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Humaine

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Humaine

© Rose P. Katell (tous droits réservés)

Le code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur est illicite et constitue une contrefaçon, aux termes de l’article L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

La pluie incessante rendait la route glissante ; Lili manqua perdre le contrĂ´le de son vĂ©hicule. Elle retint un juron, puis s’obligea Ă  rĂ©duire sa vitesse malgrĂ© le maelstrom d’émotions qui l’animaient.

Ses dents se serrèrent. Autrefois, sĂ»re de sa condition, invincible, l’idĂ©e de provoquer un accident ne lui aurait fait ni chaud ni froid… Mais ce temps-lĂ  Ă©tait derrière elle – pas question de trahir les principes qu’elle avait adoptĂ©s voilĂ  des annĂ©es ! Elle n’était plus un succube. Elle n’était plus un dĂ©mon. Non, plus depuis qu’elle avait choisi d’être une femme, une humaine parmi les autres.

Le passage au rouge d’un feu de circulation la poussa Ă  freiner sèchement, et ses poings martelèrent le volant de sa vieille Chevrolet. Merde ! La ville s’était-elle agrandie durant la nuit dernière ? Il lui semblait qu’elle n’atteindrait pas sa destination, comme si l’appartement d’Amaury avait Ă©tĂ© dĂ©placĂ© !

Un souffle rauque lui Ă©chappa. Ses yeux se posèrent ensuite sur le tableau de bord, oĂą l’heure s’affichait en orange. Hmm. Il avait beau ĂŞtre tard, Amaury avait intĂ©rĂŞt Ă  lui ouvrir ! D’autant plus que lui ne s’était jamais embarrassĂ© des horaires pour venir chez elle – non qu’elle le lui ait reprochĂ©. Ses dents malmenèrent sa lèvre infĂ©rieure. S’il le fallait, elle tambourinerait Ă  sa porte jusqu’à ce qu’il lui rĂ©ponde. Lui parler Ă©tait nĂ©cessaire. Obligatoire. Elle ne resterait pas dans cet Ă©tat, n’oublierait pas sa terrible dĂ©couverte !

L’objet dissimulé dans sa bottine parut soudain lui brûler la peau. Le front plissé, Lili l’ignora de son mieux.

Quand le feu passa au vert, elle démarra en trombe.

*

Amaury dormait Ă  poings fermĂ©s – il s’était assoupi après l’amour, plusieurs minutes après l’avoir invitĂ©e Ă  se blottir dans ses bras –, mais elle Ă©tait incapable de plonger Ă  son tour dans le sommeil. Ă€ quand remontait la dernière fois oĂą elle avait Ă©tĂ© si sereine, si… apaisĂ©e ? Y en avait-il eu une ?

Sa tĂŞte reposa plus lourdement sur le torse d’Amaury. Lili n’avait encore jamais connu « l’après-sexe », la tendresse qui en dĂ©coulait ; elle le dĂ©couvrait et adorait ça ! L’acte en lui-mĂŞme avait Ă©tĂ© plaisant – Amaury Ă©tait expĂ©rimentĂ©. Toutefois, le fait d’être lĂ , dĂ©tendue, avec la quasi-certitude qu’il y aurait une suite… C’était exquis. Oh, se retenir de trop se nourrir, de consumer l’énergie vitale d’Amaury avait triplĂ© son plaisir. Si elle s’y Ă©tait attendue !

Un sourire fleurit sur ses lèvres. Elle Ă©tait si heureuse d’avoir changĂ© d’existence. RĂ©ussir Ă  Ă©tablir une vraie relation avec un humain… Quel bonheur !

Un rire manqua lui Ă©chapper au souvenir de la peur qui l’avait habitĂ©e Ă  l’idĂ©e de rejoindre Amaury au lit. Elle avait tant craint d’échouer Ă  se contrĂ´ler, Ă  refrĂ©ner ses habitudes passĂ©es. Pourtant, ses sentiments s’étaient rĂ©vĂ©lĂ©s plus forts que sa nature ; elle ne s’était pas trompĂ©e sur sa capacitĂ© Ă  changer !

