Pourquoi vous inscrire ?
Une Chanson du nord

Warning: Undefined variable $data_id in /home/werewot/lc/histoires/pages/entete.php on line 42
icone Fiche icone Fils de discussion
Warning: Undefined variable $data_id in /home/werewot/lc/histoires/pages/entete.php on line 48
icone Lecture icone 0 commentaire 0

Warning: Undefined variable $data_id in /home/werewot/lc/histoires/page-principale.php on line 13

Warning: Undefined variable $age_membre in /home/werewot/lc/histoires/page-principale.php on line 16

Warning: Undefined variable $data_id in /home/werewot/lc/histoires/pages/lecture.php on line 11
«
»
tome 1, Chapitre 2 « Premier jour » tome 1, Chapitre 2

Warning: Undefined variable $data_id in /home/werewot/lc/histoires/pages/navigation.php on line 48

Warning: Undefined variable $data_id in /home/werewot/lc/histoires/pages/lecture.php on line 31

Les falaises de Klett[1] contraient le vent du nord. En contrefort des plaines, elles surmontaient la houle et le dĂ©troit les sĂ©parant des Ăźles, glissant ensuite vers l’intĂ©rieur des terres en un tapis d’ivraie assĂ©chĂ©e. Les embruns remontaient le long des parois, projetĂ©s par le courant des mers glacĂ©es au-delĂ  des murs de lave en une brume hostile. La cĂŽte tombait en Ă -pic sur des lieues, plongeant vers les eaux dans un fracas incessant, lĂ  oĂč la mer avalait les roches, bouillonnant dans les orages. La terre descendait ensuite en un versant inculte depuis les promontoires. Elle s’étendait en un vaste adret de lande baignĂ©e par le crachin, pour s’étirer et creuser le basalte donnant naissance au Val des TempĂȘtes.

Battu par le froid, ceint d’un cĂŽtĂ© par la mer, le val gisait comme une Ăźle au cƓur des steppes, abritant dans un large champ les sĂ©pultures de la Horde des TempĂȘtes. LĂ , les herbes se faisaient plus drues le long des tertres, comme aux pieds de remparts de pierre s’élevant en amont pour rejoindre le vide et surplomber l’à-pic.

Au-delĂ  des murailles, lĂ  oĂč les enceintes mourraient pour bĂ©er sur l’horizon, un haut broch surplombait les hauteurs, sa silhouette surveillant le lointain. Il apparaissait pareil Ă  une tour de guet allongĂ©e, colonne dĂ©limitant le seuil d’un territoire dĂ©jĂ  conquis. Les larges pierres de ses doubles murs, imbriquĂ©es en aiguille contre les vents, demeuraient scellĂ©es Ă  la garde du littoral, polies par les dĂ©luges, brisant la ligne de cĂŽte par leurs contours tragiques.

Plus au sud en contrebas, plusieurs murailles se succĂ©daient jusqu’à une profonde escarpe entourant la place forte. Des pĂąlis de bois venaient renforcer les dĂ©fenses concentriques ; une large herse de chĂȘne calĂ©donien, tirĂ© des bois mĂ©ridionaux, fermait l’accĂšs de l’enceinte. Ainsi se dressait DĂčn Stoirm, le Fort TempĂȘte, bastion de la Horde gardant la cĂŽte, rassemblant entre ses habitations souterraines, ses fortins de pierre, sa forge ou ses Ă©curies, une tribu issue de l’hiver.

Iain fils de Baine[2] Ă©tait seigneur de la Horde. Il contrĂŽlait la lande jusqu’aux abords du port de Laimhrig[3] , plus Ă  l’ouest. Toute la rive lui appartenait, Ă  l’extrĂȘme nord de la province de Cait[4] , la plus septentrionale des sept provinces du territoire picte. Son visage Ă©tait marquĂ© des signes du nord. Sur ses pommettes pĂąles courait une ligne azurĂ©e estampillĂ©e de chevrons, Ă©nonçant son titre dans un alphabet oubliĂ©. « MaĂźtre du Littoral au Levant. » Tel Ă©tait le nom qu’on lui donnait et par lequel il Ă©tait connu dans toutes les autres tribus du nord de la province. Il commandait Ă  la Horde, n’avait point d’épouse mais beaucoup de guerriers Ă  sa suite. Il Ă©tait connu pour ĂȘtre d’une grande endurance dans les batailles. Il pratiquait la chasse au rapace et Ă  l’arc, maniait l’épĂ©e et la lance, et son cheval qu’on appelait Faucon aux Sabots, traversait les gouffres et les riviĂšres d’un bond. Aussi, Iain Ă©tait-il rĂ©putĂ© et n’avait jamais fait face Ă  aucune dĂ©faite. Pourtant, au matin de ce premier jour, il se trouvait un genou Ă  terre, au creux du Val, devant la tombe de sa mĂšre, Baine fille d’Enid[5]. Il se tenait sous le ciel, veillĂ© par Geilt de Losarch, le shaman du village, qui gardait son flanc, perdu en priĂšres et en murmures.

