Les falaises de Klett[1] contraient le vent du nord. En contrefort des plaines, elles surmontaient la houle et le dĂ©troit les sĂ©parant des Ăźles, glissant ensuite vers lâintĂ©rieur des terres en un tapis dâivraie assĂ©chĂ©e. Les embruns remontaient le long des parois, projetĂ©s par le courant des mers glacĂ©es au-delĂ des murs de lave en une brume hostile. La cĂŽte tombait en Ă -pic sur des lieues, plongeant vers les eaux dans un fracas incessant, lĂ oĂč la mer avalait les roches, bouillonnant dans les orages. La terre descendait ensuite en un versant inculte depuis les promontoires. Elle sâĂ©tendait en un vaste adret de lande baignĂ©e par le crachin, pour sâĂ©tirer et creuser le basalte donnant naissance au Val des TempĂȘtes.
Battu par le froid, ceint dâun cĂŽtĂ© par la mer, le val gisait comme une Ăźle au cĆur des steppes, abritant dans un large champ les sĂ©pultures de la Horde des TempĂȘtes. LĂ , les herbes se faisaient plus drues le long des tertres, comme aux pieds de remparts de pierre sâĂ©levant en amont pour rejoindre le vide et surplomber lâĂ -pic.
Au-delĂ des murailles, lĂ oĂč les enceintes mourraient pour bĂ©er sur lâhorizon, un haut broch surplombait les hauteurs, sa silhouette surveillant le lointain. Il apparaissait pareil Ă une tour de guet allongĂ©e, colonne dĂ©limitant le seuil dâun territoire dĂ©jĂ conquis. Les larges pierres de ses doubles murs, imbriquĂ©es en aiguille contre les vents, demeuraient scellĂ©es Ă la garde du littoral, polies par les dĂ©luges, brisant la ligne de cĂŽte par leurs contours tragiques.
Plus au sud en contrebas, plusieurs murailles se succĂ©daient jusquâĂ une profonde escarpe entourant la place forte. Des pĂąlis de bois venaient renforcer les dĂ©fenses concentriques ; une large herse de chĂȘne calĂ©donien, tirĂ© des bois mĂ©ridionaux, fermait lâaccĂšs de lâenceinte. Ainsi se dressait DĂčn Stoirm, le Fort TempĂȘte, bastion de la Horde gardant la cĂŽte, rassemblant entre ses habitations souterraines, ses fortins de pierre, sa forge ou ses Ă©curies, une tribu issue de lâhiver.
Iain fils de Baine[2] Ă©tait seigneur de la Horde. Il contrĂŽlait la lande jusquâaux abords du port de Laimhrig[3] , plus Ă lâouest. Toute la rive lui appartenait, Ă lâextrĂȘme nord de la province de Cait[4] , la plus septentrionale des sept provinces du territoire picte. Son visage Ă©tait marquĂ© des signes du nord. Sur ses pommettes pĂąles courait une ligne azurĂ©e estampillĂ©e de chevrons, Ă©nonçant son titre dans un alphabet oubliĂ©. « MaĂźtre du Littoral au Levant. » Tel Ă©tait le nom quâon lui donnait et par lequel il Ă©tait connu dans toutes les autres tribus du nord de la province. Il commandait Ă la Horde, nâavait point dâĂ©pouse mais beaucoup de guerriers Ă sa suite. Il Ă©tait connu pour ĂȘtre dâune grande endurance dans les batailles. Il pratiquait la chasse au rapace et Ă lâarc, maniait lâĂ©pĂ©e et la lance, et son cheval quâon appelait Faucon aux Sabots, traversait les gouffres et les riviĂšres dâun bond. Aussi, Iain Ă©tait-il rĂ©putĂ© et nâavait jamais fait face Ă aucune dĂ©faite. Pourtant, au matin de ce premier jour, il se trouvait un genou Ă terre, au creux du Val, devant la tombe de sa mĂšre, Baine fille dâEnid[5]. Il se tenait sous le ciel, veillĂ© par Geilt de Losarch, le shaman du village, qui gardait son flanc, perdu en priĂšres et en murmures.
« MĂšre, je viens Ă vous Ă©garĂ© comme la biche blessĂ©e que lâon saigne.
Triste jour oĂč lâon peut voir nos morts privĂ©s de leurs tertresâŠ
Tombés sous la charge, les voici à présent bannis de ces terres,
Humiliés et terrassés sans adieux dans les outrages de ce rÚgne.
FĂ©brile comme une amante, la Mort sâest depuis entichĂ©e de nous.
