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© Rose P. Katell (tous droits réservés)

Le code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes de l’article L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Laura ouvrit la trappe menant au grenier grâce Ă  la canne tĂ©lescopique posĂ©e contre le mur, puis tira sur l’escalier escamotable jusqu’à ce qu’il touche le vieux parquet foncĂ© du corridor. L’heure de se mettre au travail Ă©tait arrivĂ©e ; elle n’y Ă©chapperait pas, peu importait son chagrin ou l’impression de profaner les lieux qui la tenaillait.

L’aspect bancal et précaire des fines marches dévoilées, ainsi que la raideur de l’ascension qui l’attendait, lui arrachèrent une grimace – elle comprenait mieux pourquoi sa mère, dont les chevilles étaient fragiles, lui avait demandé de trier les combles pendant qu’elle-même s’occupait du rez-de-chaussée –, mais elle ne recula pas.

Dans un soupir résigné, Laura grimpa.

Une Ă©troite lucarne lui permit de ne pas se retrouver dans le noir… et de distinguer l’ampleur de la tâche Ă  venir ; il y avait des cartons, des meubles et divers objets Ă©talĂ©s partout, tout rĂ©pertorier prendrait une Ă©ternitĂ© ! HĂ©las, la pĂ©nombre dominait l’ensemble et Laura devina qu’une seconde source de lumière lui serait nĂ©cessaire.

Elle sortit son tĂ©lĂ©phone de la poche arrière de son jean, enclencha la fonction lampe torche. Un sourire timide fleurit sur ses lèvres alors qu’elle balayait la mansarde Ă  l’aide du faisceau lumineux ; le reste de la demeure de son arrière-grand-mère Ă©tait tant propret et Ă©purĂ© qu’elle ne l’aurait pas imaginĂ©e si conservatrice.

Sa main se posa sur son cĹ“ur douloureux. Son aĂŻeule allait tellement lui manquer. Sa force de caractère, son rire, son langage parfois dĂ©suet, leurs « moments pâtisserie »… Tout s’en Ă©tait allĂ© avec elle. Admettre son dĂ©cès Ă©tait si difficile ! Elle avait beau ĂŞtre adulte et savoir que rien n’était Ă©ternel, elle peinait Ă  y croire. Son inconscient s’était-il persuadĂ© qu’avoir franchi le cap des cent ans avait rendu la vieille femme immortelle ?

Laura s’agenouilla dans la poussière et attira un premier carton à elle. Celui-ci contenait plusieurs boîtes, chacune remplie de bijoux passés de mode. Elle en détailla quatre ou cinq. Puis, comme son arrière-grand-mère avait depuis toujours l’habitude de ranger ses perles et son or dans sa chambre, elle en déduisit qu’ils n’avaient pas de valeur.

Sa mère désirerait soit les vendre, soit les donner.

Ses dents grincèrent. Se débarrasser des affaires de son ancêtre lui déplaisait – à ses yeux, ça revenait à effacer son vécu. Pourtant, les consignes reçues étaient claires. Il lui fallait séparer les choses précieuses et sentimentales, à conserver, des autres. La maison devait être cédée, sa famille n’avait pas les moyens de l’entretenir.

Laura s’obligea à ne pas trop cogiter. Durant un temps indéterminable, elle se contenta de répertorier ce qu’elle attrapait, presque en mode automatique.

Toutefois, lorsqu’elle tomba sur une caisse en fer pleine de photographies, elle fut incapable de ne pas s’arrêter pour les contempler. Ses mains agrippèrent le tas qu’elles formaient et les firent défiler.

Beaucoup Ă©taient en noir et blanc, mais toutes reprĂ©sentaient des parents proches. Sur celle-ci, son grand-père enfant ; sur celle-lĂ , sa mère bĂ©bĂ©. Certaines montraient des jours spĂ©ciaux, mariages ou baptĂŞmes, tandis que d’autres, au contraire, tĂ©moignaient d’instants de vie fugaces : un rire saisi Ă  la dĂ©robĂ©e, une bĂŞtise mise en scène, une complicitĂ© renforcĂ©e…

Les coins de la bouche de Laura s’étirèrent. La plupart des clichés n’étaient pas réussis artistiquement parlant – raison pour laquelle ils étaient relégués au grenier plutôt qu’exposés dans les rares cadres qu’arborait l’habitation. Néanmoins, ils constituaient un pan entier de l’histoire de son arrière-grand-mère.

Ils étaient l’exemple même de ce qu’il était important de garder.

Une enveloppe défraîchie glissa de la pile tenue et atterrit sur le sol. Laura la récupéra d’un geste machinal, s’étonna de la découvrir encore cachetée.

Ses sourcils se froncèrent. Bien qu’adressĂ©e Ă  la dĂ©funte propriĂ©taire des lieux, elle n’avait jamais Ă©tĂ© ouverte… Ça ressemblait si peu Ă  la femme qu’elle avait connue !

Intriguée, Laura chercha à déchiffrer le nom de son expéditeur. Un hoquet jaillit aussitôt de sa gorge.

Ernest Lefevre.