« MĂšre, je viens Ă  vous Ă©garĂ© comme la biche blessĂ©e que l’on saigne.

Triste jour oĂč l’on peut voir nos morts privĂ©s de leurs tertres


Tombés sous la charge, les voici à présent bannis de ces terres,

Humiliés et terrassés sans adieux dans les outrages de ce rÚgne.

FĂ©brile comme une amante, la Mort s’est depuis entichĂ©e de nous.

Elle nous a poignardés comme une femme trompée et jalouse,

Ces hommes de la mer, tels des bagues Ă  sa phalange d’épouse,

Jaillissant comme des dĂ©mons, des peaux de bĂȘtes Ă  leurs cous[6].

Au son du cor et sous leur pas de marche s’est abĂźmĂ©e la plaine !

Les nues se sont couvertes sur les cimes oĂč le faucon dĂ©sespĂšre.

Les grands cerfs ont fui Ă  grands bonds Ă  la rumeur de ce revers.

Les Norrois ont submergé notre fief et terrassé les maqq Baine !

Contre eux, les sagaies, les lames et l’espoir ne servent de rien.

Nos défenses et nos forces ont été fracturées, mises en piÚces !

Le sang des braves en a ridĂ© les fonds jusqu’aux portes d’HadĂšs,

Vers les abysses sĂ©pulcraux des limbes oĂč reposent les anciens.

Du grenat palpitant de nos chairs se sont empourprés les flots.

Les montagnes et les dÎmes du ciel se sont ébranlés avec force.

Le soleil en a blĂȘmi et le chĂȘne constant en a perdu son Ă©corce,

Entendant si fort tinter le fracas des épées et du fer sur nos os.

Ainsi, sur un bĂ»cher borĂ©al s’est essoufflĂ©e notre ardeur de Pictes.

Nous plions sous le joug de la honte pesant tel le monde sur Atlas.

Je faillis à mon nom, traütre au rang auquel je n’ai su rendre grñce,

Fils criminel qui de votre esprit mĂ©rite aujourd’hui la vindicte.

Pour le malheur qui nous foudroie si vertement,

M’en battre ici les cîtes du poing serait inutile.

Entendez ma voix, vous qui trĂŽnez dans le vide

OĂč les hĂąves spectres ont oubliĂ© les vivants.

Accueillez vos frĂšres dans vos longs bras obscurs,

Pardonnez-moi l’offense de les avoir condamnĂ©s,

Ceignez mon front par votre souffle insalubre,

De la palme du courage et de la sédition dévoyée. »

Son arme lui faisait face. Il avait plongĂ© dans le sol de tourbe une lame large surmontĂ©e d’un pommeau incurvĂ©, sur lequel ses deux mains reposaient. Un de ses bras Ă©tait nu ; son Ă©paule presque dĂ©couverte. De son poignet, une superposition de symboles remontait le long de sa peau vers son aisselle, pour disparaĂźtre sous une tunique Ă  pans cousus, mais Ă  la manche dĂ©chirĂ©e. Semblables Ă  un vĂ©lin tĂ©nu, appliquĂ©es Ă  sa chair comme un linceul, des images couraient lĂ , mĂȘlĂ©es aux ombres de ses veines. Elles s’étendaient comme un second vĂȘtement, dont la fibre niellait son corps de fines gravures bleues, parfois de couleurs plus vives. Il portait avec lui tout un bestiaire fantastique, d’oiseaux Ă©tranges tapis dans des plantes grimpantes, de griffons dĂ©vorant leurs proies, de dauphins effrayants chevauchĂ©s par des poissons
 Loin sous le maillage de ses laines fines, des hommes Ă  tĂȘtes de chiens combattaient les saints de l’empire du Christ, chassant Ă  cheval ou Ă  pied les guerriers venus des terres extĂ©rieures. Le sang de ces hommes peignait Ă  l’aube sa peau, jusqu’à son visage, oĂč des Ă©clats de terre ou d’entrailles lui donnaient l’allure d’un scĂ©lĂ©rat. Son vĂȘtement souillĂ© Ă©tait ceinturĂ© Ă  la taille par un pantalon Ă  la coupe Ă©troite. En dehors de ces maigres attributs, Iain maqq Baine allait libre, sans armure, sans aucun casque, les cheveux libres, encroĂ»tĂ©s au matin par la crasse du combat.