Elle nous a poignardés comme une femme trompée et jalouse,
Ces hommes de la mer, tels des bagues Ă sa phalange dâĂ©pouse,
Jaillissant comme des dĂ©mons, des peaux de bĂȘtes Ă leurs cous[6].
Au son du cor et sous leur pas de marche sâest abĂźmĂ©e la plaine !
Les nues se sont couvertes sur les cimes oĂč le faucon dĂ©sespĂšre.
Les grands cerfs ont fui Ă grands bonds Ă la rumeur de ce revers.
Les Norrois ont submergé notre fief et terrassé les maqq Baine !
Contre eux, les sagaies, les lames et lâespoir ne servent de rien.
Nos défenses et nos forces ont été fracturées, mises en piÚces !
Le sang des braves en a ridĂ© les fonds jusquâaux portes dâHadĂšs,
Vers les abysses sĂ©pulcraux des limbes oĂč reposent les anciens.
Du grenat palpitant de nos chairs se sont empourprés les flots.
Les montagnes et les dÎmes du ciel se sont ébranlés avec force.
Le soleil en a blĂȘmi et le chĂȘne constant en a perdu son Ă©corce,
Entendant si fort tinter le fracas des épées et du fer sur nos os.
Ainsi, sur un bĂ»cher borĂ©al sâest essoufflĂ©e notre ardeur de Pictes.
Nous plions sous le joug de la honte pesant tel le monde sur Atlas.
Je faillis Ă mon nom, traĂźtre au rang auquel je nâai su rendre grĂące,
Fils criminel qui de votre esprit mĂ©rite aujourdâhui la vindicte.
Pour le malheur qui nous foudroie si vertement,
Mâen battre ici les cĂŽtes du poing serait inutile.
Entendez ma voix, vous qui trĂŽnez dans le vide
OĂč les hĂąves spectres ont oubliĂ© les vivants.
Accueillez vos frĂšres dans vos longs bras obscurs,
Pardonnez-moi lâoffense de les avoir condamnĂ©s,
Ceignez mon front par votre souffle insalubre,
De la palme du courage et de la sédition dévoyée. »
Son arme lui faisait face. Il avait plongĂ© dans le sol de tourbe une lame large surmontĂ©e dâun pommeau incurvĂ©, sur lequel ses deux mains reposaient. Un de ses bras Ă©tait nu ; son Ă©paule presque dĂ©couverte. De son poignet, une superposition de symboles remontait le long de sa peau vers son aisselle, pour disparaĂźtre sous une tunique Ă pans cousus, mais Ă la manche dĂ©chirĂ©e. Semblables Ă un vĂ©lin tĂ©nu, appliquĂ©es Ă sa chair comme un linceul, des images couraient lĂ , mĂȘlĂ©es aux ombres de ses veines. Elles sâĂ©tendaient comme un second vĂȘtement, dont la fibre niellait son corps de fines gravures bleues, parfois de couleurs plus vives. Il portait avec lui tout un bestiaire fantastique, dâoiseaux Ă©tranges tapis dans des plantes grimpantes, de griffons dĂ©vorant leurs proies, de dauphins effrayants chevauchĂ©s par des poissons⊠Loin sous le maillage de ses laines fines, des hommes Ă tĂȘtes de chiens combattaient les saints de lâempire du Christ, chassant Ă cheval ou Ă pied les guerriers venus des terres extĂ©rieures. Le sang de ces hommes peignait Ă lâaube sa peau, jusquâĂ son visage, oĂč des Ă©clats de terre ou dâentrailles lui donnaient lâallure dâun scĂ©lĂ©rat. Son vĂȘtement souillĂ© Ă©tait ceinturĂ© Ă la taille par un pantalon Ă la coupe Ă©troite. En dehors de ces maigres attributs, Iain maqq Baine allait libre, sans armure, sans aucun casque, les cheveux libres, encroĂ»tĂ©s au matin par la crasse du combat.
Le front baissĂ©, il Ă©tait en recueillement lorsquâun de ses hommes le trouva. Ou devrait-on dire un de ses frĂšres dâarmes.