La lettre émanait de son arrière-grand-père. De l’individu qui avait abandonné sa fiancée à peine deux semaines avant leur mariage. Qui s’était volatilisé dans la nature sans crier gare alors que celle-ci attendait leur enfant. Qui l’avait placée dans une situation aussi compliquée que déshonorante – du moins l’était-elle à l’époque.

Laura en fut foudroyĂ©e ; elle ne dĂ©tacha plus son regard de l’enveloppe. Sa prĂ©sence Ă©tait inexplicable. Son aĂŻeule lui avait affirmĂ© Ă  de nombreuses reprises son ignorance au sujet du sort de son promis : elle n’avait reçu aucune nouvelle ou justification…

Son cĹ“ur tambourina dans sa poitrine. Oh ! Elle avait l’impression d’avoir mis la main sur un secret tel que les mots lui manquaient pour le dĂ©crire.

Pourquoi son arrière-grand-mère lui avait-elle menti ? Laura pouvait imaginer pourquoi elle n’avait pas ouvert le pli – vu la rancĹ“ur qui l’animait lorsqu’elle mentionnait « le traĂ®tre », ça n’avait rien d’étonnant –, mais ce qui l’avait poussĂ©e Ă  le conserver avec de pareils trĂ©sors et Ă  le dissimuler Ă  ses enfants et petits-enfants lui Ă©chappait.

L’envie de parcourir la missive la tenailla… En avait-elle le droit ? N’était-ce pas trop intime, trop privĂ© ?

Laura se mordilla la lèvre inférieure. Son éducation et son instinct lui dictaient de ne pas céder à la curiosité et de respecter la volonté de son arrière-grand-mère. Cependant, une petite voix lui susurrait qu’elle n’était plus en mesure de la blesser… Qui plus est, la vérité à propos de l’être dont l’absence avait bercé leur famille était peut-être entre ses mains.

Elle déchira l’enveloppe avec fébrilité, en extirpa un papier froissé au dos gribouillé de notes incompréhensibles et commença sa lecture.

Ma douce Agathe,

Je n’ose envisager l’émoi qui t’a envahie en découvrant, au milieu de ton courrier habituel, un message de ma part, qui me suis envolé de ta vie voilà de cela trente-cinq longues années. Tu as en effet de quoi être en colère, attristée, voire perdue par cette soudaine résurgence.

Sache que j’ai hésité pendant des mois avant de t’écrire… Bien que notre amour m’ait autrefois paru indestructible, je ne suis plus un naïf jeune homme : je me doute que tu as poursuivi ta route et mènes aujourd’hui une existence dans laquelle je suis relégué au rang de souvenir amer. Toutefois, et malgré l’égoïsme évident de ma décision, il m’était impossible de quitter ce monde sans m’ouvrir à toi. Te laisser croire que je t’ai abandonnée, même si tu as surpassé cette épreuve, était au-dessus de mes forces. Pardonne-moi.

Permets-moi également d’émettre un souhait. Celui que tu sois heureuse et en bonne santé. Incapable de m’en assurer en personne pour les raisons que je m’apprête à t’évoquer, j’en suis réduit à en adresser le vœu au Ciel chaque nuit.

Tu n’as jamais disparu de mes pensées, Agathe. Ton bonheur, ta sécurité, ont toujours été mes priorités.

Tu dois me juger culottĂ© de t’affirmer ceci tout en m’étant envolĂ© du jour au lendemain. Comment prĂ©tendre avoir voulu ton bonheur et ta sĂ©curitĂ© quand je t’ai livrĂ©e Ă  l’opprobre ? Quand je suis parti si proche de la date de nos Ă©pousailles, ces festivitĂ©s prĂ©cipitĂ©es par l’apparition de celui que nous nommions avec tendresse notre « enfant surprise » ? NĂ©anmoins, s’il te faut me haĂŻr, je t’en supplie… ne me hais pas pour une quelconque fuite, mais plutĂ´t pour le fait de m’être montrĂ© imprudent. Si je m’étais rĂ©vĂ©lĂ© plus rĂ©flĂ©chi, plus sage, je te serais revenu quelques heures Ă  peine après mon dĂ©part.

Agathe. Je t’implore de détruire ma lettre sitôt que tu l’auras terminée, car mieux vaut que ce que j’ai l’intention de te dévoiler soit maintenu secret, qu’aucun ne tente de prouver mon histoire.

Te rappelles-tu que j’aimais les promenades en solitaire et que je m’engageais souvent en pleine nature et adorais y ĂŞtre ? L’une de mes balades m’a amenĂ© Ă  faire une dĂ©couverte. J’ai, par le fruit du hasard, localisĂ© une bâtisse cachĂ©e en forĂŞt, Ă  l’apparence dĂ©sertĂ©e.

Des recherches m’ont appris qu’elle n’avait ni propriétaire ni héritier… Et si elle n’était pas proposée à la vente par une agence, la perspective de réussir à l’acquérir pour une bouchée de pain ne m’a alors plus quitté. J’étais convaincu que, puisqu’elle était oubliée, en devenir le possesseur légitime ne devait être ni onéreux ni complexe.

La triste idĂ©e !

Persuadé que l’endroit serait idéal pour nous, pour élever notre descendance, je me suis mis en tête de te l’offrir. J’ai été contraint de freiner mon enthousiasme, tout prêt que j’étais à passer à l’acte, lorsque mon bon sens m’a dicté d’inspecter au préalable les lieux.