Le front baissĂ©, il Ă©tait en recueillement lorsqu’un de ses hommes le trouva. Ou devrait-on dire un de ses frĂšres d’armes.

Keir ne portait sur son visage aucun des traits du nord. Sa mise n’était point picte, ses traits n’étaient pas peints et il avait un accent diffĂ©rent dans son parler. Il avait pourtant combattu avant l’aube parmi les hommes bleus. Mais Ă  l’aurore, la victoire lui avait Ă©chappĂ©, comme Ă  tous ; le fort Ă©tait perdu, Ă©chu aux Norrois passĂ©s par les Arcaibh[7], qui sous couvert de la nuit, avaient lancĂ© un raid sur la cĂŽte. Les pertes pour Iain avaient Ă©tĂ© consĂ©quentes, en quelques heures de combat. La soudainetĂ© de l’attaque, comme le nombre d’assaillants, avaient rendu les Pictes impuissants Ă  la riposte. Face Ă  un Ă©chec aussi soudain, Iain cherchait la rĂ©solution pour bouter sans faillir l’ennemi de son fief.

Keir avait passĂ© une porte souterraine rattachant un des greniers aux abords du village. Il avait reliĂ© la trouĂ©e au val courbĂ© dans les bruyĂšres. Au matin naissant, la lumiĂšre, Ă©touffĂ©e par les nuages et les embruns de la nuit recouvrait les terres d’un halo plombĂ©. Les taillis apparaissaient dĂ©colorĂ©s sous les nuĂ©es grises ; la terre mimait les flots pĂąles au-delĂ  des hauteurs. DĂ©filant le long d’un paysage dĂ©lavĂ©, avalĂ© par le brouillard matinal, il avait rejoint Iain depuis les remparts sans ĂȘtre vu.

Il avait couvert plus tĂŽt l’échappĂ©e de son compagnon, avec l’aide du mage de Losarch. Lorsqu’il avait vu les hommes du nord rassembler les femmes de la Horde au centre du hameau, il lui avait fallu tirer son ami de ses priĂšres. Il vint se prĂ©senter Ă  lui le front barrĂ© par l’inquiĂ©tude, sa voix tombant Ă  l’oreille du chef Picte dans un chuchotement.

Iain se dĂ©tourna vers le fort. Il ne pouvait se mĂ©prendre Ă  l’annonce faite par son compagnon. Les pupilles de ses yeux s’agrandirent sous le coup de sang qui lui fouetta les veines. Il lui fallut rassembler ses esprits pour calmer son Ă©lan. Faisant face aux terres encore libres au-delĂ  de la plaine, jetant un regard vers les tertres du val, il tourna le dos aux champs dĂ©sertĂ©s pour regagner les murailles.

Cependant, Geilt de Losarch arrĂȘta son mouvement, lui murmurant Ă  l’oreille qu’il n’y avait aucune prudence Ă  ce qu’ils investissent le fort ensemble. Il invita le maĂźtre de Klett Ă  le retrouver dans les massifs, et on le vit s’éloigner vers l’ouest, avalĂ© par les brumes mourantes, prenant le chemin des bois oĂč il rĂ©sidait.

Le Picte cĂ©da le pas au guerrier silencieux franchissant ses terres. La silhouette du guerrier en ses devants Ă©tait la retenue Ă  son empressement. Keir n’était pas enclin Ă  l’incontinence verbale, pas plus qu’aux actes prĂ©cipitĂ©s. Parler lui Ă©tait un effort, mais lorsqu’il s’exprimait, ses paroles Ă©taient habiles. Sa tournure Ă©tait un remĂšde Ă  la violence de ces jours, car il dormait en cet Ă©tranger une fermetĂ© qui confinait Ă  la froideur. Une bonne entente issue de la fatalitĂ© avait liĂ© les deux hommes, une Ă©trange ligue que certains Pictes dĂ©sapprouvaient, se dĂ©fiant de l’étranger malgrĂ© la confiance accordĂ©e par leur chef. Iain le laissa aller, lui faisant prĂ©cĂ©der sa marche sans crainte ni vexation.

Ils longĂšrent en silence un long tunnel, dont l’entrĂ©e passait pour un large terrier, voire quelque saillie d’un effondrement, la bouche du boyau coiffĂ©e de pierres plates enchĂąssĂ©es dans la brande. La structure datait de plusieurs dĂ©cennies, soutenue par une maçonnerie sommaire. Les Pictes avaient consolidĂ© de nombreuses portions Ă  la tourbe, le boyau Ă©troit maintenu par des voĂ»tes basses talochĂ©es Ă  l’argile. La galerie suivait l’inclinaison de la colline, courant le long du val sous un tapis de bruyĂšre. La passe rejoignait le palier le plus intĂ©rieur du hameau, aprĂšs la quatriĂšme muraille. Iain et Keir se trouvĂšrent donc prĂšs du broch, la tour principale, lorsqu’ils atteignirent le grenier.