Keir ne portait sur son visage aucun des traits du nord. Sa mise nâĂ©tait point picte, ses traits nâĂ©taient pas peints et il avait un accent diffĂ©rent dans son parler. Il avait pourtant combattu avant lâaube parmi les hommes bleus. Mais Ă lâaurore, la victoire lui avait Ă©chappĂ©, comme Ă tous ; le fort Ă©tait perdu, Ă©chu aux Norrois passĂ©s par les Arcaibh[7], qui sous couvert de la nuit, avaient lancĂ© un raid sur la cĂŽte. Les pertes pour Iain avaient Ă©tĂ© consĂ©quentes, en quelques heures de combat. La soudainetĂ© de lâattaque, comme le nombre dâassaillants, avaient rendu les Pictes impuissants Ă la riposte. Face Ă un Ă©chec aussi soudain, Iain cherchait la rĂ©solution pour bouter sans faillir lâennemi de son fief.
Keir avait passĂ© une porte souterraine rattachant un des greniers aux abords du village. Il avait reliĂ© la trouĂ©e au val courbĂ© dans les bruyĂšres. Au matin naissant, la lumiĂšre, Ă©touffĂ©e par les nuages et les embruns de la nuit recouvrait les terres dâun halo plombĂ©. Les taillis apparaissaient dĂ©colorĂ©s sous les nuĂ©es grises ; la terre mimait les flots pĂąles au-delĂ des hauteurs. DĂ©filant le long dâun paysage dĂ©lavĂ©, avalĂ© par le brouillard matinal, il avait rejoint Iain depuis les remparts sans ĂȘtre vu.
Il avait couvert plus tĂŽt lâĂ©chappĂ©e de son compagnon, avec lâaide du mage de Losarch. Lorsquâil avait vu les hommes du nord rassembler les femmes de la Horde au centre du hameau, il lui avait fallu tirer son ami de ses priĂšres. Il vint se prĂ©senter Ă lui le front barrĂ© par lâinquiĂ©tude, sa voix tombant Ă lâoreille du chef Picte dans un chuchotement.
Iain se dĂ©tourna vers le fort. Il ne pouvait se mĂ©prendre Ă lâannonce faite par son compagnon. Les pupilles de ses yeux sâagrandirent sous le coup de sang qui lui fouetta les veines. Il lui fallut rassembler ses esprits pour calmer son Ă©lan. Faisant face aux terres encore libres au-delĂ de la plaine, jetant un regard vers les tertres du val, il tourna le dos aux champs dĂ©sertĂ©s pour regagner les murailles.
Cependant, Geilt de Losarch arrĂȘta son mouvement, lui murmurant Ă lâoreille quâil nây avait aucune prudence Ă ce quâils investissent le fort ensemble. Il invita le maĂźtre de Klett Ă le retrouver dans les massifs, et on le vit sâĂ©loigner vers lâouest, avalĂ© par les brumes mourantes, prenant le chemin des bois oĂč il rĂ©sidait.
Le Picte cĂ©da le pas au guerrier silencieux franchissant ses terres. La silhouette du guerrier en ses devants Ă©tait la retenue Ă son empressement. Keir nâĂ©tait pas enclin Ă lâincontinence verbale, pas plus quâaux actes prĂ©cipitĂ©s. Parler lui Ă©tait un effort, mais lorsquâil sâexprimait, ses paroles Ă©taient habiles. Sa tournure Ă©tait un remĂšde Ă la violence de ces jours, car il dormait en cet Ă©tranger une fermetĂ© qui confinait Ă la froideur. Une bonne entente issue de la fatalitĂ© avait liĂ© les deux hommes, une Ă©trange ligue que certains Pictes dĂ©sapprouvaient, se dĂ©fiant de lâĂ©tranger malgrĂ© la confiance accordĂ©e par leur chef. Iain le laissa aller, lui faisant prĂ©cĂ©der sa marche sans crainte ni vexation.
Ils longĂšrent en silence un long tunnel, dont lâentrĂ©e passait pour un large terrier, voire quelque saillie dâun effondrement, la bouche du boyau coiffĂ©e de pierres plates enchĂąssĂ©es dans la brande. La structure datait de plusieurs dĂ©cennies, soutenue par une maçonnerie sommaire. Les Pictes avaient consolidĂ© de nombreuses portions Ă la tourbe, le boyau Ă©troit maintenu par des voĂ»tes basses talochĂ©es Ă lâargile. La galerie suivait lâinclinaison de la colline, courant le long du val sous un tapis de bruyĂšre. La passe rejoignait le palier le plus intĂ©rieur du hameau, aprĂšs la quatriĂšme muraille. Iain et Keir se trouvĂšrent donc prĂšs du broch, la tour principale, lorsquâils atteignirent le grenier.
LĂ , le silence les accueillit. InfiltrĂ©s dans leur propre forteresse, ils patientĂšrent parmi les salaisons dans la pĂ©nombre. Des voix leur parvenaient de lâextĂ©rieur, mais la rĂ©serve mĂȘme semblait sans surveillance.
