pas particulièrement féru d’architecture, mais il savait reconnaître les manifestations de l’art gothique d’ordinaire plus courant dans le vieux continent qu’en Amérique.
Il sentait les mèches de ses cheveux bruns coller à son crâne dans une sensation désagréable et luttait pour ne pas voir sa vision troublée par la pluie. Lorsqu’il fut certain de ne pas être découvert, Henry traversa la cour séparant le bois de la bâtisse et observa la porte cochère qui devait servir d’entrée de service. Celle-ci donnait sur le parc bordant la maison plutôt que sur l’avant.
La fillette s’était sans nul doute échappée par cette porte qui devait à présent être verrouillée à double tours. Malgré la pluie, l’absence de lumière traversant la fenêtre devait signifier qu’aucune des habitantes de la bâtisse ne s’y trouvait et appuya doucement sur la clenche. La porte résista et émis un léger grincement sans que cela ne soit suffisamment bruyant pour avoir atteint l’oreille affuté d’une des religieuses.
A bien y réfléchir, il avait obéi à un instinct primaire sans même savoir ce qu’il ferait une fois entré. Peut-être était-ce mieux ainsi.
L’eau se déversa avec plus de force encore et un grondement sinistre monta de la vallée. Le roulement du tonnerre paraissait se prolonger dans le vacarme de la pluie frappant la pierre.
Malgré tout, Henry ne s’avouait pas vaincu, il voulait avoir la certitude que la fillette ne risquait rien aux mains de ces femmes à la conception parfois étrange de la punition.
Il contourna la bâtisse pour se trouver aux abords d’un champ de serres. Flanqués de parois en verres encrassés par les années et l’alternance des saisons, elle reflétait parfaitement les éclairs suspendus par les nuages.
A cet instant, il distingua un cortège traversant la prairie située derrière elles. La lueur de quelques lampes à huiles prisonnières de leur carcan de verre ondulait dans l’air humide du soir.
Plusieurs femmes emmaillotées dans de lourdes vestes longues avançaient en file indienne dans l’herbe. S’il n’avait pas formellement identifié l’une des participante, la différence de taille pouvait suggérer qu’il s’agissait d’une enfant.
Emilie.
Un instant, il douta même que d’autres enfants fussent présents dans l’orphelinat. Il délaissa son idée d’entrer dans la maison principale et se hâta d’avancer dans le champ d’herbe fraiche. La pluie et le vent battait la prairie, faisant onduler les tiges flexibles.
Il jeta un regard en arrière et ne vit personne puis s’élança en contournant l’espace dégagée du pré. Henry n’avait pas le souffle d’un sportif, mais il parvint malgré tout au bout de sa course, légèrement hébété par sa respiration difficile.
Le terrain remontait en pente douce sous les arbres à l’endroit-même où s’était engagé le cortège. L’absence de véritable lumière l’avait contraint à endurer les irrégularités du terrain, même s’il n’avait pas souffert de se tordre une cheville. A une cinquantaine de mètres devant lui, il vit la dernière lampe disparaître derrière une porte en bois fichée sur un petit bâtiment de pierre à flanc de falaise.
La nuit n’était plus très loin et, suppléée par l’ombrage des arbres, il ne voyait presque plus rien quand il parvint à la hauteur de la chapelle. Contrairement à la demeure du prieuré, celle-ci n’avait aucun charme, ne possédait aucune fenêtre et aucun soupirail.
La façade avant ne dépassait que d’un mètre environ de la paroi rocheuse subissant l’assaut de la tempête.
La large porte de bois devait ouvrir sur une grotte ou une large pièce ouverte dans le flanc de la montagne. Henry colla son oreille au bois et n’entendit rien d’autre que le sifflement d’un courant d’air s’échappant entre les planches puis il poussa lentement et avec délicatesse sur ses bras pour l’entrouvrir.
L’intérieur était éclairé par quelques torches disposées sur le pourtour de la pièce et d’autres encore mettaient en évidence un couloir s’enfonçant dans les profondeurs d’une grotte dont les parois avaient été renforcées par quelques poutres de soutient.
Henry entendit au loin une mélodie ténue et des chants indistincts. Rien ne lui permettait d’en déterminer la nature, mais il conclut qu’il ne courrait aucun danger immédiat. Un crucifix se trouvait sur sa gauche et quelques chaises de prière lui faisaient face, attendant les genoux peu sensibles de fidèles dévotes.
Après avoir refermé la porte, il avança prudemment sur la dalle polie et compta quatre capes disposées sur les dossiers des chaises et gouttant sur la pierre.
