L’hélicoptère décolla quelques instants plus tard emportant l’unité entière vers sa destination. Les pales des retors vrombissaient et faisaient vibrer la carlingue à mesure qu’ils avançaient. Bien que militarisé, le véhicule arborait des couleurs neutres mimant celles des opérateurs de secours.
« Arrivée sur site dans trois minutes. Tout le monde est au fait du plan, n’est-ce pas ? »
L’ensemble de l’équipe qui écoutait les instructions dans les casques réservés aux passagers approuva d’un signe de la tête et John reprit la main.
« Nous ne savons pas ce qui pourrait nous tomber dessus une fois sur place. Notre objectif est de mettre tout ce petit monde derrière les barreaux, mais si jamais vous sentez que la situation nous échappe…
— Je croyais qu’on devait neutraliser ses hommes ? s’inquiéta Stephen en fronçant les sourcils.
— Nous allons arriver de nuit dans un endroit qu’on ne connait pas. Leur terrain, leurs règles. »
Le regard des trois hommes se porta sur Parker.
« Je ferai ce qu’il faut, se défendit-il d’un air grave. De toute façon je n’ai pas le choix ? »
Aucun ne répondit, ils contentèrent de détourner le regard.
Parker sentit le poids d’une solitude étrange peser sur ses épaules ; à son tour, il se détourna et observa la nuit noire au-dehors. Le paysage urbain endormi était parsemé de chemins tracés par les lumières des lampadaires, mais plus le temps passait, plus ces éléments se faisaient distants et isolés.
Le plan prévoyait que l’hélicoptère devait atterrir à un peu plus d’un kilomètre de leur destination pour éviter d’éveiller les soupçons. Un terrain vague couvert d’arbres épars, de dépôts d’ordures sauvages et de voitures abandonnées leur permettrait d’avancer discrètement jusqu’à la bâtisse de briques rouges.
Malgré la nuit, Parker distingua plus facilement les nuages maintenant qu’ils étaient en retrait de la ville. La moiteur froide de l’hiver n’avait pas encore déchainé les éléments contre eux. Au moins pouvaient-ils espérer avancer sans encombre jusqu’à la cible.
« Trois groupes, comme prévu. Delta, dit-il au pilote, tu restes en alerte et à l’écoute, je veux que tu puisses rallier notre position en un minimum de temps si ça dégénère.
— Reçu, chef.
— Allez tout le monde, dehors. Titan en tête, je serai en appui. Vous deux, vous nous suivez à deux minutes, compris ?
— À vos ordres, approuvèrent les deux hommes en cœur.
— On y va ! »
L’ordre donné, Parker tira sur la porte et quitta le véhicule dont les rotors ralentissaient déjà . Il avait le réflexe de se baisser bien qu’il n’eut jamais touché les pales en rotation au-dessus d’eux. Se courber était une précaution supplémentaire.
Titan était capable de couvrir une grande distance en peu de temps, si bien que son avance se fit naturellement sur John qui avait malgré tout une condition physique particulièrement affutée.
Les entrainements dispensés à Parker avaient porté leurs fruits.
Dans la jungle de tôles et d’acier dégradé par le temps, les pas lourds de Parker résonnaient en frappant le sol. Il avait appris à équilibrer ses pas pour réduire son manque de discrétion lors d’une approche rapide, mais il avait aussi beaucoup de mal à conserver ses appuis lorsqu’il rencontrait un sol irrégulier.
Arrivé au bout du terrain sans encombre, il signala sa position par deux clics sur sa radio et reçut trois clics en retour.
John le suivait sans encombre et l’autorisait à poursuivre la mission.
L’ancienne usine ACE Chemicals n’était éclairée que par quelques lampadaires entourant son enceinte. Les vitres avaient probablement été recouvertes ou peintes pour éviter d’attirer l’attention de qui que ce soit dans ce lieu abandonné près de vingt années plus tôt.
Le rapport de mission précisait qu’il était possible que des agents chimiques soient encore présents dans les lieux. Les masques à oxygène prévus pour les interventions en milieu à risque étaient indispensables.
Il repéra une entrée à l’écart et avança prudemment jusqu’à la double-porte métallique. Les traces sur le sol ne laissaient planer aucun doute sur son utilisation récente.
Des voix s’élevaient depuis l’intérieur, mais lui semblèrent assez lointaines. Il ne pouvait entrer en force sans l’aval du chef de la mission.
La porte commença à s’ouvrir et Parker eut tout juste le temps de disparaitre dans l’ombre.
L’homme armé d’un fusil d’assaut accroché en bandoulière venait d’allumer une cigarette dont la première bouffée parut le soulager d’un poids immense. Un deuxième arriva dans son dos et l’imita.
« J’en ai marre de me cacher ici.
— Le boss dit qu’on doit se tenir prêts, affirma le second avant de recracher la fumée. Si tout va bien on sera tranquilles d’ici une ou deux semaines d’après Concetti.
— Ce sous-fifre de mes deux ? Tu déconnes. Il ment aussi mal que ma sœur. »
Le premier toussa d’un rire gras, mais aucun ne vit arriver les larges poings qui s’abattirent sur leur nuque. Les deux hommes étaient assommés pour quelques heures à n’en pas douter, mais la force et la précision de Parker y étaient clairement pour quelque chose.
« Leader, la voie est libre, j’entre dans la bergerie. »
Trois clics pour toute réponse, le Titan s’engouffra dans le corridor une fois les corps inanimés planqués derrière un conteneur à ordures.
Le couloir lui parut étroit, mais cette fois il devait rester discret et tous ses sens en alerte. La bergerie n’était probablement pas le meilleur des qualificatifs pour désigner la tanière d’un baron de la pègre, mais il se contentait de suivre les codes et les instructions dispensées par la hiérarchie.