Ils Ă©taient en retrait, proche du haut fortin. De nombreuses huttes rondes de pierre descendaient vers lâaval ; toutes avaient leurs entrĂ©es tournĂ©es vers le sud, si bien quâil nâĂ©tait pas possible dây pĂ©nĂ©trer sans en faire le tour Ă dĂ©couvert. Les toits de chaume tombaient bas, de trĂšs rares fenĂȘtres entamant les cloisons de pierre sĂšche. Il nâĂ©tait dĂ©jĂ plus possible de rejoindre les bĂątiments en contrebas, lĂ oĂč des mouvements de foule agitaient les abords des rotondes. Ils ne pouvaient quâentendre et voir indistinctement ce quâil advenait des prisonniers.
Un important cortĂšge picte Ă©tait contenu par des hommes armĂ©s, habillĂ©s de cottes de mailles lĂ©gĂšres, de tuniques et de longues culottes de laine, et dont les Ă©paules Ă©taient parfois couvertes dâĂ©tranges peaux hirsutes. Iain avait confrontĂ© ces hommes dans la mĂȘlĂ©e ; ces pelisses Ă©taient des peaux de moutons, le plus souvent des fourrures dâulfr, des loups scandinaves dont la tribu avait pris le nom.
Un Norrois sâĂ©tait avancĂ©. Il portait un plastron en lamelles de cuir bouilli et Ă son ceinturon pendait une courte hache. Des marques couvraient son visage, si bien que de loin, on aurait pu les confondre avec des symboles calĂ©doniens. Lorsquâil parla, son accent montrait quâil venait des terres de lâest, vraisemblablement des marches des rois Dan[8].
« Baissez tous le front, immondes bùtards !
Tremblez, désespérez, voici venir Ylgar !
Lui, serviteur dâYggr[9] et MaĂźtre des Navires,
Fils de Gunhild et du grand loup Fenrir[10].
Ăcoutez, vous qui faillĂźtes tantĂŽt au combat.
Soumettez-vous ou consentez au trépas. »
Il maĂźtrisait la langue locale dans de terribles inflexions de voix. Il Ă©tait Ă©tonnant quâil en ait de tels rudiments, mais peut-ĂȘtre les Norrois avaient-ils dĂ©jĂ annexĂ© les Ăźles aux phoques[11] voisines et appris lĂ le norne comme le picte⊠AprĂšs lui sâapprocha un homme de plus haute stature. Ylgar, annoncĂ© par son avant-coureur, Ă©tait dâune semblance plus continentale que la plupart de ses hommes. Il affichait un regard sombre, des cheveux noirs. Beaucoup de ses semblables se rĂ©vĂ©laient dâun teint plus pĂąle et leurs barbes Ă©taient claires. Cependant, leurs cheveux Ă©taient dâune teinte diffĂ©rente des Pictes aux toisons fauves. Il y avait parmi eux beaucoup de guerriers aux cheveux si clairs quâils paraissaient parfois blancs sous la lumiĂšre du matin. Le chef norrois se produisit le crĂąne en partie tonsurĂ©, ayant ĂŽtĂ© plus tĂŽt un casque rond assorti dâune piĂšce de mĂ©tal lui cachant le haut du visage. LĂ oĂč le cuir de sa peau Ă©tait Ă nu, des marques apparaissaient dans une encre plus prononcĂ©e que les tatouages marbrant les traits des autres combattants. Il observa un long moment les captifs lui faisant face, semblant hĂ©siter sur la façon de sâadresser Ă eux ; cependant, son discours montra quâil ne les considĂ©rait pas tant comme des adversaires Ă la hauteur.
« OĂč sont les cris et les menaces qui faisaient trembler lâazur ?
Ainsi faut-il bien plus que de lâorgueil pour battre la mesure.
Réjouissez-vous tout en estimant la grùce qui vous est faites :
Survivre dans la honte plutÎt que succomber dans la défaite.
Entendez : le tourment est lâunique cadeau qui vous sera donnĂ© !
La souffrance le seul bienfait mĂ©ritĂ© pour la pĂ©nitence dâĂȘtre nĂ©
Admirez votre ruine et sachez votre sort au creux de mes paumes.