Avec une précaution sans doute trop présente, il se dirigea vers l’ouverture située au fond de la chapelle et entreprit de descendre les marches à pas de loup. Il ne pouvait se permettre d’éveiller les soupçons sur sa présence.
Après quelques mètres de dénivelé dans un boyau étroit, l’escalier taillé dans la pierre aboutissait dans une large salle souterraine en forme d’amphithéâtre grec. En son centre se trouvait un autel éclairé par un rayon de lumière. Il ne pouvait voir d’où celle-ci s’échappait, son regard était happé par l’étrange cérémonie qui se déroulait sous ses yeux.
Les trois femmes se tenaient de part et d’autre de l’autel et semblaient faire face à une immense statue. La forme humaine gravée dans la pierre était disproportionnée et semblait correspondre à ce que l’homme avait désigné sous le nom d’ange.
Cette fois, il se trouvait assez près pour entendre ce que les nonnes prononçaient, mais il resta incapable d’en comprendre le sens. La langue lui sembla proche du latin ou du moins des maigres connaissances qu’il avait acquises en la matière.
La lumière se propageait jusqu’au sol à présent, dévoilant comme l’ultime révélation d’une mise en scène parfaitement réglée. Une dalle ouvragée et circulaire se trouvait aux pieds de la statue et une jeune fille fluette observait en silence les trois religieuses en transe devant elle.
Henry remarqua que l’étrange allait bien au-delà des simples rayons rompant les ténèbres, le visage de la statue avait été ainsi conçu qu’il donnait l’impression d’observer la jeune fille en contrebas.
Bien qu’il ne fût jamais porté sur la religion, son éducation lui avait laissé quelque idée de ce en quoi consistait les prières et les grands principes du catholicisme. A coup sûr, ce à quoi il assistait n’y était lié que de très loin. Peut-être même s’agissait-il de quelques membres d’une secte confidentielle ?
Il chassa ces pensées de son esprit et descendit les marches silencieusement. Il arrivait dans leur dos et elles semblaient bien trop absorbées par leur litanie pour le remarquer.
Et après ? pensa-t-il… La gamine est en danger et si rien ne lui est fait physiquement, nul doute que son traumatisme n’en sera qu’encore plus grave.
Quel était le but de cette mascarade ? Que signifiait cette mise en scène ?
Autant de question auxquelles il n’avait pas songé. Il s’était surpris à imaginer que les sœurs n’avaient aucune considération pour l’enfant, qu’elles avaient des méthodes d’éducation si strictes qu’elles avaient conduite Emilie à fuir. Pourtant, plus il se rapprochait de la vérité, plus il avait l’impression d’entrer dans un monde inconnu. Qu’elles que soient les croyances et les espoirs, rien ne pouvait justifier que l’on se comporta ainsi avec une enfant qui, au plus, méritait une punition.
Enfin, il distingua les entraves de la fillette. Elle était pieds-nus sur la pierre glacée et des chaines scellées l’empêchaient de quitter la dalle gravée.
Une voix profonde et lugubre s’éleva dans toute la caverne, un murmure masculin véhiculé par le vent et répandu par la pierre : ce timbre résonnait d’une autorité surnaturelle, comme s’il émanait de la statue elle-même et non d’une simple présence humaine.
La vibration de cette voix semblait animer l’air d’une énergie invisible, faisant tressaillir la lumière qui baignait la dalle gravée. À cet instant, la frontière entre le réel et le mystique s’effaçait : Henry sentit un souffle glacial traverser la caverne, comme si les mots prononcés ouvraient une brèche vers un autre monde. Il était clair que la scène se jouait sous l’emprise d’une force transcendante, une entité dont la parole possédait le pouvoir de commander à la fois les vivants et les éléments.
Le rituel prenait alors une dimension sacrée et inquiétante, révélant la présence tangible de l’ange – ou du démon – invoqué par les nonnes, et rendant chaque geste lourd de significations occultes.
« Vous ne vous êtes pas acquitter de votre dette depuis bien longtemps.
— Nous n’étions pas en mesure de vous porter ce dont vous aviez besoin ! intervint une femme jeune qu’Henry reconnut aussitôt. Mais nous vous honorons aujourd’hui ! »
La directrice de l’orphelinat se trouvait au centre, ses longs cheveux noirs détachés tombant dans son dos à la cambrure exagérée ; toutes trois avaient quelque chose de différent.
« Nous ne souhaitions pas vous apporter un inférieur, intervint une seconde à la voix rocailleuse. Cette jeune fille représente quelque chose pour nous sur Terre.