LĂ , le silence les accueillit. InfiltrĂ©s dans leur propre forteresse, ils patientĂšrent parmi les salaisons dans la pĂ©nombre. Des voix leur parvenaient de l’extĂ©rieur, mais la rĂ©serve mĂȘme semblait sans surveillance.

Ils Ă©taient en retrait, proche du haut fortin. De nombreuses huttes rondes de pierre descendaient vers l’aval ; toutes avaient leurs entrĂ©es tournĂ©es vers le sud, si bien qu’il n’était pas possible d’y pĂ©nĂ©trer sans en faire le tour Ă  dĂ©couvert. Les toits de chaume tombaient bas, de trĂšs rares fenĂȘtres entamant les cloisons de pierre sĂšche. Il n’était dĂ©jĂ  plus possible de rejoindre les bĂątiments en contrebas, lĂ  oĂč des mouvements de foule agitaient les abords des rotondes. Ils ne pouvaient qu’entendre et voir indistinctement ce qu’il advenait des prisonniers.

Un important cortĂšge picte Ă©tait contenu par des hommes armĂ©s, habillĂ©s de cottes de mailles lĂ©gĂšres, de tuniques et de longues culottes de laine, et dont les Ă©paules Ă©taient parfois couvertes d’étranges peaux hirsutes. Iain avait confrontĂ© ces hommes dans la mĂȘlĂ©e ; ces pelisses Ă©taient des peaux de moutons, le plus souvent des fourrures d’ulfr, des loups scandinaves dont la tribu avait pris le nom.

Un Norrois s’était avancĂ©. Il portait un plastron en lamelles de cuir bouilli et Ă  son ceinturon pendait une courte hache. Des marques couvraient son visage, si bien que de loin, on aurait pu les confondre avec des symboles calĂ©doniens. Lorsqu’il parla, son accent montrait qu’il venait des terres de l’est, vraisemblablement des marches des rois Dan[8].

« Baissez tous le front, immondes bùtards !

Tremblez, désespérez, voici venir Ylgar !

Lui, serviteur d’Yggr[9] et Maütre des Navires,

Fils de Gunhild et du grand loup Fenrir[10].

Écoutez, vous qui faillütes tantît au combat.

Soumettez-vous ou consentez au trépas. »

Il maĂźtrisait la langue locale dans de terribles inflexions de voix. Il Ă©tait Ă©tonnant qu’il en ait de tels rudiments, mais peut-ĂȘtre les Norrois avaient-ils dĂ©jĂ  annexĂ© les Ăźles aux phoques[11] voisines et appris lĂ  le norne comme le picte
 AprĂšs lui s’approcha un homme de plus haute stature. Ylgar, annoncĂ© par son avant-coureur, Ă©tait d’une semblance plus continentale que la plupart de ses hommes. Il affichait un regard sombre, des cheveux noirs. Beaucoup de ses semblables se rĂ©vĂ©laient d’un teint plus pĂąle et leurs barbes Ă©taient claires. Cependant, leurs cheveux Ă©taient d’une teinte diffĂ©rente des Pictes aux toisons fauves. Il y avait parmi eux beaucoup de guerriers aux cheveux si clairs qu’ils paraissaient parfois blancs sous la lumiĂšre du matin. Le chef norrois se produisit le crĂąne en partie tonsurĂ©, ayant ĂŽtĂ© plus tĂŽt un casque rond assorti d’une piĂšce de mĂ©tal lui cachant le haut du visage. LĂ  oĂč le cuir de sa peau Ă©tait Ă  nu, des marques apparaissaient dans une encre plus prononcĂ©e que les tatouages marbrant les traits des autres combattants. Il observa un long moment les captifs lui faisant face, semblant hĂ©siter sur la façon de s’adresser Ă  eux ; cependant, son discours montra qu’il ne les considĂ©rait pas tant comme des adversaires Ă  la hauteur.

« OĂč sont les cris et les menaces qui faisaient trembler l’azur ?

Ainsi faut-il bien plus que de l’orgueil pour battre la mesure.

Réjouissez-vous tout en estimant la grùce qui vous est faites :

Survivre dans la honte plutÎt que succomber dans la défaite.

Entendez : le tourment est l’unique cadeau qui vous sera donnĂ© !

La souffrance le seul bienfait mĂ©ritĂ© pour la pĂ©nitence d’ĂȘtre nĂ©

Admirez votre ruine et sachez votre sort au creux de mes paumes.