Ma volonté sera vÎtre lorsque je vous ferai abdiquer ce royaume. »
Les Pictes, comprenant les paroles prononcĂ©es dans leur langue, sâagitĂšrent et Iain ne fut pas le dernier. Cependant, Ylgar allait encore prendre la parole, et sa seconde annonce devait embraser le sang des Hommes Peints qui lui tenaient tĂȘte en refusant dâĂȘtre mis Ă genoux. Ă la mention du tribut que le peuple de Baine verserait au vainqueur, Keir devina que les gens de lâAlbion ne se soumettraient pas. Quant au chef Picte, mieux valait-il le dĂ©courager de tout Ă©clat de violence, le bras dâIain sans aucun doute armĂ© dâindignation. Saisissant son compagnon par lâĂ©paule, lâĂ©tranger le retint fermement et parla dans un souffle oĂč lâaccent de ses origines le trahissait.
« SâaliĂ©ner ces hommes reviendrait Ă sâaliĂ©ner la toute-puissance du Ciel.
Vos frÚres ont des poignards sous la gorge et vous les menaceriez de votre fiel ? »
Mais en vĂ©ritĂ©, Iain nâavait pas dirigĂ© sa colĂšre contre les hommes du nord. Il cherchait dĂ©sespĂ©rĂ©ment du regard quelquâun dans la foule.
« Arrives-tu Ă distinguer ma sĆur dans la mĂȘlĂ©e au loin ?
Je ne peux la laisser ĂȘtre prise de force vers une tombe libidineuse.
Vois la triste condition de ces femelles vénéneuses,
Dont les charmes ne les prĂ©destineraient quâĂ mourir en esclaves ou en putains ! »
Ainsi, les Norrois avaient imposĂ© une levĂ©e annuelle dâargent en paiement de la rançon Ă©chue aux vaincus ; bien pire, se prĂ©paraient-ils Ă saisir les filles des Pictes comme esclaves. Tandis quâYlgar dĂ©signait dĂ©jĂ des femmes dans lâassemblĂ©e, certains Pictes sâinterposĂšrent, les poings liĂ©s mais le feu au ventre. On en vit insulter les pirates et cracher Ă la face dâYlgar sans mĂȘme baisser les yeux. Lâavant-coureur vint en frapper certains au visage. Rugissant, il avait mĂȘme empoignĂ© un des hommes, le jetant au sol dâun coup de pied dans le travers.
« Cloue tes paroles Ă ta langue sĂ©ditieuse avant quâil ne tâen coĂ»te.
Tu pourrais y perdre plus que ton humeur à maintenir la joute ! »
Cependant, son geste comme sa parole furent arrĂȘtĂ©s par lâintervention du fils de Daire. On venait de rançonner sa fille, une enfant toujours vierge. Eithne nic Ru se dĂ©tachait maintenant de lâattroupement des Pictes insurgĂ©s. Devant le ciel dâalbĂątre, elle Ă©tait telle une statue de marbre. Sa peau Ă©tait pareille Ă la nacre des conques, plus laiteuse que les nuages surplombant en couronne ses cheveux. Ses yeux Ă©taient gris, ses cheveux noirs, si sombres quâils cachaient des reflets bleutĂ©s semblables Ă des vagues dans lâocĂ©an en tempĂȘte. Lorsquâil vit sa fille prise et sa beautĂ© souillĂ©e sous les mains des guerriers Ă©trangers, Ru se jeta en ses devants et frappa de sa propre tĂȘte celui qui lâemmenait. On lâentendit menacer Ylgar, et Ă cet instant, sa vie semblait perdue. Le Norrois vint lâempoigner par le cou, le faisant plier sous sa charge et le poids de lâĂ©touffement.
« Penses-tu que je redoute les sommations au point de me soumettre ?
Pictes insolents, pensant me contraindre Ă mâincliner et me dĂ©mettre.
Quel fol aveuglement, si plein de crĂąnerie, montrez-vous lors tardivement.
Avec cette fougue vous auriez pu disloquer lâEnfer et tous ses lieutenants.
Quelle farce jouez-vous pour refuser lâhonneur de mourir en pleine mĂȘlĂ©e,
Me provoquant ensuite par tant dâinjures en repentir dâune telle lĂąchetĂ© ? »
Pourtant, Ylgar relĂącha sa prise. Il parut Ă ce moment se dĂ©pouiller de son emportement et ne semblait plus enclin Ă la chicane. BlessĂ© durant les combats, il paraissait las de toute altercation. Un de ses bras nus Ă©tait largement entaillĂ©. Il semblait claudiquer de la jambe gauche. MalgrĂ© sa contenance, la vigueur devait dĂ©serter ses membres. Ru Ă©tait Ă ses pieds, rompu sous la violence du garrot. Ylgar avait soumis bon nombre de Pictes au matin et nâespĂ©rait rien moins que se retirer. Il donna quelques consignes Ă ses gens, dans sa propre langue, puis quitta lâassistance sans autre parole, rendant les Pictes au silence et Ă leur stupĂ©faction.
