Alors qu’il enlaçait son fils pour la première fois depuis des années avec amour et tendresse, Jedefray combattit avec ferveur ce déferlement violent de tristesse qui naquit dans son ventre et s’échoua dans sa gorge. Il plissa ses yeux fermés, la grimace d’une douleur sourde sur le visage. Le scientifique tremblait, tombait en ruine et manquait de pleurer à chaque nouvel assaut émotionnel. Il inspira profondément. Sentit l’odeur de son petit garçon lui envahir les narines.

Une image ne quittait plus Jedefray : celle de l’I.R.M qu’il avait réalisé peu de temps avant le départ de Cole. La série de radios pour lesquelles il avait envisagé une crâniotomie. Ces tiges étranges qui formaient une araignée gigantesque infiltrée au creux de ces méninges. La plante. Elle possédait son fils. Provoquait une encéphalite. Tout concordait. Plus encore lorsque Jedefray revint quatorze ans en arrière. Quand il avait ramené Cole du royaume des morts.

Les traces de l’ADN d’hellébore devait seulement réparer les lésions. Il n’avait pas eu idée que les protéines qu’il injectait à son fils pour construire des enzymes boosterait l’effet de photosynthèse. Quand Cole était revenu à la vie, grâce à la réparation de ses lésions, aux impulsions électriques et aux protéines que Jedefray lui avait donné, ce dernier n’avait pas pensé que ça pourrait être pire que la mort. Toutes les veines de l’enfant s’étaient mises à ressortir. Vertes. Cole avait suffoqué. Jedefray allait te perdre, cela n’avait été qu’une question de minutes. Cole avait lutté pour survivre, pauvre petit bonhomme. Jedefray avait pensé à un effet de photosynthèse… Il l’avait porté jusqu’à l’extérieur. Avec la lumière du soleil, Cole s’était tout de suite senti beaucoup mieux.

Jedefray n’avait plus jamais voulu qu’une telle situation survienne. Trop de douleurs. De traumatismes. Il n’avait pas voulu perdre à nouveau son enfant si bêtement. Il avait installé dans sa chambre des ampoules spéciales, simulant la lumière du soleil. Il lui avait administré vitamines, protéines et autres compléments alimentaires pour lui permettre de vivre, de grandir… D’être normal.

Une illusion. Une illusion dans laquelle il les avait maintenus tous les trois, avec Sven. Il se rendit à l’évidence: la méthode Milwaukee ne servirait à rien. Il ne pouvait pas guérir Cole.

Il ne pouvait pas guérir Cole.

Il. Ne. Pouvait. Pas. Guérir. Cole.

L’idée lui traversa l’esprit, lente, palpable, d’une réalité vertigineuse. Une épiphanie. Cole n’était pas le poison. Il était le remède. Une évolution à laquelle il ne s'attendait pas.

Jedefray s’extirpa de l’étreinte de son fils encore en proie à ses propres émotions dont il se libérait enfin, après toutes ces années. Jedefray, en revanche, réalisa qu’il en était incapable. Il ne pouvait faire taire cette partie de lui convaincue d’avoir eu raison sur toute la ligne, frustrée à l’idée qu’on ne l’écoute pas, qu’on ne lui alloue pas tout le mérite de ses recherches. Il avait joué un rôle toutes ces années. Il s’était improvisé pharmacien, médecin, chirurgien, laborantin, neurologue… et avait enfoui qui il était vraiment. Jedefray n’était pas le remède. Il était le poison.

— J’ai… j’ai besoin d’être seul un moment.

Jedefray quitta la pièce en traînant des pieds, comme en transe. Il retourna dans la pièce de contrôle qu’il traversa sans jeter un seul regard sur les moniteurs qu’il avait scruté chaque heure de chaque jour où il avait cru être le sauveur. Il s’enferma dans sa chambre, tomba sans force sur son lit. Là, sur le bureau, le narguait la photo de famille. Et son petit mot : “Fais-le pour lui”. C’était pour le bien de Cole. Il n’avait jamais agi que pour cela.

Non. Il avait voulu le façonner. Le surprotéger. De qui ? De quoi ? Jedefray n’avait jamais pu le protéger du scientifique. De sa croyance absolue d’être le meilleur, le seul capable de lui venir en aide. Ce petit mot, cette simple photo, anima chez lui les pires sentiments de honte, de culpabilité, de terreur. Il avait détruit son fils. Il lui échappait désormais.

Il revint sur son lit après avoir été cherché l’hellébore qu’il avait utilisé pour ramener Cole d’entre les morts. Son souvenir d’Ana. Il l’ôta de son socle de verre qu’il posa avec délicatesse sur sa table de chevet où trônait encore la seringue de Lorazépam. L’homme s’allongea, vidé de toute émotion, à moins qu’elles ne lui furent toutes étrangères.

Pas besoin de garrot. Ni de désinfection. Il ne serait plus là pour voir l’état de son bras après l’injection. Les bactéries n’avaient qu’à se faire plaisir. Tant de pression, tant d’études… pour en arriver à cet extrême.

Jedefray planta l’aiguille au creux de son coude. Le soulagement grimpa tandis que le contenu diminua. Il jeta la seringue vide à la volée et ferma les yeux, l’hellébore flétrie contre son cœur.