Et voilà qui nous amène, Agathe, à ce funeste matin où je t’ai dit au revoir sans deviner qu’il s’agissait d’un adieu…

Je me suis rendu sur place avec plus d’impatience qu’un gamin la veille de NoĂ«l, sans t’en avertir. La demeure, presque un manoir, n’a pas Ă©tĂ© difficile Ă  pĂ©nĂ©trer ; sa porte n’était pas fermĂ©e Ă  clef et elle a pivotĂ© sans grincement. Je suis cependant restĂ© coi devant l’étroitesse du corridor qui s’est offert Ă  moi. Un corridor qui, je l’ai très vite constatĂ©, donnait sur un vĂ©ritable labyrinthe de couloirs et de pièces bizarrement agencĂ©es.

La construction, loin de continuer Ă  entretenir mes rĂŞveries, m’a aussitĂ´t semblĂ© celle d’un esprit dĂ©rangĂ©. Elle exhalait une atmosphère Ă©touffante, angoissante. En l’état, elle Ă©tait inhabitable. Et pour cause ! J’ai dĂ©couvert plus tard que les travaux qui y avaient Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©s avaient comme but de dĂ©courager les gens qui s’y aventureraient.

Hélas, ma curiosité, la maudite, s’est révélée plus forte que le stratagème. Mes projets d’avenir annihilés, je n’en étais pas moins intrigué par ce que j’avais sous le nez. J’étais envahi par le désir de comprendre et d’explorer ce que je qualifiais d’insolite.

Ce courrier s’annonçant déjà long, je t’épargne la description du dédale dans lequel je me suis engagé. Hormis l’une ou l’autre salle spacieuse ou fonctionnelle, dont un cellier empli de denrées non périssables digne d’une personne qui aurait appréhendé la venue d’une deuxième grande guerre, tout n’était que passages sombres, sinueux et lugubres. En revanche, il est nécessaire que je t’explique ma rencontre avec la bête – en elle seule réside la raison de mon exil.

J’errais dans la bâtisse depuis un temps incertain lorsque je suis tombé sur un escalier. Raide, il m’a mené dans ce qui, de prime abord, m’est apparu être une simple cave en pierre. Là, immobile, j’ai patienté jusqu’à ce que ma vue s’accoutume à l’obscurité.

Étaient-ce les nombreuses fioles qui ornaient l’étagère en face de moi ou les draps qui recouvraient la majoritĂ© du mobilier qui ont attirĂ© mon regard en premier ? Ma mĂ©moire ne m’est plus assez fidèle… Toujours est-il qu’une masse imposante a vite focalisĂ© mon attention. Inerte, elle reposait au sol et ne ressemblait Ă  rien de connu.

Je ne suis pas parvenu à déterminer sa nature de ma position. Écailles, chairs nues, poils et plumes paraissaient s’y mélanger sans que je ne distingue le moindre mouvement ou membre concret.

Aurais-tu été en ma compagnie, Agathe, que tu m’aurais enjoint de m’éloigner de là. Malheureusement, tu ne l’étais pas, et j’en ai oublié ma prudence. Je ne percevais pas de respiration, donc je me suis convaincu que la chose, si elle avait un jour été vivante, ne l’était plus, qu’il n’y avait pas de crainte à avoir.

Je me suis approché d’elle.

Comment te dĂ©crire la stupeur qui a Ă©tĂ© mienne ? La bĂŞte, la fameuse masse repĂ©rĂ©e, Ă©tait une vĂ©ritable chimère. Je n’avais pas rĂŞvĂ© les diffĂ©rents Ă©lĂ©ments qui la composaient ! Ses pattes arrière, bien qu’amaigries par son Ă©tat, tĂ©moignaient de la puissance qui avait Ă©tĂ© la leur ; recouvertes d’écailles, elles s’apparentaient, surtout Ă  cause de leurs griffes, Ă  celles d’un immense lĂ©zard. Une longue queue poilue, que je soupçonnais de lui servir d’appui quand elle se dressait, Ă©tait posĂ©e sur l’une d’entre elles, tandis que son poitrail et son ventre, poilus eux aussi, devaient avoir perdu au moins la moitiĂ© de leur apparence musclĂ©e d’origine – et Ă©taient quand mĂŞme impressionnants. La texture de ses fins membres antĂ©rieurs, elle, se confondait avec celle de la peau humaine… Cependant, le pire demeurait son cou et son crâne : si le premier indiquait la blancheur et la robustesse d’un aigle, le second, lui, aurait entièrement tenu du vautour – certes surdimensionnĂ© – sans les deux bois de cerf qui le surmontaient.

À ce stade, je ne t’en voudrais pas de ne pas accorder du crédit à mes propos, Agathe. Je ne serais pas fâché si tu envisageais que j’invente tout cela afin de justifier ma fuite. Mais il n’y a là nulle fourberie…

Malgré ce que mes yeux me hurlaient, j’étais sceptique. Une pareille créature n’existait pas. Il s’agissait d’un canular, d’une immonde fabrication de l’esprit dérangé qui avait aménagé l’intérieur de la maison.

Je me suis donc penché, la main tendue devant moi.