Keir le regarda sâĂ©loigner ; Ylgar boitait en effet, mais le feu de son tempĂ©rament aurait tĂŽt fait selon lui de cautĂ©riser les plaies qui lâavaient diminuĂ©. Il paraissait savoir mĂ©nager ses efforts pour commander au mieux.
Ru maqq Daire se lamentait donc lĂ , sa chair pillĂ©e. On entendait dans la foule des mĂšres gĂ©mir et maudire les pirates venus du nord. Alors que les guerriers les plus proches dâYlgar sâĂ©loignaient avec lui, quelques hommes relevĂšrent les prisonniers. Le sort des survivants paraissait incertain, pris entre la tombe et les fers. Toutes les armes pictes avaient Ă©tĂ© confisquĂ©es. Seuls Iain et Keir avaient conservĂ© leurs lames, ayant rĂ©ussi Ă escamoter leurs fers par quelques artifices, tout en sâĂ©clipsant aprĂšs la dĂ©faite. DĂ©sormais, les gens de Baine se trouvaient dĂ©munis, leurs mains vides de toutes dĂ©fenses, soumis Ă la captivitĂ©.
AprĂšs que leurs camarades furent conscrits, Iain et Keir tentĂšrent de les rejoindre. Ce ne fut pas sans mal. Moins dâune heure sâĂ©tait Ă©coulĂ©e et les entours du broch ne sâĂ©taient pas complĂštement vidĂ©s. Quelques sentinelles demeuraient, tournĂ©es tantĂŽt vers la mer, tantĂŽt vers la plaine. Ils ne pouvaient dĂ©sormais compter que sur le couvert de la nuit pour traverser les Ă©carts entre les maisons rondes.
Câest au soir, aprĂšs avoir attendu une journĂ©e dans lâimpuissance, quâils coururent courbĂ©s les mains au sol, jusquâĂ rejoindre une large hutte, Keir dĂ©signant le lieu oĂč il avait aperçu certains de leurs proches compagnons, le clan Ă©tant dispersĂ©.
Iain et Keir apparurent dans ce logis, non armĂ©s, leurs lames dĂ©posĂ©es dans le tunnel souterrain. Il leur fallut sâintroduire dans le gĂźte par une des lucarnes de pierre, contournant quelques guets. Ils furent accueillis dans un tumulte Ă©touffĂ©, car une dispute semblait avoir Ă©clatĂ© dans le logis oĂč deux esclaves avaient Ă©tĂ© cantonnĂ©s sous les ordres dâun nouveau maĂźtre. Sur quoi Iain tenta de calmer cette petite compagnie, sans comprendre de quoi il en retournait.
Il fit face Ă un enfant prenant part Ă la violente querelle, dont le visage allongĂ© en fer de lance, les cris, les traits et le regard lui semblĂšrent soudain familiers. Il sâĂ©tonna.
« Morag, est-ce vraiment toi ? Je te reconnais à peine.
Ta voix nâa point changĂ© mais que dire de tout le reste ?
Tes cheveux seraient-ils donc tombés de toute ta teste,
Quâainsi si singuliĂšrement tonsurĂ©e tu te promĂšnes ? »
Et sa sĆur, dont la chevelure nâĂ©tait plus mais qui portait les cheveux presque ras, lui rĂ©pondit :
« Je suis tout Ă fait moi mais sous un mĂąle vernis craquelĂ© dâire.
Car je souhaiterais faire taire quelques scandaleux échanges.
Jâai ouĂŻe quelques paroles peu scrupuleuses loin de louanges,
Envers qui mĂ©riterait tous les Ă©gards mais quâon prĂ©fĂšre haĂŻr. »
Il advint que Ru maqq Daire, mis ici en prĂ©sence par le destin, avait Ă©tĂ© informĂ© Ă la fin du jour de la façon dont Morag sâĂ©tait dĂ©robĂ©e au sort funeste dĂ©crit plus tĂŽt, imposĂ© Ă certaines femmes de la tribu. En vĂ©ritĂ©, elle ne sây Ă©tait pas soustraite dâelle-mĂȘme ; la clairvoyance de Keir avait fait son Ćuvre et câest son jugement qui avait conjurĂ© la rançon Ă laquelle elle aurait pu ĂȘtre destinĂ©e. Pendant quâIain Ă©tait Ă ses dĂ©votions, il avait Ă©tĂ© tĂ©moin des agissements des Norrois et entrevu le but de leur façon. Il avait conduit prestement la jeune femme en retrait avant de faire rĂ©investir le fort au chef Picte. Lorsque Morag avait fait Ă©tat de cet acte, elle avait attisĂ© la colĂšre du pĂšre dâEithne. Au moment oĂč Iain et Keir se glissaient dans la maison de pierre, Ru et Morag se querellaient et on entendit le fils de Daire pester haut et fort.