Ma volonté sera vÎtre lorsque je vous ferai abdiquer ce royaume. »

Les Pictes, comprenant les paroles prononcĂ©es dans leur langue, s’agitĂšrent et Iain ne fut pas le dernier. Cependant, Ylgar allait encore prendre la parole, et sa seconde annonce devait embraser le sang des Hommes Peints qui lui tenaient tĂȘte en refusant d’ĂȘtre mis Ă  genoux. À la mention du tribut que le peuple de Baine verserait au vainqueur, Keir devina que les gens de l’Albion ne se soumettraient pas. Quant au chef Picte, mieux valait-il le dĂ©courager de tout Ă©clat de violence, le bras d’Iain sans aucun doute armĂ© d’indignation. Saisissant son compagnon par l’épaule, l’étranger le retint fermement et parla dans un souffle oĂč l’accent de ses origines le trahissait.

« S’aliĂ©ner ces hommes reviendrait Ă  s’aliĂ©ner la toute-puissance du Ciel.

Vos frÚres ont des poignards sous la gorge et vous les menaceriez de votre fiel ? »

Mais en vĂ©ritĂ©, Iain n’avait pas dirigĂ© sa colĂšre contre les hommes du nord. Il cherchait dĂ©sespĂ©rĂ©ment du regard quelqu’un dans la foule.

« Arrives-tu Ă  distinguer ma sƓur dans la mĂȘlĂ©e au loin ?

Je ne peux la laisser ĂȘtre prise de force vers une tombe libidineuse.

Vois la triste condition de ces femelles vénéneuses,

Dont les charmes ne les prĂ©destineraient qu’à mourir en esclaves ou en putains ! »

Ainsi, les Norrois avaient imposĂ© une levĂ©e annuelle d’argent en paiement de la rançon Ă©chue aux vaincus ; bien pire, se prĂ©paraient-ils Ă  saisir les filles des Pictes comme esclaves. Tandis qu’Ylgar dĂ©signait dĂ©jĂ  des femmes dans l’assemblĂ©e, certains Pictes s’interposĂšrent, les poings liĂ©s mais le feu au ventre. On en vit insulter les pirates et cracher Ă  la face d’Ylgar sans mĂȘme baisser les yeux. L’avant-coureur vint en frapper certains au visage. Rugissant, il avait mĂȘme empoignĂ© un des hommes, le jetant au sol d’un coup de pied dans le travers.

« Cloue tes paroles Ă  ta langue sĂ©ditieuse avant qu’il ne t’en coĂ»te.

Tu pourrais y perdre plus que ton humeur à maintenir la joute ! »

Cependant, son geste comme sa parole furent arrĂȘtĂ©s par l’intervention du fils de Daire. On venait de rançonner sa fille, une enfant toujours vierge. Eithne nic Ru se dĂ©tachait maintenant de l’attroupement des Pictes insurgĂ©s. Devant le ciel d’albĂątre, elle Ă©tait telle une statue de marbre. Sa peau Ă©tait pareille Ă  la nacre des conques, plus laiteuse que les nuages surplombant en couronne ses cheveux. Ses yeux Ă©taient gris, ses cheveux noirs, si sombres qu’ils cachaient des reflets bleutĂ©s semblables Ă  des vagues dans l’ocĂ©an en tempĂȘte. Lorsqu’il vit sa fille prise et sa beautĂ© souillĂ©e sous les mains des guerriers Ă©trangers, Ru se jeta en ses devants et frappa de sa propre tĂȘte celui qui l’emmenait. On l’entendit menacer Ylgar, et Ă  cet instant, sa vie semblait perdue. Le Norrois vint l’empoigner par le cou, le faisant plier sous sa charge et le poids de l’étouffement.

« Penses-tu que je redoute les sommations au point de me soumettre ?

Pictes insolents, pensant me contraindre Ă  m’incliner et me dĂ©mettre.

Quel fol aveuglement, si plein de crĂąnerie, montrez-vous lors tardivement.

Avec cette fougue vous auriez pu disloquer l’Enfer et tous ses lieutenants.

Quelle farce jouez-vous pour refuser l’honneur de mourir en pleine mĂȘlĂ©e,

Me provoquant ensuite par tant d’injures en repentir d’une telle lĂąchetĂ© ? »

Pourtant, Ylgar relĂącha sa prise. Il parut Ă  ce moment se dĂ©pouiller de son emportement et ne semblait plus enclin Ă  la chicane. BlessĂ© durant les combats, il paraissait las de toute altercation. Un de ses bras nus Ă©tait largement entaillĂ©. Il semblait claudiquer de la jambe gauche. MalgrĂ© sa contenance, la vigueur devait dĂ©serter ses membres. Ru Ă©tait Ă  ses pieds, rompu sous la violence du garrot. Ylgar avait soumis bon nombre de Pictes au matin et n’espĂ©rait rien moins que se retirer. Il donna quelques consignes Ă  ses gens, dans sa propre langue, puis quitta l’assistance sans autre parole, rendant les Pictes au silence et Ă  leur stupĂ©faction.