C’est à ce moment-là, ce moment précis, que la bête s’est jetée sur moi, avant d’enfoncer le crochet acéré de son bec dans mon épaule gauche et de lécher une goutte du sang qui s’en est écoulé.

Laura détourna son regard de la lettre.

Nom d’un chien ! Qu’était-elle en train de lire ?

TroublĂ©e, elle abaissa ses paupières quelques secondes. Les phrases qu’elle avait parcourues ne pouvaient qu’être un mensonge. Un rĂ©cit pareil Ă©tait invraisemblable ! Qui accepterait l’existence d’un lieu si Ă©trange ? Pire, celle du monstre théâtral qu’il abritait soi-disant ? Personne… Son arrière-grand-père Ă©tait soit fou, soit malsain au point de torturer Ă  nouveau la femme qui l’avait aimĂ©.

Oh ! La missive Ă©tait si grotesque qu’elle Ă©tait soulagĂ©e que son aĂŻeule ne l’ait jamais ouverte.

Un tic nerveux agita sa pommette. Grotesque, oui, voilà le mot adéquat. Pourtant… une part d’elle n’arrivait pas à croire en sa propre indignation.

Un homme dĂ©possĂ©dĂ© de ses moyens aurait-il Ă©crit sans s’égarer de son fil conducteur, en conservant un bon vocabulaire ? Un scĂ©lĂ©rat aurait-il laissĂ© sur le papier des taches qui s’apparentaient Ă  des larmes tombĂ©es, des ratures ou courbes tremblantes dignes d’une intense fĂ©brilitĂ© ?

Laura frémit. Tout son être se rebiffait à l’idée d’admettre le caractère possible de l’exposé de son arrière-grand-père, néanmoins, elle n’était pas non plus en mesure de nier l’impression de sincérité que le pli lui apportait.

L’hĂ©sitation la gagna. Valait-il mieux qu’elle poursuive sa lecture, au risque d’être deux fois plus perdue ensuite, ou qu’elle ne cherche pas Ă  dĂ©terrer un passĂ© que son arrière-grand-mère ne connaĂ®trait de toute façon pas ?

La lèvre douloureuse à force de l’avoir mordillée, Laura prit sa décision. Elle se concentra derechef sur les propos de son ancêtre.

La blessure en elle-mĂŞme ne s’est pas rĂ©vĂ©lĂ©e horrible. Toutefois, voir la bĂŞte se mouvoir de la sorte m’a paralysĂ© ; son attaque, bien que brève et sans rĂ©elle mise en danger de ma vie, m’a procurĂ© l’effet d’un coup de poignard en plein cĹ“ur !

J’ignore pendant combien de minutes je suis resté figé sur place, une main appuyée sur mon épaule, tandis qu’elle me jaugeait de ses yeux perçants. Mais dès le choc initial surmonté, envahi d’une terreur pure, je me suis précipité dans l’escalier avec un unique but en tête : sortir de là avant qu’elle ne décide que j’étais à son goût, qu’elle ne m’attrape.

Hélas, j’ai à peine atteint le couloir en haut des marches que le son de ses griffes claquant le sol au rythme de ses pas est parvenu à mes oreilles. Sans cesser ma course, j’ai jeté un coup d’œil en arrière…

La bête était derrière moi.

Toute curiosité évaporée, j’ai progressé dans l’habitation presque à l’aveuglette. J’étais incapable de dresser un schéma logique de la disposition des pièces et corridors, ou de me souvenir du chemin emprunté à l’aller. Je me contentais, en vain, d’essayer d’établir le plus de distance entre la créature et moi.

Au bout d’un temps, mon esprit rationnel m’a obligé à remarquer qu’elle ne me rattrapait pas…

Elle l’aurait aisément pu, Agathe, je ne sais pas si tu t’en rends compte. Ses aptitudes physiques, même diminuées par ce que j’avais imaginé être la mort, l’avantageaient. Et elle ne m’approchait pas. Elle me talonnait, mais elle ne tentait pas de m’atteindre.

Frappé par ce constat, j’ai fait une chose folle, que tu ne manqueras pas de désapprouver. J’ai cessé ma retraite.

Je me suis arrêté puis retourné, soudain décidé à vérifier quelle attitude la bête allait adopter. C’était un pari risqué, j’en avais conscience – en vérité, je pense qu’une part de moi a préféré affronter mon destin au plus vite au lieu d’attendre l’épuisement qui m’aurait eu à l’usure.

Excuse-moi si ma lettre est de moins en moins déchiffrable. Me rappeler ce qui m’a mis dans un tel pétrin toutes ces années est douloureux, et le rédiger n’est pas simple.

La bĂŞte a continuĂ© Ă  avancer vers moi ; sa dĂ©marche bipède, disgracieuse, m’a arrachĂ© un frisson. Ensuite, alors que deux mètres et demi nous sĂ©paraient encore l’un de l’autre, elle s’est arrĂŞtĂ©e Ă  son tour. Le corps agitĂ© par une respiration rauque, elle m’a scrutĂ© avec intelligence. Tout Ă  coup, hormis son Ă©pouvantable apparence, il ne subsistait plus de trace chez elle de la bestialitĂ© qui l’avait poussĂ©e Ă  me becqueter.