Oui, elle pouvait connaître plus que la faim ou la passion charnelle.

Les lèvres de Lili embrassèrent un petit bout de la poitrine d’Amaury. Elle avait enfin trouvĂ© ce qui lui manquait pour s’épanouir pleinement en tant qu’humaine. DĂ©sormais, elle menait une vie normale, ne dĂ©pĂ©rissait plus comme avant de prendre sa dĂ©cision… et avait quelqu’un avec qui oublier l’être qu’elle avait Ă©tĂ© !

Ses pupilles nyctalopes se posèrent sur le visage de son amant, et l’espoir gagna son cœur. Peut-être ne serait-elle un jour même plus obligée de lui taire ses origines. Peut-être partagerait-elle tout avec lui, pour le meilleur et pour le pire…

*

La distance qui séparait Lili de l’habitation d’Amaury s’amenuisait de seconde en seconde. Elle serait bientôt en face de lui, pourrait laisser sortir ce qu’elle contenait en elle depuis son affreuse découverte. Et il l’écouterait.

Ses pouces tapèrent le cuir du volant ; le poids dans sa bottine devenait de plus en plus dĂ©rangeant.

— Putain ! jura-t-elle tandis que les rĂ©miniscences de la veille l’envahissaient.

Après neuf ans… Neuf ans ! Qu’est-ce qui avait merdĂ© ? Des larmes de rage et d’impuissance dĂ©valèrent le long de ses joues.

Dans un reniflement, Lili se reprit afin de rester concentrée sur la route, de ne pas oublier le décor, les immeubles qui défilaient sous ses yeux. Ses dents s’enfoncèrent dans la chair tendre de sa langue. Elle aurait le temps de craquer quand elle aurait tout déballé à Amaury.

*

Lili fit tomber son sac Ă  main dans son hall d’entrĂ©e, puis se dĂ©barrassa de ses chaussures Ă  talon. Un soupir d’aise se glissa hors de sa bouche ; il Ă©tait si bon de rentrer chez soi après une longue journĂ©e de travail ! Elle pensa alors Ă  la soirĂ©e qui l’attendait chez Amaury, dont c’était le tour de cuisiner, et son humeur s’amĂ©liora encore. Il allait lui falloir traverser les trois quarts de la ville pour gagner son appartement, mais ça en vaudrait la peine ! D’autant plus que son chĂ©ri et elle ne s’étaient pas vus durant trois jours Ă  cause de leur horaire respectif…

Un dĂ©but de grimace lui Ă©chappa sur le chemin de sa salle de bain. Hmm. Tout aurait-il Ă©tĂ© plus simple si elle avait acceptĂ© la proposition – emmĂ©nager ensemble – qu’il lui avait faite deux ans plus tĂ´t ?

Non. Encore aujourd’hui, impossible pour elle de se résoudre à cette éventualité. Elle tenait trop à conserver une certaine liberté, ce qu’elle avait acquis avec son changement d’existence. Le monde humain, elle s’en était vite rendu compte, avantageait rarement les femmes, et l’idée de devenir malgré elle dépendante d’Amaury la révulsait.

Lili laissa couler l’eau chaude, se déshabilla. Pendant qu’elle se douchait, elle songea ensuite à sa chance. Un travail stable et plaisant, une maison confortable, des journées dédiées à autre chose qu’à la faim… Et depuis trois ans, une relation avec un homme qui n’ignorait plus rien d’elle et l’aimait quand même, pour lequel elle était prête à incarner tous les fantasmes grâce à son don de métamorphose. Un homme dont elle se nourrissait, oui, mais à petites doses et avec plaisir, non dégoût.