« Les gens de sa race pourraient voler nos vies et tu favorises sa défense ?
Serais-tu vraiment du sang de Baine en tĂ©moignant dâune telle offense ? »
Ce Ă quoi Morag avait rĂ©pondu, au moment mĂȘme oĂč son frĂšre Ă©tait apparu :
« Lâoffense est dans votre calomnie, distillĂ©e dans le venin de la colĂšre.
Vous insultez un hÎte par vos reproches quand il faut lui régler salaire. »
Iain devait sâenquĂ©rir aussitĂŽt des faits. La fureur de Ru maqq Daire lui faisait craindre dâattirer trop lâattention. La raison de cette colĂšre lui tirait soucis. Câest donc sa sĆur qui lui rĂ©pondit, bondissant avant que Ru ne puisse rien objecter. Il apparut que Keir avait soustrait la fille de Baine Ă la vue de tous aprĂšs la bataille, et dans la pĂ©nombre dâune loge de pierre, lui avait cisaillĂ© les cheveux de sa propre lame. Il lâavait pourvue de nouveaux atours, maculĂ© sa face de terre et de sang, si bien quâau grand jour, elle Ă©tait plus passĂ©e pour un jouvenceau quâun tendron.
Il semblait donc quâIain Ă©tait fort redevable Ă Keir pour avoir arrachĂ© sa sĆur aux mains de leurs bourreaux. Cependant, Ru ne voyait pas la situation du mĂȘme Ćil. Il nâaimait pas le nouveau compagnon dâIain. Il Ă©tait notoire que ce dernier nâĂ©tait pas de sang bleu, puisque tel Ă©tait le terme employĂ© par les gens du pays pour dĂ©signer les fils de CalĂ©donie. Ru le soupçonnait fortement dâĂȘtre de souche baptisĂ©e et abhorrait tant la doctrine de Rome quâil vouait Ă Keir une haine fĂ©roce. Il nâentendait pas ĂȘtre soumis Ă quelques croyances extĂ©rieures. Il exĂ©crait les dogmes comme les ornements de la foi papiste, jusquâau signe du saint supplice, et le nom du Christ ne devait point ĂȘtre prononcĂ© en sa prĂ©sence. Aussi se montrait-il dâune violence non mesurĂ©e envers les fidĂšles, apĂŽtres ou prĂȘcheurs convertis au crĂ©do des Ăvangiles. Cette tare chez Keir se voyait augmentĂ©e par le fait quâEithne sâĂ©tait vue kidnappĂ©e, tandis que Morag Ă©tait sauve. Iain fut donc pris Ă parti. Keir dĂ©cida Ă cet instant de sâinterposer.
« Vous vous montrez bien injuste envers ceux qui avec vous ont guerroyé.
Ă lâheure du coq, vous ne considĂ©riez pas vos amis dâun Ćil si mĂ©prisant.
Tous ont amÚrement versé sang et sueur avant que vous ne les rudoyiez
Par de vives paroles, sorties pleines de fiel de tous vos pores ruisselants.
Vous pleurez de vertes larmes qui vous corrompent par trop la bouche !
Votre esprit se voile, votre visage se pare des affreux traits de la colĂšre.
Je ne vous parlerai pas de façon courtoise puisquâil vous en coĂ»te.
Ăcoutez qui sâadresse Ă vous sans retenue ni besoin de vous complaire.
Pensez-vous ĂȘtre lâunique proie du destin qui seule complairait au Deuil ?
Des parents furent jadis enlevés aux fils et amis lors qui se lamentent.