L’information te rassure-t-elle ? J’aurais aimĂ© que ce soit mon cas… Malheureusement, la finesse et la clairvoyance que je devinais chez elle m’inquiĂ©taient : elles n’étaient pas synonymes de bonnes nouvelles. J’ai saisi que, si la bĂŞte n’était pas un animal chimĂ©rique enragĂ©, elle restait malgrĂ© tout un monstre, un monstre sournois et calculateur qui avait des projets auxquels j’appartenais depuis notre rencontre – je le lisais dans son regard.

Un jeu malsain s’est aussitĂ´t instaurĂ© entre elle et moi. Chaque fois que je reculais d’un pas, elle en effectuait un vers moi. Chaque fois que je risquais un pied tremblant vers elle, elle s’éloignait… Elle ne dĂ©sirait pas me perdre de vue, tout en s’interdisant de me cĂ´toyer de trop près, comme si je lui inspirais de la mĂ©fiance et lui Ă©tait indispensable, comme s’il existait dĂ©sormais entre nous une sorte de lien qui m’échappait, et qui ne lui plaisait pas plus qu’à moi.

Oh, Agathe. As-tu poursuivi ta lecture jusqu’ici ? Ai-je toujours ton attention, ou mes mots ne sont-ils plus destinĂ©s qu’à ta corbeille ? J’ai peur d’envisager la rĂ©ponse tant mon histoire, ainsi couchĂ©e sur le papier, me semble Ă  moi-mĂŞme improbable, créée de toutes pièces par un mauvais auteur de fiction !

Il est plausible que tu t’interroges, Ă  ce stade. Si je t’écris, je suis en vie. Si je suis en vie, j’ai survĂ©cu Ă  mon tĂŞte-Ă -tĂŞte avec la bĂŞte. Et si j’ai survĂ©cu… pourquoi ne te suis-je pas revenu ?

Il est important de t’éclairer davantage sur la détresse de ma situation.

Lasse de me voir m’échiner à la comprendre grâce à mes déplacements, la bête m’a confirmé que je n’inventais pas son intelligence. De ses curieux petits bras rosés, elle m’a invité à la suivre avec impétuosité. Je n’en avais pas envie, mais je me suis surpris à exécuter son ordre.

Te dĂ©crire le ressenti qui Ă©tait mien ne m’est pas aisĂ©. Si j’étais convaincu d’être capable de lui dĂ©sobĂ©ir en y mettant un peu de volontĂ©, je ne rĂ©ussissais pas Ă  agir ; mon manque d’entrain Ă  rester près d’elle ne surpassait pas la facilitĂ© avec laquelle j’acceptais de la talonner. Avec le recul, je crois bien que c’est lĂ , prĂ©cisĂ©ment, que le lien que j’avais prĂ©sumĂ© partager avec elle est passĂ© de l’hypothèse Ă  la thĂ©orie dans mon esprit.

La bête m’a mené jusqu’à la sortie, Agathe.

La folie m’agrippait au moindre de mes pas, mais lorsque la crĂ©ature s’est immobilisĂ©e et que j’ai relevĂ© le menton, je n’en suis pas revenu. La porte Ă©tait juste devant moi : elle s’en Ă©tait Ă©cartĂ©e, elle me laissait le champ libre !

Mes pensĂ©es t’ont immĂ©diatement Ă©tĂ© adressĂ©es. Sur le coup, je n’ai songĂ© qu’à la merveilleuse possibilitĂ© de te revoir ; mon cĹ“ur Ă©tait empli d’émotions. J’ai, je l’avoue, espĂ©rĂ© ĂŞtre aussi chanceux qu’il y paraissait.

Une simple Ĺ“illade en direction de mon « guide » m’a suffi pour dĂ©chanter…

Je ne suis pas certain de ce qui m’a le plus alarmĂ©. Étaient-ce ses prunelles qui brillaient d’anticipation ? Sa posture dominatrice ? Son air d’escompter quelque chose ? Je n’en ai aucune idĂ©e, mais j’ai Ă  peine eu le temps d’effleurer la poignĂ©e du battant que, dans son impatience, la bĂŞte a penchĂ© son crâne de rapace sur moi. Le geste, pourtant banal, m’a permis de rĂ©aliser qu’elle conservait la distance Ă©tablie par ses soins.

Là, j’ai saisi. Elle ne voulait pas que je parte. Elle voulait que je la libère dans notre monde.

En raison du lien qui nous unissait, elle ne pouvait s’en aller sans moi, pas plus qu’elle ne l’avait pu avant notre rencontre. Elle était confinée dans ce lieu perdu et avait attendu son heure. Ou plutôt, elle m’avait attendu, moi : un être inconscient, assez imprudent pour l’approcher et s’ouvrir audit lien. J’étais tombé dans son piège… Elle avait déjà fréquenté au moins un Homme et connaissait grâce à lui la façon de s’évader de sa prison, d’exister.