Ses lèvres s’étirèrent comme le visage d’Amaury accaparait son esprit. Bien sĂ»r, tout n’était pas parfait dans son quotidien. Les jours oĂą Amaury et elle ne parvenaient pas Ă  se voir la frustraient ; il lui arrivait aussi de vivre des semaines stressantes, des imprĂ©vus, des chagrins ou sautes d’humeur, de mauvais moments… NĂ©anmoins, avec du recul, ça la rendait Ă©galement heureuse. C’était la preuve que son humanitĂ© se dĂ©veloppait, qu’elle continuait Ă  emprunter le bon chemin.

Les mains de Lili massèrent son cuir chevelu. Elle ne reviendrait en arrière pour rien au monde.

*

L’immeuble oĂą habitait Amaury s’offrit Ă  sa vue ; Lili Ă©tait enfin Ă  destination. Elle se gara en double file dans un freinage sec en constatant qu’aucune place n’était libre, enclencha ses quatre clignotants, puis maudit celui ou celle qui aurait le malheur de rentrer dans sa voiture en son absence – avec l’heure et le calme plat qui rĂ©gnait dans la rue, ce serait le pompon !

Ses yeux se portèrent sur les fenêtres du bâtiment, en particulier celles du quatrième étage. Pas de lumière allumée : Amaury dormait. Gênée par la bosse qui déformait sa bottine, Lili s’extirpa du véhicule et s’autorisa un rictus mauvais. Tirer Amaury de son sommeil constituerait une première vengeance.

La flamme de sa colère crut en elle au fur et à mesure de ses pas. Elle sortit de sa veste son badge d’accès au hall principal, inspira. Amaury allait payer sa trahison. Il allait payer la douleur qu’elle avait ressentie la veille.

Ses poings se serrèrent ; oh, mieux valait que sa midinette ne soit plus lĂ  !

*

Lili utilisa son pass pour pĂ©nĂ©trer dans l’immeuble en affichant un air ravi ; son sourire allait jusqu’à ses oreilles. Sa main agrippa la clef qui lui permettait d’entrer chez Amaury et un dĂ©licieux frisson la secoua. Elle Ă©tait si excitĂ©e par son idĂ©e ! ĂŠtre en petite tenue sous son manteau lui dĂ©clenchait presque un rire euphorique dès qu’elle se le rappelait.

Un gloussement lui Ă©chappa d’ailleurs en rejoignant l’ascenseur. Oui, plus les minutes passaient, et plus elle Ă©tait certaine d’avoir eu raison de suivre son Ă©lan. Ah ! Fini de souffler du nez et de manger une glace devant Netflix parce qu’Amaury Ă©tait contraint d’annuler une Ă©nième de leur soirĂ©e Ă  cause du boulot – ce qui advenait hĂ©las de plus en plus rĂ©gulièrement. Cette fois, lorsqu’il avait appelĂ© afin de s’excuser, elle avait dĂ©cidĂ© d’agir, de lui prĂ©parer un « cadeau ».

Lili gagna le quatrième Ă©tage et se trĂ©moussa d’impatience. La tĂŞte que tirerait Amaury en la dĂ©couvrant Ă  moitiĂ© nue sur son canapĂ© s’affichait dĂ©jĂ  dans ses pensĂ©es ! Son pas Ă©tait dansant ; ce petit sursaut de folie la charmait. Il leur procurerait Ă  tous les deux beaucoup de bien, elle n’en doutait pas. Leur relation Ă©tait devenue beaucoup plus calme avec les annĂ©es, ils ne tentaient plus autant de choses qu’auparavant – Amaury ne lui demandait mĂŞme plus de changer de physique et se contentait de sa jeunesse actuelle. Ses paupières cillèrent. Si elle n’en chĂ©rissait pas moins leur histoire, Lili reconnaissait qu’elle ne serait pas contre d’y ajouter du piment.