— Silence. Je n’ai que faire de tes supplications. Il est des choses que votre langue ne peut exprimer et que votre esprit trop simple ne peut comprendre.
— Mais nous avons suivi les préceptes, l’héritage de nos ancêtres.
— Non, répondit la voix ténébreuse. Vous obéissez, parce que vous ne savez pas quoi faire sans notre bénédiction. Vous implorez, parce que vous ne savez pas comment résonne votre âme morcelée ici-bas. »
Henry s’était arrêté sans même s’en rendre compte ; quelque chose changea autour d’Emilie et elle fut baignée par une aura immaculée encore plus puissante.
« Cette âme est ancienne et protégée par le serment des Célestes.
— Ordonnez, et nous obéirons, s’éleva de nouveau la voix jeune et claire de la mère supérieure.
— L’une d’entre vous. »
Les trois femmes se jaugèrent et prirent quelques distances les unes des autres ; elles étaient décontenancées par la demande.
« C’est impossible, cela romprait l’équilibre… Nous ne…
— Assez, tonna la voix. Vous nous servez, non l’inverse. Je vous ai fait grâce de toute ce que vous possédez parce que cela me sied. J’exige maintenant de le récupérer. »
Un silence pesant s’abattit sur la pièce, alors que la voix continuait, impérieuse et froide, à imposer sa volonté. Les femmes présentes sentaient le poids de cette domination absolue, comme si leur existence même dépendait du bon vouloir de cette entité invisible. Rien de ce qu’elles possédaient – leur identité, leurs souvenirs, leur pouvoir, même leur vie – ne leur appartenait vraiment. Tout n’était qu’un prêt, une concession temporaire consentie par la voix, et dont le terme venait d’être annoncé sans recours possible.
Le ton était sans appel : il s’agissait d’un rappel brutal que leur soumission n’était pas le fruit d’un pacte équitable, mais la conséquence d’une force supérieure à laquelle elles ne pouvaient échapper. Elles comprirent que le moindre privilège, le moindre bien, ne leur avait été accordé que par caprice, et que dans cet instant précis, tout pouvait leur être arraché, sans justification, sans pitié.
« L’enfant… Elle… »
La plus grande des trois, celle dont la voix était éraillée et qui l’avait accueilli à son arrivée au prieuré avait reçu un coup très violent dans la poitrine ; touchée, elle était tombée genou à terre et ses mains semblaient tenter de retenir le flot de sang jaillissant de son abdomen.
Celle dont la voix était la plus claire se tenait à quelques pas de sa rivale et tenait entre ses mains un poignard et une poupée constituée de branchages et de toile de jute ; avec un regard convenu à son autre acolyte, elle trancha la tête de la poupée et celle de la vieille femme roula sur le sol à l’identique. La seconde fit le tour et plongea sa main dans le sang noir qui se répandait sur la pierre.
« N’oubliez jamais que vous êtes, parce que je le permets, non parce que vous le pouvez. Votre vie est mienne, maintenant et à jamais.
— Nous vous servirons. »
Les deux femmes avaient les mains enduites du sang de la troisième et déposèrent sur l’autel blanc leurs paumes noircies ; la lumière se fit plus présente et aveugla bientôt toute la pièce avant d’être absorbée par la statue massive que semblait supporter sur son dos vouté le poids de la montagne au-dessus.
Henry se mordit la lèvre pour ne pas laisser échapper quelque expression que ce soit et continua d’observer silencieusement la scène. Emilie était inerte, peut-être avait-elle été assommée avant même que tout cela se passe ?
Il ne pouvait être sûr de rien, aussi finit-il par rejoindre lui aussi le fond de la caverne. Les deux femmes avaient légèrement changé : la seconde avait une chevelure flamboyante et ondulée et deux yeux verts sans commune mesure qui croisèrent le regard du journaliste.
« Je t’avais dit qu’il n’était pas loin… »
La brune se retourna sans mot-dire et fixa son regard dans le sien ; il se sentait défaillir, comme hypnotisé par les prunelles couleur d’ambre.
Sa respiration se fit plus forte et Henry tituba pendant quelques secondes le temps pour sa main de trouver appui sur la roche derrière lui ; Madeleine s’approcha lentement, lascivement comme si elle ondulait en approchant de sa victime.
« Sois prudente, ma sœur, je ressens quelque chose d’étrange qui émane de lui…
— N’aies crainte, murmura Madeleine, il n’est plus lui-même. »
A dire vrai Henry n’était plus qu’un spectateur dans son propre corps ; le monde tournait sans lui et il eut presque l’impression que son esprit était arraché de son corps quand ses yeux se fermèrent. Pendant quelques instants, il ne ressentit plus rien, plongé dans une noirceur abyssale.