Un instant, mon souhait de revenir à la normalité m’a poussé à rentrer chez moi, à accepter qu’elle me suive. Malgré tout, je ne suis pas parvenu à franchir l’encadrement de la porte. Excuse-moi, Agathe…

Je savais en mon sein qu’autoriser la bĂŞte Ă  se sauver de lĂ  Ă©quivaudrait Ă  commettre un crime envers l’humanitĂ©. Ses intentions, quelles qu’elles soient, suintaient le drame, voire la dĂ©solation pour les nĂ´tres. J’avais la conviction, rien qu’en l’observant près de l’entrĂ©e, qu’elle dĂ©testait ce que je reprĂ©sentais. Oh ! Elle m’aurait Ă©liminĂ© sans mal si je n’avais pas constituĂ© son unique perspective d’échappatoire.

Après plusieurs minutes, mes espoirs anéantis, j’ai secoué la tête. Être la cause des dégâts qu’elle déclencherait m’était trop dur. Ensuite, je me suis demandé si elle comptait me tuer pour ce refus, patienter jusqu’à ce qu’un autre vienne la dénicher.

Enfin, l’évidence s’est imposée.

Mon seul moyen de te retrouver, Agathe, était de la supprimer en premier.

Laura goûta son propre sang lorsque ses dents achevèrent de malmener sa lèvre inférieure. Elle interrompit sa lecture, puis constata que les bords de ses yeux étaient humides.

Une grimace dĂ©forma ses traits. La lettre la bouleversait, plus qu’elle ne l’aurait cru en dĂ©cidant de la poursuivre… Oui, nonobstant son caractère improbable, elle sentait Ă  quel point son contenu Ă©tait sincère – elle arrivait presque Ă  percevoir les Ă©motions de son arrière-grand-père au travers des mots !

Son cœur se serra. Son aïeul n’était pas revenu… La conclusion qui s’imposait était qu’il ne s’était pas défait de la créature.

Oh ! Laura ignorait comment il avait tenu plus de trente ans dans cette maison perdue, hantĂ© par le souvenir de sa fiancĂ©e et de son enfant privĂ© de père. Toutefois, ce qui l’attristait le plus concernait en vĂ©ritĂ© son arrière-grand-mère…

Toute sa vie, celle-ci avait haĂŻ l’être qui l’avait « abandonnĂ©e ». Toute sa vie, elle l’avait relĂ©guĂ© au rang d’ombre, de sujet fâcheux. Elle ne lui avait pardonnĂ© Ă  nul moment ; mĂŞme au crĂ©puscule de son existence, elle n’avait pas dĂ©sirĂ© « l’écouter ».

Elle était morte avec la conviction qu’il l’avait fuie.

Laura ravala un sanglot. Tout aurait-il Ă©tĂ© diffĂ©rent si son arrière-grand-mère ne s’était pas montrĂ©e si bornĂ©e, si elle avait dĂ©couvert le sort de son promis ? Elle en venait Ă  le penser. Son grand-père aurait peut-ĂŞtre entendu parler de son deuxième parent une fois adulte. Quant Ă  sa mère, sans doute aurait-elle eu une enfance remplie d’anecdotes sur les fiançailles d’Ernest et d’Agathe.

Son estomac se retourna. Pourquoi avait-il fallu que le courrier demeure cachetĂ© ? Pourquoi fallait-il que la situation soit ce qu’elle Ă©tait ?

Laura prit sur elle et replongea dans sa lecture.

Je n’ai pas tué la bête.

J’ai essayé, Agathe. Hélas, ma détermination ne lui a pas échappé : elle ne m’a pas laissé l’approcher.

Prompte et alerte, elle ne dormait que d’un Ĺ“il. La semer dans les couloirs Ă©tait impossible, mais l’atteindre l’était Ă©galement. Si, par hasard, je rĂ©ussissais Ă  m’avancer vers elle avant qu’elle ne recule, elle se servait de ses bois de cerf pour me repousser ou, pire, me menaçait de sa queue puissante. Son intelligence Ă©tait telle qu’elle me tenait sans problème sous sa coupe. Sa crainte d’être Ă©liminĂ©e, elle, l’enjoignait Ă  une prudence extrĂŞme. Et que dire de sa patience ! Sans faillir, elle escomptait que je l’amènerais Ă  l’extĂ©rieur, imaginait m’avoir Ă  l’usure.

Je ne lui ai pourtant pas cédé. Jamais.

Je n’ai pas changé d’avis avec les années. Ce qu’elle serait capable de commettre avec mon assistance involontaire dès sa prison quittée me déclenche une violente nausée lorsque je me surprends à y songer…

Je me rends compte que j’ai utilisé plus de papiers que prévu pour te raconter ma première journée d’exilé, aussi vais-je tenter d’être concis à partir de maintenant, de ne partager que les informations les plus importantes. Mon but n’est pas de te fournir un rapport détaillé de mes déboires, Agathe, mais de te révéler l’entière raison de mon absence.

J’ai appris deux choses essentielles, donc. La première, sans étonnement, concerne mon lien avec la bête. La seconde, elle, n’est ni plus ni moins que les origines de celle-ci. Si tu me le permets, j’aimerais t’en parler dans cet ordre.

Au fil des semaines, Ă  force d’analyser le moindre geste de ma « geĂ´lière », j’ai commencĂ© Ă  remarquer les effets du lien, en particulier sur elle.