Elle déverrouilla la porte de l’appartement, la poussa. Ses pupilles s’écarquillèrent face au plafonnier allumé du séjour. Tiens… Voilà un oubli qui ne ressemblait pas à Amaury. Le pauvre était vraiment fatigué.

Lili posa son sac Ă  terre et se dirigea vers le porte-manteau. Elle s’apprĂŞtait Ă  y accrocher le sien lorsqu’elle repĂ©ra une veste qu’elle ne connaissait pas… Une veste de femme. Ses sourcils se froncèrent. Ensuite, une explication logique se manifesta Ă  elle : elle appartenait forcĂ©ment Ă  l’une de collègues d’Amaury, qui l’avait « zappĂ©e » ! Il n’était pas rare qu’il les invite Ă  boire un verre après le travail.

Lili haussa les Ă©paules. Mais trois secondes plus tard, elle aperçut la mallette d’Amaury Ă  ses pieds, celle qui l’accompagnait partout. Ses lèvres se plissèrent. Ça, c’était bizarre. Était-il rentrĂ© plus tĂ´t, au final ? Elle consulta son portable, n’y trouva pas de message. Il la prĂ©venait pourtant toujours des changements dans son agenda.

D’abord Ă©trangement alarmĂ©e, Lili secoua le menton. Que voulait-elle qu’il se passe ? Amaury venait peut-ĂŞtre Ă  peine d’arriver. Oui, c’était Ă©vident ! Et il devait avoir eu comme premier rĂ©flexe de foncer sous la douche.

Elle se précipita aussitôt dans la salle de bain. Pas de chance : le battant était grand ouvert, et la pièce, plongée dans le noir…

Son front se rida. La chambre ? Amaury s’était-il d’office jetĂ© dans son lit ? Hmm. Possible, avec l’épuisement.

Attendrie, elle s’aventura dans le couloir Ă  pas de loup. Tant pis pour ses projets initiaux ! S’il dormait, elle se glisserait Ă  ses cĂ´tĂ©s et le surprendrait plutĂ´t Ă  son rĂ©veil.

En approchant, Lily entendit Amaury parler. Au tĂ©lĂ©phone ? Un sourire Ă©clot sur sa bouche ; s’il Ă©tait debout… Elle pĂ©nĂ©tra dans la pièce, prĂŞte Ă  voir ses yeux s’écarquiller…

… et se figea au spectacle de son corps nu enlacé avec celui d’une autre.

*

Lili lutta contre une furieuse envie de pleurer alors que l’ascenseur se refermait sur elle ; pas question que le premier dĂ©tail que remarque Amaury soit ses larmes ! Elle Ă©tait venue rĂ©gler ses comptes avec lui, pas s’apitoyer sur son sort.

La trahir après neuf ans… La trahir quand elle pouvait incarner tous ses fantasmes, quand elle avait appris l’amour Ă  ses cĂ´tĂ©s et lui avait offert le sien ! Comment avait-il osĂ© ? Merde ! Peu importait ce qu’elle avait fait dans son ancienne vie, elle ne le mĂ©ritait pas.

Un grognement lui Ă©chappa. Dire que, la veille, elle n’avait mĂŞme pas rĂ©ussi Ă  lui demander une explication. Amaury l’avait regardĂ©e telle une intruse et elle avait rebroussĂ© chemin… Elle lui avait montrĂ© son abattement. Qu’elle s’en voulait !

Un « ding » prĂ©cĂ©da l’ouverture des portes. Bouillonnante, Lili fonça jusqu’à l’appartement d’Amaury, puis frappa le battant. Un rictus dĂ©forma sa bouche lorsqu’elle songea Ă  la clef prĂ©sente dans sa poche ; l’obliger Ă  se lever pour elle lui procurait un semblant de justice.

Aucun bruit ne lui parvint de l’intĂ©rieur, pas un rayon de lumière ne filtra au niveau du sol. Loin de se dĂ©courager, Lili redoubla d’ardeur. Elle ne partirait pas. Elle cognerait la nuit entière, si c’était nĂ©cessaire !