Puis quelque chose perturba l’équilibre et au rythme d’un soulèvement de paupière, le journaliste vit que quelqu’un frappait Madeleine en pleine tête ; la dernière, Hanneke, gisait le sol, les yeux révulsés et le crâne fendu par une pierre brisée et tranchante.
« Hey, dit une voix juvénile tandis qu’il émergeait de nouveau. On doit sortir d’ici… »
Henry sentit son corps s’élever comme si un bras opportun l’aidait à se redresser ; une après l’autre, les marches défilaient sous ses pas approximatif et ils arrivèrent sans mal dans la chapelle où se trouvaient encore les capes laissées là par les trois femmes.
La pluie fouettait son visage et bientôt il se retrouvèrent devant la maison ; au bout de l’allée, à travers les lourdes grilles en fer forgé, Henry apercevait les gyrophares bleu et rouges de la voiture du shérif du comté et il se dit que ce cauchemar était enfin terminé.
Où se trouvait Emilie ? que s’était-il vraiment passé dans cette grotte creusée dans le flanc de la montagne ?
Il s’effondra à quelques mètres de la grille et entendit les voix l’entourer ; Andrew était la plus distincte au milieu des autres et tandis qu’il se sentait soutenu de chaque côté, plusieurs hommes couraient derrière lui en s’éloignant.
Boum… Une explosion le fit vaciller.
Il retrouva suffisamment ses esprits pour prendre conscience de ce qui l’entourait ; un épais panache de fumée teintait le ciel noir de la nuit de quelques volutes grisâtres. Il trouva la force de se dégager et courut en direction de l’arrière de la demeure où il retrouva Andrew qui observait, effaré ce qui venait de se passer.
Un violent glissement de terrain avait envahi le pré bordant l’arrière de la demeure et quelques troncs d’arbres se brisaient encore sous le poids de l’avalanche de terre et de boue.
Il lui revint en mémoire ce qu’il avait pu voir dans la salle souterraine : les trois femmes encerclant l’autel, la statue monumentale d’une quelconque entité supérieure dont elle était le véhicule mais aussi, et surtout, la petite Emilie.
Son visage lui était apparu plus clairement : un visage moins enfantin que dans ses souvenirs et cette trainée de sang sur ses mains… Se pouvait-il vraiment qu’elle soit parvenue à tuer les deux puissantes sœurs ?
« Vous pouvez me dire ce qui s’est passé ici ? »
Henry tourna un regard inquiet vers Andrew et tenta d’obtenir des informations :
« Emilie, vous avez vu Emilie ?
— On va s’occuper de vous d’abord, mes hommes sont en train de fouiller l’orphelinat.
— Non, il faut la retrouver, elle… »
Mais il ne tint pas à terminer sa phrase ; qui était-elle au juste ? Et surtout, qu’était-elle vraiment ?
Henry avait beaucoup de questions mais ses certitudes avaient volé en éclat à l’instant-même où il avait poussé la porte de l’orphelinat ; pendant quelques instants, il repensa à ce que son intervention avait provoqué. Se pouvait-il vraiment que les trois sœurs se soient entretuées pour quelques pouvoirs divins ?
« Vous, amenez-le à l’ambulance, c’est un civil et il est blessé.
— Oui Monsieur, répondit l’adjoint en menant Henry vers l’entrée du domaine. »
Lorsque Henry émergea de nouveau, il se trouvait dans un lit médical au dispensaire de la ville ; il vit le docteur Grossman en train de consulter la fiche accrochée au pied des montants métalliques.
« Vous êtes enfin réveillé, maugréa le médecin en reposant le calepin. Il fit le tour du lit et poursuivit : Vous vous souvenez de ce qui s’est passé ?
— Pas vraiment… » répondit Henry.
Les mots prononcés résonnaient sous son crâne douloureusement mais Harold Grossman le fixait en attendant davantage qu’une simple réponse.
« Le prieuré, l’éboulement… »
Le vieux médecin leva devant ses yeux un miroir qui l’éblouit ; pendant quelques secondes Henry se demanda s’il était toujours aussi désagréable avec ses patients où s’il lui réservait un traitement de faveur en agissant avec lui de cette façon.
Son visage le démangeait et le journaliste porta la paume de sa main à son menton ; une épaisse couche de barbe habillait sa mâchoire et son sang ne fit qu’un tour.
« Shérif ! dit-il d’une voix plus forte.
— Attendez, tenta de l’interrompre le patient, je suis là depuis combien de temps ?