Le Néant ne distingue point les ùmes quand il en recouvre de son linceul
Le visage sépulcral des corps tombés, rivaux, frÚres ou femmes aimantes. »
Mais le fils de Daire Ă©tait dâune mĂ©chante humeur, nĂ© le sang chaud au vĂȘlage, festonnĂ© dâaudace et dâimpudeur, la fureur bardant tous ses actes. AgrippĂ© par le col de sa tunique de laine, Keir se dĂ©fit de lâĂ©treinte menaçante du paĂŻen. Ru lui tenait tĂȘte, soumis Ă un nouvel accĂšs de colĂšre auquel il fallait mettre fin. Le tumulte rĂ©gnait dans le logis. Sous la toiture de chaume et de gazon, Iain redouta lâintrusion des Danari. Il nâeut dâautres choix que de museler lâimpĂ©tuositĂ© du Picte avec sĂ©vĂ©ritĂ©. Repoussant Ru maqq Daire contre un des murs de pierre, il lâaccula fermement en lâintimant de se taire. Plaidant pour ses proches, il Ă©treignit le Picte trop enhardi. Keir nâavait-il pas fait couler le sang du nord, combattant aux cĂŽtĂ©s des CalĂ©doniens ? Mais puisquâIain semblait tenir pour frĂšre lâĂ©tranger, la voix de la raison disparut chez Ru maqq Daire.
« FrĂšre ? Cet Ă©tranger ? Ne parle-t-il pas lui aussi dâun son diffĂ©rent ?
Il fait montre dâun beau parlĂ© pour nous endormir de son accent.
Ah, comme il y va dâun pĂ©dant verbiage pour me bercer lâoreille !
Et vous, qui lâĂ©coutez au point dâen rĂ©pĂ©ter les doctes Ă©vangiles !
Pantins écervelés par les coups de haches et une onde de babils.
Il vous fait agir selon son envie en vous noyant dans le sommeil ! »
Iain devait sâemporter Ă son tour, conscient de lâinsolence de ces propos envers sa dĂ©cision de se fier Ă son hĂŽte. Cependant, Keir balaya le camouflet en dĂ©fendant sa cause, Ă©touffant par une ruade toute rĂ©ponse de Ru maqq Daire, comme la colĂšre dâIain, ce dernier semblant perdre en contenance.
« Tu te montres le bras vaillant à la tùche, mu sans chaßnes ni collier,
Mais dans une ùme nourrie de folle hardiesse, par trop huilée de méfiance.
à te garder des mauvais tours, tu en viens à confondre les rivaux et les alliés.
Cela tâĂ©pargne bien des jougs et tromperies, mais te farcit de malveillance.
Je ne suis point né esclave que tu cherches à me soumettre à quelque volonté.
Du temps, je nâen ai pas eu assez pour sauver toutes les dames en pĂ©ril de ce village.
Pourrais-je encore y faire quelque chose que ton enfant aurait pour sûr le crùne rasé.
Je ne dĂ©fends point vos frĂšres dans la mĂȘlĂ©e pour condamner vos filles Ă lâesclavage. »
Le fils de Daire se tint coi, les phalanges de ses doigts blanchies par ses poings serrĂ©s. Pris comme un liĂšvre au collet, il ravala Ă contre-cĆur tout son fiel. EsseulĂ© dans cet Ă©change, il lui fallut enterrer tout son orgueil. Avare en pitiĂ© dans ses propos, il nâeut pas dâautre choix que de se soumettre. Repoussant Iain, toisant lâĂ©tranger, il lui cracha au visage avant de se retirer dans la maison ronde fermĂ©e, rĂ©primant en son sein les foudres du ciel.
[1] En langue norne (des Ăźles Shetland et Orcades), ârocher/falaiseâ. Toponyme fictif.
[2] PrĂ©nom dâorigine gaĂ©lique, se prononçant âbawnyehâ. On retiendra dans le rĂ©cit la prononciation française.
[3] Emprunt au gaĂ©lique dâĂcosse, âportâ. Toponyme fictif.
[4] Forme protoceltique de âchatâ. La province de Cait est donc la province/terre du chat, peut-ĂȘtre le lynx europĂ©en, descendant du tigre Ă dent de sabre.
[5] Chez les Pictes, on pense que le pouvoir pouvait ĂȘtre transmis par la mĂšre.
[6] Certains guerriers scandinaves appelĂ©s Ălfheðnar Ă©taient rĂ©putĂ©s se couvrir de peaux de loups.
[7] En gaĂ©lique dâĂcosse, âOrcadesâ.
[8] DâoĂč le nom âDanemarkâ, marche des Danes, peuple des rois Dan.
[9] Autre nom dâOdin.
[10] Loup géant, fils du dieu Loki.
[11] En picte, le prĂ©fixe orc- signifierait âcochonâ. En vieux norrois, orkn- signifie âphoqueâ, ce qui est plus acceptable ici car les Orcades sont un archipel subarctique.

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