— Oui. Oui ! grogna enfin la voix de l’infidèle.

Ses épaules se redressèrent. Le moment de la confrontation avait sonné.

La porte s’entrebâilla, avant de s’ouvrir tout à fait sur le visage étonné d’Amaury.

— Toi ? souffla-t-il.

— Tu attendais la fille d’hier ?

— Personne, vu l’heure. Tu as perdu ta clef ?

Les poings de Lili se contractèrent devant sa dĂ©sinvolture, son insouciance. Était-il sĂ©rieux ? Comptait-il agir comme s’il n’avait rien commis de grave ? Sans rĂ©pondre Ă  sa question, elle le bouscula et pĂ©nĂ©tra d’autoritĂ© dans son intĂ©rieur.

— Pourquoi ? l’invectiva-t-elle ensuite tandis qu’il refermait derrière eux.

Amaury soupira.

— Maintenant ?

— Maintenant. Je n’ai pas conduit jusqu’ici pour rien.

Son ton était sec, sifflant.

— Tu devais t’en douter, non ? murmura Amaury, d’un calme Ă©cĹ“urant.

Le talon de Lili claqua contre le sol.

— Je « devais » ?

— Tu es un succube, Lili…

— Tu plaisantes, j’espère ? Ça, c’est l’excuse que tu aurais pu attendre si je t’avais trompĂ© !

— C’est pourtant la raison pour laquelle je suis avec Leila.

Elle se figea. Nulle once de remords ne ressortait des propos d’Amaury, il se contentait d’énoncer un fait. À l’écouter, la présence de cette Leila dans son lit n’était rien. Le sang dans ses veines s’enflamma.

— Je n’ai jamais agi en succube ! cria-t-elle. Sauf quand je me transformais pour toi, ce qui ne te dĂ©rangeait pas, il me semble.

Un tic agita soudain la paupière d’Amaury, qui haussa lui aussi le ton.

— On n’est pas mariés. On ne vit même pas ensemble, redescends sur terre.

Des gouttes salées apparurent au coin des yeux de Lili, qui les refoula.

— Tu souhaitais m’épouser. Tu me l’avais demandé.

— Et à cette époque, tu as eu la sagesse qu’il me manquait en refusant.

Son cœur, qu’elle croyait émietté, se brisa entièrement à cet instant. Le poids dans sa bottine, lui, se fit plus conséquent.

— Salaud ! Tu n’es qu’un salaud !

Amaury grimaça.

— Tu ne te doutais vraiment de rien, alors.

— Non ! Je t’aimais, j’avais confiance en toi ! Tout allait si bien…

Un nouveau soupir s’extirpa des lèvres d’Amaury.

— Discutons-en en adultes, d’accord ? Après quoi on ira se coucher. Je ne te rejette pas, Lili. Je te dĂ©sire toujours autant.

Désirer. Pas aimer.

Furieuse, Lili tenta de le gifler, mais il esquiva son geste.

— T’es malade ou quoi !?

— Neuf ans ! Neuf ans, Amaury ! Pourquoi frĂ©quenter une autre ?

Sa gorge refusa d’expulser des questions supplémentaires, de demander depuis combien d’années il allait voir ailleurs et s’il y avait eu plus d’une seule femme.

— Parce qu’elle est humaine !

— Je suis…

— Non, tu ne l’es pas, persifla Amaury. Tu es un succube. Un putain de dĂ©mon ! Tu aspires mon Ă©nergie, Lili. Tu as tuĂ© un nombre d’hommes incalculable avant moi, ne l’oublies pas. Comment veux-tu que je m’engage avec ça ?

« Ça ». Le mot rĂ©sonna dans son crâne, injurieux.

— Tu n’ignorais rien de moi ou de mon passĂ©, protesta-t-elle, tremblante – il niait sa vĂ©ritable identitĂ©, celle qu’elle avait choisi ! Je ne suis plus la crĂ©ature que tu dĂ©cris.