Comment aurais-je pu passer Ă  cĂ´tĂ© ? Bien que contrairement Ă  moi, elle ne touche Ă  rien dans le cellier que je t’ai mentionnĂ© plus tĂ´t – rĂ©serve personnelle de l’être qu’elle avait connu ? –, elle prenait du poids, et l’état dans lequel je l’avais trouvĂ©e s’effaçait peu Ă  peu ; sa maigreur s’envolait, ses rĂ©flexes devenaient plus vifs, elle gagnait en maturité…

Au dĂ©part, j’en ai Ă©tĂ© stupĂ©fiĂ©. Elle ne me quittait pas, veillait Ă  rester Ă  deux mètres et demi de moi… Il Ă©tait improbable qu’elle dispose d’une source de nourriture diffĂ©rente de la mienne ! Ensuite, la rĂ©alitĂ© m’est apparue dans toute son horreur. Sa nourriture, c’était moi… Ou plutĂ´t, ma vitalitĂ©, qu’elle partageait !

La façon dont je suis arrivĂ© Ă  une telle conclusion est simple. Ma blessure Ă  l’épaule, celle qu’elle m’avait infligĂ©e lors de notre rencontre, n’a pas cicatrisĂ©. L’attaque, que j’avais prise pour une sauvagerie, une impulsion causĂ©e par ma proximitĂ©, Ă©tait dĂ©libĂ©rĂ©e. La bĂŞte avait besoin de mon sang ; une goutte avait suffi Ă  nous lier et Ă  me condamner Ă  une existence maudite Ă  ses cĂ´tĂ©s.

Mon essence la maintenait en forme, oui. Être impropre à la vie du fait de son caractère dénaturé, il lui fallait pomper dans celle d’un autre afin de survivre… Si je l’avais amenée à l’extérieur, peut-être m’aurait-elle quitté pour entraver quelqu’un de plus à son goût, peut-être que je serais revenu sans elle vers toi, Agathe. Hélas, je lui aurais entre-temps offert le plus grand garde-manger qui soit.

Tu me manquais, mon amour. Néanmoins, sitôt cela éclairci, j’ai béni mon choix. J’ai remercié le Ciel d’avoir eu la présence d’esprit de m’isoler.

Venons-en Ă  la « naissance » de la bĂŞte, veux-tu ? Évoquer la connexion qui m’enchaĂ®ne Ă  elle me rappelle trop l’erreur due Ă  ma curiositĂ©, erreur avec laquelle je vis dĂ©jĂ  au quotidien.

Je suis retournĂ© Ă  la cave, le crois-tu ? Pas immĂ©diatement, loin de lĂ , mais j’y suis retournĂ©.

Au bout d’un petit mois, fatiguĂ© d’échouer Ă  Ă©chapper Ă  la surveillance de la bĂŞte, je me suis dĂ©cidĂ© Ă  explorer derechef l’habitation, plus en profondeur. J’ignore si j’espĂ©rais – encore – dĂ©couvrir un quelconque moyen de me dĂ©livrer de la crĂ©ature, ou si je sombrais dans l’ennui de notre routine « observation, repas (pour moi), sommeil »… Toujours est-il qu’il est advenu un moment oĂą le seul coin que je n’avais pas fouillĂ© s’est rĂ©vĂ©lĂ© ĂŞtre le sous-sol.

Je n’en gardais pas un excellent souvenir, tu t’en doutes ! Cependant, c’est lui qui m’a le plus renseignĂ© sur la bĂŞte.

As-tu aperçu les Ă©tranges gribouillis au dos du papier sur lequel je couche mes mots ? Je suis certain que oui. S’ils te sont incomprĂ©hensibles, voici ce que j’ai rĂ©ussi Ă  en tirer après maintes et maintes Ă©tudes : la bĂŞte a Ă©tĂ© fabriquĂ©e par l’un des nĂ´tres.

C’est stupĂ©fiant, oui. Invraisemblable ! Elle a Ă©tĂ© conçue de toutes pièces… Elle l’a Ă©tĂ© par l’auteur de ces notes – l’homme qu’elle avait frĂ©quentĂ© avant moi, et dont le squelette, comme je l’ai dĂ©couvert, reposait non loin de lĂ  oĂą je l’ai « rencontrĂ©e ».

Je n’ai pas devinĂ© dans quel but. ExpĂ©rimentation scientifique ? Divagations d’un fou ? Besoin de prouver… Quoi, au juste ? Je n’en ai aucune idĂ©e. Dans tous les cas, l’expĂ©rience ne s’est pas dĂ©roulĂ©e sans heurt.

Si je n’ai pas mal interprĂ©tĂ© lesdites notes, la bĂŞte s’en est prise Ă  son « inventeur » ; elle lui a jouĂ© le mĂŞme tour qu’elle m’a jouĂ©. Le malheureux avait-il conscience des facultĂ©s qui seraient siennes ? J’ose penser que non, sans quoi il n’aurait pas continuĂ© son Ĺ“uvre.

PiĂ©gĂ© avec son monstre, lui aussi a prĂ©fĂ©rĂ© disparaĂ®tre du monde, le protĂ©ger de lui. Durant de nombreuses annĂ©es, il s’est employĂ© Ă  transformer sa demeure en labyrinthe afin que personne, lorsqu’il serait dĂ©cĂ©dĂ©, ne l’atteigne et ne le libère ; il escomptait que sa crĂ©ation mourrait sitĂ´t la vitalitĂ© qu’elle lui avait dĂ©robĂ©e Ă©vaporĂ©e de son organisme.