Keir le regarda s’éloigner ; Ylgar boitait en effet, mais le feu de son tempĂ©rament aurait tĂŽt fait selon lui de cautĂ©riser les plaies qui l’avaient diminuĂ©. Il paraissait savoir mĂ©nager ses efforts pour commander au mieux.

Ru maqq Daire se lamentait donc lĂ , sa chair pillĂ©e. On entendait dans la foule des mĂšres gĂ©mir et maudire les pirates venus du nord. Alors que les guerriers les plus proches d’Ylgar s’éloignaient avec lui, quelques hommes relevĂšrent les prisonniers. Le sort des survivants paraissait incertain, pris entre la tombe et les fers. Toutes les armes pictes avaient Ă©tĂ© confisquĂ©es. Seuls Iain et Keir avaient conservĂ© leurs lames, ayant rĂ©ussi Ă  escamoter leurs fers par quelques artifices, tout en s’éclipsant aprĂšs la dĂ©faite. DĂ©sormais, les gens de Baine se trouvaient dĂ©munis, leurs mains vides de toutes dĂ©fenses, soumis Ă  la captivitĂ©.

AprĂšs que leurs camarades furent conscrits, Iain et Keir tentĂšrent de les rejoindre. Ce ne fut pas sans mal. Moins d’une heure s’était Ă©coulĂ©e et les entours du broch ne s’étaient pas complĂštement vidĂ©s. Quelques sentinelles demeuraient, tournĂ©es tantĂŽt vers la mer, tantĂŽt vers la plaine. Ils ne pouvaient dĂ©sormais compter que sur le couvert de la nuit pour traverser les Ă©carts entre les maisons rondes.

C’est au soir, aprĂšs avoir attendu une journĂ©e dans l’impuissance, qu’ils coururent courbĂ©s les mains au sol, jusqu’à rejoindre une large hutte, Keir dĂ©signant le lieu oĂč il avait aperçu certains de leurs proches compagnons, le clan Ă©tant dispersĂ©.

Iain et Keir apparurent dans ce logis, non armĂ©s, leurs lames dĂ©posĂ©es dans le tunnel souterrain. Il leur fallut s’introduire dans le gĂźte par une des lucarnes de pierre, contournant quelques guets. Ils furent accueillis dans un tumulte Ă©touffĂ©, car une dispute semblait avoir Ă©clatĂ© dans le logis oĂč deux esclaves avaient Ă©tĂ© cantonnĂ©s sous les ordres d’un nouveau maĂźtre. Sur quoi Iain tenta de calmer cette petite compagnie, sans comprendre de quoi il en retournait.

Il fit face Ă  un enfant prenant part Ă  la violente querelle, dont le visage allongĂ© en fer de lance, les cris, les traits et le regard lui semblĂšrent soudain familiers. Il s’étonna.

« Morag, est-ce vraiment toi ? Je te reconnais à peine.

Ta voix n’a point changĂ© mais que dire de tout le reste ?

Tes cheveux seraient-ils donc tombés de toute ta teste,

Qu’ainsi si singuliĂšrement tonsurĂ©e tu te promĂšnes ? »

Et sa sƓur, dont la chevelure n’était plus mais qui portait les cheveux presque ras, lui rĂ©pondit :

« Je suis tout Ă  fait moi mais sous un mĂąle vernis craquelĂ© d’ire.

Car je souhaiterais faire taire quelques scandaleux échanges.

J’ai ouïe quelques paroles peu scrupuleuses loin de louanges,

Envers qui mĂ©riterait tous les Ă©gards mais qu’on prĂ©fĂšre haĂŻr. »

Il advint que Ru maqq Daire, mis ici en prĂ©sence par le destin, avait Ă©tĂ© informĂ© Ă  la fin du jour de la façon dont Morag s’était dĂ©robĂ©e au sort funeste dĂ©crit plus tĂŽt, imposĂ© Ă  certaines femmes de la tribu. En vĂ©ritĂ©, elle ne s’y Ă©tait pas soustraite d’elle-mĂȘme ; la clairvoyance de Keir avait fait son Ɠuvre et c’est son jugement qui avait conjurĂ© la rançon Ă  laquelle elle aurait pu ĂȘtre destinĂ©e. Pendant qu’Iain Ă©tait Ă  ses dĂ©votions, il avait Ă©tĂ© tĂ©moin des agissements des Norrois et entrevu le but de leur façon. Il avait conduit prestement la jeune femme en retrait avant de faire rĂ©investir le fort au chef Picte. Lorsque Morag avait fait Ă©tat de cet acte, elle avait attisĂ© la colĂšre du pĂšre d’Eithne. Au moment oĂč Iain et Keir se glissaient dans la maison de pierre, Ru et Morag se querellaient et on entendit le fils de Daire pester haut et fort.