— Ce n’est pas à moi de vous l’expliquer, » rétorqua-t-il d’un air agacé avant de s’éclipser.
Alors que la colère allait l’emporter, le shérif Andrew Dawkins entra dans la petite chambre : son air était grave et les cernes sous ses yeux témoignait d’un défaut de sommeil.
« Vous avez mis le temps pour vous réveiller Crawford… J’ai bien cru que l’on devrait ajouter votre nom à la liste.
— On ne se débarrasse pas de la presse aussi facilement, shérif.
— Content de vous voir de retour. »
Une franche poignée de mains plus tard, Andrew retrouva son sérieux.
« Combien de temps ? reprit Henry.
— Une semaine. »
L’information était difficile à encaisser mais Henry ne laissa pas ses émotions prendre le dessus ; une tout autre question le hantait.
« On l’a retrouvée, le précéda Dawkins. J’aurais aimé avoir de meilleures nouvelles à vous apprendre. »
Ses pensées se figèrent sur les derniers mots prononcés par le shérif et son regard perdu dans le vide se heurta à la réalité.
« Que lui est-il arrivé ?
— Vous êtes certain de…
— Je suis plus fort que j’en ai l’air. »
Andrew l’observa d’un œil réprobateur mais savait qu’il n’aurait pas le choix ; sans pouvoir réellement l’expliquer, la relation qui n’avait duré qu’une soirée le renvoyait à son propre rôle de père et lui annoncer ce que ses adjoints lui avaient rapportés allait tout aussi difficile à lui annoncer que s’il s’était agi de son enfant.
« Après la nuit au prieuré, des renforts venus de tout le comté nous ont prêté main forte pour sonder la forêt avant que l’automne ne s’installe. Le troisième jour des recherches, on nous a appelé pour signaler qu’un corps avait été retrouvé dans la rivière à trois kilomètres en aval du domaine. »
Henry se figea et sentit le froid mordre sa peau.
— Comment est-elle morte ? dit-il plus froidement qu’il ne l’aurait voulu, les yeux mouillés par la tristesse.
— Grossman a conclu à une mort accidentelle par noyade…
— Est-ce que l’on a retrouvé les sœurs ?
— Non… aucune d’elle n’a refait surface et si nous n’avions pas eu de réponse du diocèse concernant leur identité, nous ne serions pas intervenus. »
Il avait beau savoir que tout avait été si rapide que personne ne pouvait prévoir ce qui allait arriver, Henry ne pouvait pas s’empêcher de ressasser la soirée où la fillette lui avait lancé un appel à l’aide avec ce mot laissé sur le canapé. Les hypothèses et les raccourcis s’enchainaient sans qu’il ne puisse vraiment endiguer leur progression et le journaliste se retrouva bientôt submergé.
« Je sais ce que vous pensez, mais quelles que soient vos conclusions, vous ne pourrez rien changer.
— Ce n’est pas faute de le vouloir… »
Andrew posa une main amicale sur son épaule et lui assura qu’il ne serait pas seul dans ce cas ; Andrew avait simplement suffisamment d’expérience pour ne se laisser noyer dans une culpabilité et un sentimentalisme qu’il savait contreproductif et inutile.
Le shérif s’éclipsa et Henry se retrouva seul dans sa chambre ; il saisit le journal qui se trouvait à côté de lui et déplia la double page pour en détailler le contenu. Comme à son habitude, Roger avait évoqué des choses positives dans son papier et nulle part n’était fait mention de la tragédie qui s’était déroulée au prieuré de Saint-Pierre.
Quelques jours plus tard, Henry fut autorisé à quitter la clinique et se retrouva devant sa maison où quelque adjoint bien intentionné avait pris soin de ramener la voiture reçue en cadeau de son père. Le mois de septembre avait filé aussi vite qu’il était arrivé et les arbres à feuilles caduques commençaient à se parer de leurs couleurs automnales.
Le vert laissait progressivement place aux feuilles mortes et le vent froid venu du nord avait considérablement rafraichi les nuits. Le véhicule de l’adjoint Johnson s’éloigna tandis que le journaliste remontait l’allée menant à sa propriété.
Il avait l’impression de rentrer chez lui après long voyage, l’un de ceux qui étaient épuisants et terriblement troublants.
Lorsqu’il referma la porte derrière lui, Henry verrouilla instinctivement la clenche avant d’enlever son manteau. Quelque chose attira son attention dans la poche extérieure et il tira le bout de papier avec appréhension.
Quelqu’un avait pris soin de rayer « aidez-moi ». Au dos figurait un mot différent copié dans un style et une écriture identique.
« Merci pour tout… »

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