Et aujourd’hui, j’adresse un vœu identique au Ciel.

Je m’éteins, Agathe. Je suis navré de te l’apprendre de la sorte.

Je n’ai pas reçu de diagnostic vu l’endroit oĂą je suis, mais je sens que je n’en ai plus pour longtemps. Mon cĹ“ur est vieux et fatiguĂ©, ma respiration, ardue. Quant Ă  mes articulations, une existence entière Ă  rester sur les nerfs les a plus usĂ©es qu’une carrière de sportif !

Le comportement de la bĂŞte en est impactĂ©. Elle devient chaque jour moins alerte, moins vivace ou sur ses gardes. Surtout, elle cède plus facilement au sommeil, et sa surveillance s’en ressent. Elle n’est plus apte Ă  conserver « notre » distance sans arrĂŞt ! Si l’approcher est impossible, s’en Ă©loigner ne l’est plus…

VoilĂ  comment je t’ai Ă©crit jusque-lĂ , Agathe : morceau par morceau. Dès qu’elle s’assoupissait, que ma faiblesse l’entravait, je m’enfonçais dans la cave, couchais quelques mots au dos des fameuses notes, puis je les cachais. Plusieurs semaines m’ont Ă©tĂ© nĂ©cessaires rien que pour parvenir Ă  ce point prĂ©cis de ma lettre, mais jamais, au cours de cette pĂ©riode, abandonner n’a Ă©tĂ© une option ; d’abord parce que je te devais la vĂ©ritĂ©, ensuite parce qu’une part de moi apprĂ©hende de quitter cette terre en n’y laissant que l’image d’un individu volage, d’un lâche.

Je n’attends désormais plus qu’une chose : que ma santé s’aggrave assez pour que la bête ne remarque pas une brève absence hors de la bâtisse.

Rassure-toi, je n’ai pas l’intention de m’éterniser. Je compte simplement dĂ©nicher la boĂ®te postale la plus proche de l’orĂ©e de la ForĂŞt, avant de rentrer achever ma retraite. M’enfuir de manière dĂ©finitive m’est inenvisageable, j’ai trop peur que la bĂŞte se risque Ă  me traquer Ă  l’extĂ©rieur – qui sait ce qu’elle tenterait afin que notre lien ne se rompe pas et combien de temps ou de kilomètres exigerait ce miracle ?

Je suis prĂŞt Ă  mettre un terme Ă  cette histoire.

Tu es au courant de tout dorénavant, Agathe. Pardonne-moi… Sois heureuse malgré mon intervention.

Et, par pitiĂ©, dĂ©truis ce courrier !

Nul ne s’enchaînera plus à la bête, je le jure. Elle partira après moi, oui, quitte à ce que je m’emmure avec elle lorsque la fin viendra.

Je t’aimerai jusqu’à mon dernier souffle,

Ton Ernest

Laura conserva le dernier feuillet gribouillé entre ses doigts.

Les yeux assĂ©chĂ©s Ă  cause de ses rĂ©centes larmes, elle dĂ©glutit avec difficultĂ© ; les battements de son cĹ“ur sourdaient jusque dans ses oreilles.

Elle ignorait s’il lui fallait se réjouir ou non de la mort, lointaine, de son arrière-grand-père. Son être s’indignait à l’idée qu’il soit décédé seul et affaibli, mais une petite voix, elle, lui sifflait qu’il aurait pu rivaliser en longévité avec son ancienne fiancée et être toujours prisonnier de la bête, du lien qu’il partageait avec elle.

Mâchoire contractée, Laura pria pour que celle-ci ne soit maintenant plus qu’un tas de poussière dans une immense maison perdue au milieu des bois. Elle ne supporterait pas l’hypothèse inverse, la perspective que son ancêtre ait trépassé en vain lui donnait des sueurs froides.

Il avait payĂ© si cher sa curiositĂ© mal placĂ©e ! Il l’avait payĂ©e si cher alors qu’il ne souhaitait rien sinon offrir un beau foyer Ă  la femme qu’il aimait… Oh, il ne mĂ©ritait pas un tel destin, elle Ă©tait prĂŞte Ă  l’affirmer haut et fort. Et elle aurait pariĂ© que son arrière-grand-mère, pourtant prompte Ă  la rancune, aurait agi de mĂŞme si elle avait pris la peine de dĂ©cacheter l’enveloppe de son vivant.

À cette pensée, Laura plissa les lèvres.

Son aĂŻeule aurait-elle profitĂ© de sa vie comme elle l’avait fait si elle avait appris le sort d’Ernest ? Ou aurait-elle risquĂ© le bonheur et la tranquillitĂ© de sa famille pour le secourir ? Pire, se serait-elle dĂ©testĂ©e d’avoir doutĂ© de lui au point de devenir amère avec les annĂ©es ?

Un nœud se forma dans sa gorge.

Peut-être valait-il mieux, au final, que celle-ci s’en soit allée sans être informée de la vérité.


Texte publié par Rose P. Katell, 17 janvier 2021
© tous droits réservés.
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