« Les gens de sa race pourraient voler nos vies et tu favorises sa défense ?

Serais-tu vraiment du sang de Baine en tĂ©moignant d’une telle offense ? »

Ce Ă  quoi Morag avait rĂ©pondu, au moment mĂȘme oĂč son frĂšre Ă©tait apparu :

« L’offense est dans votre calomnie, distillĂ©e dans le venin de la colĂšre.

Vous insultez un hÎte par vos reproches quand il faut lui régler salaire. »

Iain devait s’enquĂ©rir aussitĂŽt des faits. La fureur de Ru maqq Daire lui faisait craindre d’attirer trop l’attention. La raison de cette colĂšre lui tirait soucis. C’est donc sa sƓur qui lui rĂ©pondit, bondissant avant que Ru ne puisse rien objecter. Il apparut que Keir avait soustrait la fille de Baine Ă  la vue de tous aprĂšs la bataille, et dans la pĂ©nombre d’une loge de pierre, lui avait cisaillĂ© les cheveux de sa propre lame. Il l’avait pourvue de nouveaux atours, maculĂ© sa face de terre et de sang, si bien qu’au grand jour, elle Ă©tait plus passĂ©e pour un jouvenceau qu’un tendron.

Il semblait donc qu’Iain Ă©tait fort redevable Ă  Keir pour avoir arrachĂ© sa sƓur aux mains de leurs bourreaux. Cependant, Ru ne voyait pas la situation du mĂȘme Ɠil. Il n’aimait pas le nouveau compagnon d’Iain. Il Ă©tait notoire que ce dernier n’était pas de sang bleu, puisque tel Ă©tait le terme employĂ© par les gens du pays pour dĂ©signer les fils de CalĂ©donie. Ru le soupçonnait fortement d’ĂȘtre de souche baptisĂ©e et abhorrait tant la doctrine de Rome qu’il vouait Ă  Keir une haine fĂ©roce. Il n’entendait pas ĂȘtre soumis Ă  quelques croyances extĂ©rieures. Il exĂ©crait les dogmes comme les ornements de la foi papiste, jusqu’au signe du saint supplice, et le nom du Christ ne devait point ĂȘtre prononcĂ© en sa prĂ©sence. Aussi se montrait-il d’une violence non mesurĂ©e envers les fidĂšles, apĂŽtres ou prĂȘcheurs convertis au crĂ©do des Évangiles. Cette tare chez Keir se voyait augmentĂ©e par le fait qu’Eithne s’était vue kidnappĂ©e, tandis que Morag Ă©tait sauve. Iain fut donc pris Ă  parti. Keir dĂ©cida Ă  cet instant de s’interposer.

« Vous vous montrez bien injuste envers ceux qui avec vous ont guerroyé.

À l’heure du coq, vous ne considĂ©riez pas vos amis d’un Ɠil si mĂ©prisant.

Tous ont amÚrement versé sang et sueur avant que vous ne les rudoyiez

Par de vives paroles, sorties pleines de fiel de tous vos pores ruisselants.

Vous pleurez de vertes larmes qui vous corrompent par trop la bouche !

Votre esprit se voile, votre visage se pare des affreux traits de la colĂšre.

Je ne vous parlerai pas de façon courtoise puisqu’il vous en coĂ»te.

Écoutez qui s’adresse à vous sans retenue ni besoin de vous complaire.

Pensez-vous ĂȘtre l’unique proie du destin qui seule complairait au Deuil ?

Des parents furent jadis enlevés aux fils et amis lors qui se lamentent.

Le Néant ne distingue point les ùmes quand il en recouvre de son linceul

Le visage sépulcral des corps tombés, rivaux, frÚres ou femmes aimantes. »

Mais le fils de Daire Ă©tait d’une mĂ©chante humeur, nĂ© le sang chaud au vĂȘlage, festonnĂ© d’audace et d’impudeur, la fureur bardant tous ses actes. AgrippĂ© par le col de sa tunique de laine, Keir se dĂ©fit de l’étreinte menaçante du paĂŻen. Ru lui tenait tĂȘte, soumis Ă  un nouvel accĂšs de colĂšre auquel il fallait mettre fin. Le tumulte rĂ©gnait dans le logis. Sous la toiture de chaume et de gazon, Iain redouta l’intrusion des Danari. Il n’eut d’autres choix que de museler l’impĂ©tuositĂ© du Picte avec sĂ©vĂ©ritĂ©. Repoussant Ru maqq Daire contre un des murs de pierre, il l’accula fermement en l’intimant de se taire. Plaidant pour ses proches, il Ă©treignit le Picte trop enhardi. Keir n’avait-il pas fait couler le sang du nord, combattant aux cĂŽtĂ©s des CalĂ©doniens ? Mais puisqu’Iain semblait tenir pour frĂšre l’étranger, la voix de la raison disparut chez Ru maqq Daire.