Amaury souffla bruyamment dans le vide ; il lui donna l’impression qu’elle n’était qu’une fillette en plein caprice.

— Écoute… J’ai fini par saisir que continuer de la sorte n’était pas possible. Je t’ai aimĂ©e. Je t’aime encore, d’une certaine manière : notre relation est agrĂ©able, nos corps se comprennent. Mais je prends de l’âge et j’aimerais fonder une famille. Une famille normale. Peux-tu enfanter ? Si oui, Ă  quoi ressemblerait ton rejeton ? Sois rĂ©aliste, avoue que, nous deux, en dehors de la passion…

Lili se mordit la langue jusqu’au sang afin de ne pas hurler sa fureur, sa douleur. Chaque mot prononcé lui lacérait les entrailles.

— Quand allais-tu m’en parler ? fulmina-t-elle ensuite. Quand !?

Amaury ne rĂ©pondit pas ; son regard ne cessait de se poser sur elle puis sur la porte, comme s’il escomptait dorĂ©navant qu’elle s’enfuie. La nausĂ©e la gagna ; il s’était servi d’elle, elle Ă©tait son passe-temps, son dĂ©fouloir ! Et elle n’avait rien remarqué…

— Je te dĂ©teste !

— Qu’espĂ©rais-tu ? Pendant combien de temps prĂ©vois-tu de jouer Ă  ĂŞtre une femme ?

— Je t’interdis de…

— Stop, l’interrompit Amaury. Tu m’as attrapĂ© dans tes filets en apparaissant sous les traits de la fille parfaite. Tu m’as trompĂ©e, et c’est moi qui te dois des comptes ?

C’en fut trop pour Lili. D’un bond, elle lui sauta à la gorge et, usant de sa force infernale pour la première fois depuis une éternité, le coinça dos au mur.

— Comment oses-tu ? l’invectiva-t-elle.

Dans sa bottine, le poids lui brûlait à nouveau la peau.

— Je pensais que tu savais tout, cracha Amaury. Que tu te complaisais dans mes mensonges. Tu n’as rien d’une fille naïve.

Elle le poussa davantage contre la cloison ; malgrĂ© elle, les larmes franchissaient la barrière de ses paupières et coulaient le long de ses joues.

— Tu es un monstre…

— Moi ? Qu’est-ce que tu es en train de faire !?

Le sourire venimeux d’Amaury lui retourna l’estomac. Il se moquait d’elle, ne regrettait rien. Oh ! Elle dĂ©sirait tellement cĂ©der Ă  sa rage, qu’il disparaisse ; ses doigts en tremblaient. Il mĂ©ritait de souffrir. Il mĂ©ritait de connaĂ®tre sa douleur.

— Vas-y, se gaussa-t-il, vide-moi. Aspire mon énergie et tue-moi. Oui, prouve que tu es et resteras un démon.

Les muscles de Lili se raidirent. Amaury essayait de la pousser à bout pour qu’elle parte et lui fiche la paix. Elle n’était qu’une chose dont il souhaitait se débarrasser, une chose qui le contrariait.

— L’envie ne me manque pas, siffla-t-elle avec difficulté.

— Ta vraie nature te l’ordonne, hein ?

Aveuglée par ses émotions, Lili dégaina alors le couteau caché dans sa chaussure avec une rapidité qui l’a surpris elle-même et le lui enfonça entre les côtes.

— Je suis humaine, chevrota-t-elle entre deux sanglots. Et les humains sont parfois aussi meurtriers que les succubes, surtout quand ils ont été blessés.

Puis, tandis qu’Amaury glissait lentement vers le sol, elle songea avec effroi que les sentiments qu’elle avait découverts avec tant de joie se révélaient également être un terrible fardeau…


Texte publié par Rose P. Katell, 18 novembre 2021
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