« FrĂšre ? Cet Ă©tranger ? Ne parle-t-il pas lui aussi d’un son diffĂ©rent ?

Il fait montre d’un beau parlĂ© pour nous endormir de son accent.

Ah, comme il y va d’un pĂ©dant verbiage pour me bercer l’oreille !

Et vous, qui l’écoutez au point d’en rĂ©pĂ©ter les doctes Ă©vangiles !

Pantins écervelés par les coups de haches et une onde de babils.

Il vous fait agir selon son envie en vous noyant dans le sommeil ! »

Iain devait s’emporter Ă  son tour, conscient de l’insolence de ces propos envers sa dĂ©cision de se fier Ă  son hĂŽte. Cependant, Keir balaya le camouflet en dĂ©fendant sa cause, Ă©touffant par une ruade toute rĂ©ponse de Ru maqq Daire, comme la colĂšre d’Iain, ce dernier semblant perdre en contenance.

« Tu te montres le bras vaillant à la tùche, mu sans chaßnes ni collier,

Mais dans une ùme nourrie de folle hardiesse, par trop huilée de méfiance.

À te garder des mauvais tours, tu en viens Ă  confondre les rivaux et les alliĂ©s.

Cela t’épargne bien des jougs et tromperies, mais te farcit de malveillance.

Je ne suis point né esclave que tu cherches à me soumettre à quelque volonté.

Du temps, je n’en ai pas eu assez pour sauver toutes les dames en pĂ©ril de ce village.

Pourrais-je encore y faire quelque chose que ton enfant aurait pour sûr le crùne rasé.

Je ne dĂ©fends point vos frĂšres dans la mĂȘlĂ©e pour condamner vos filles Ă  l’esclavage. »

Le fils de Daire se tint coi, les phalanges de ses doigts blanchies par ses poings serrĂ©s. Pris comme un liĂšvre au collet, il ravala Ă  contre-cƓur tout son fiel. EsseulĂ© dans cet Ă©change, il lui fallut enterrer tout son orgueil. Avare en pitiĂ© dans ses propos, il n’eut pas d’autre choix que de se soumettre. Repoussant Iain, toisant l’étranger, il lui cracha au visage avant de se retirer dans la maison ronde fermĂ©e, rĂ©primant en son sein les foudres du ciel.

[1] En langue norne (des üles Shetland et Orcades), ‘rocher/falaise’. Toponyme fictif.

[2] PrĂ©nom d’origine gaĂ©lique, se prononçant ‘bawnyeh’. On retiendra dans le rĂ©cit la prononciation française.

[3] Emprunt au gaĂ©lique d’Écosse, ‘port’. Toponyme fictif.

[4] Forme protoceltique de ‘chat’. La province de Cait est donc la province/terre du chat, peut-ĂȘtre le lynx europĂ©en, descendant du tigre Ă  dent de sabre.

[5] Chez les Pictes, on pense que le pouvoir pouvait ĂȘtre transmis par la mĂšre.

[6] Certains guerriers scandinaves appelĂ©s Úlfheðnar Ă©taient rĂ©putĂ©s se couvrir de peaux de loups.

[7] En gaĂ©lique d’Écosse, ‘Orcades’.

[8] D’oĂč le nom ‘Danemark’, marche des Danes, peuple des rois Dan.

[9] Autre nom d’Odin.

[10] Loup géant, fils du dieu Loki.

[11] En picte, le prĂ©fixe orc- signifierait ‘cochon’. En vieux norrois, orkn- signifie ‘phoque’, ce qui est plus acceptable ici car les Orcades sont un archipel subarctique.


Texte publié par GJBlake, 4 janvier 2023
© tous droits réservés.
«
»
tome 1, Chapitre 2 « Premier jour » tome 1, Chapitre 2

Warning: Undefined variable $data_id in /home/werewot/lc/histoires/pages/navigation.php on line 48
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
3335 histoires publiées
1460 membres inscrits
Notre membre le plus récent est Edelweiss44
LeConteur.fr 2013-2025 © Tous droits réservés