C’était en cela notamment qu’il s’était assagi. L’expérience lui donnait un peu plus de sagesse chaque jour, mais il n’en demeurait pas moins un enfant d’une vingtaine d’années avec des pouvoirs phénoménaux : sa force était décuplée, aussi bien que ses sens et son habileté.
Il suivit le couloir jusqu’à un escalier menant aux étages supérieurs. Son but était de mettre la main sur Lombardi avant d’essuyer tout affrontement avec ses gardes armés.
Lorsqu’il parvint au sommet des marches, il aperçut une lueur étrange. La coursive était ouverte sur la salle principale de l’usine et en contrebas il aperçut des hommes en blouse blanche en train de s’affairer autour de machinerie de distillation. Au bout de la chaine, il pouvait apercevoir des caisses en bois sans doute destinées à contenir le produit fini. Les quais de chargement étaient vides et les volets métalliques baissés laissaient supposer qu’il n’y avait encore aucun transport dans la zone de fret.
« Magnez-vous, le patron veut que la cargaison soit prête dans deux heures !
— Ce que vous demandez est impossible, rétorqua l’un des ouvriers.
— Dommage, mais si tu n’es pas capable d’assurer la cadence, alors on va devoir te remplacer…
— Non, je… »
La balle siffla et le corps mou retomba sur le sol dans un bruissement sec.
« D’autres ont envie de donner leur démission ? »
La question était rhétorique et les ouvriers reprirent leur chemin comme si de rien n’était. L’homme en costume noir siffla à deux de ses hommes d’évacuer la carcasse du malheureux sans plus de considération que s’il s’était agi d’un sac d’ordures.
« Allez au boulot. Le compteur tourne. »
Parker resta interdit un instant puis se ressaisit. Il avait le devoir de se concentrer sur sa mission, son unique objectif. Trouver Lombardi et l’amener, inconscient si nécessaire devant l’autorité de sa hiérarchie.
En face de lui, de l’autre côté de l’usine semblaient se trouver les bureaux de l’exploitation. C’est à cet endroit que le chef de toute l’opération devait se trouver.
Maintenant qu’il était entré, il se trouvait seul et devait prendre les décisions nécessaires à l’accomplissement de sa mission, pour lui-même, comme pour ses coéquipiers. Le plan prévoyait seulement que John devait le suivre à l’intérieur, les autres resteraient en dehors.
La résistance particulière de Parker pouvait le préparer à tout affronter, mais il lui avait semblé que cette fois au moins quelque chose pouvait ne pas se dérouler comme prévu.
Avec une infinie précaution, Parker se déplaça dans l’ombre pour ne pas attirer l’attention. Si l’essentiel des chiens de garde de Lombardi se trouvait dans la salle en contrebas, il n’était pas exclu que quelques-uns d’entre eux se trouvent proches de leur chef à l’étage.
Après quelques minutes passées à observer les allées et venues des ouvriers situés en contrebas, il avança sereinement vers la large pièce fermée de l’étage. De la lumière filtrait sous la porte et quelques ombres animaient parfois l’intérieur pourtant silencieux.
Il n’y avait pas de bonne façon de procéder. Quelle que soit la situation, la moindre inconnue dans l’équation suffisait à fausser le jugement d’un seul homme. Les probabilités s’effondraient alors et il ne fallait plus compter que sur l’instinct et les capacités d’adaptation de l’individu.
Parker n’avait pas l’expérience de John, ni même la froide réflexion de Conrad, mais il avait pour lui un instinct hors norme et des réflexes aussi vifs que ceux d’un prédateur en chasse.
Si des questionnements avaient surgi des ténèbres à l’instant même où il avait pénétré la structure des trafiquants, il se devait de les mettre de côté afin de ne pas parasiter son jugement. Pourtant, quelque chose lui échappait dans cette histoire, mais il n’avait aucun doute sur le fait qu’il en saurait bien plus sur le sujet.
« Titan, tu es en place ? »
Il répondit par deux clics à la radio et resserra les sangles de ses gants autour de ses poignets. Tout son corps répondait à l’appel de sa préparation mentale. Il le savait, la clé résidait dans une rapidité d’exécution sans faille.
« Quand tu veux, Charlie, Écho, vous restez en stand-by. »
La radio cessa d’émettre et Parker mit un coup de pied si puissant dans la porte que le cadre métallique entier fut arraché des murs en brique de la salle. Elle faucha au passage un homme qui se trouvait en face et retomba lourdement sur son corps. D’un rapide coup d’œil, il dénombra trois autres gardes armés et un bureau aux parois vitrées dans le fond.
Son objectif se trouvait là , il en était persuadé.
John devait déjà être à l’intérieur quand Parker saisit le premier des trois hommes de main pour le jeter au-delà de la rambarde derrière lui. Telle une poupée de chiffon, la pauvre victime ne trouva aucune prise à laquelle se raccrocher et s’écrasa au sol en contrebas.
Plus que deux.
L’homme sur sa droite tira une rafale dans sa direction qui vint s’écraser sur le renfort fixé sur son bras et il parvint à se jeter sur lui comme une bête en furie.
Malgré tout, l’homme à terre sembla croquer quelque chose qui se trouvait dans sa bouche et une lumière violacée inonda bientôt les veines du garde qui se mua en une seconde en quelque chose de différent.
Parker ne sut dire s’il s’agissait d’une bête ou d’un être humain, mais la chose qui lui faisait face l’avait repoussé avec une telle force qu’il se trouva projeté en plafond. La chute n’en fut que plus violente et il sentit le bois craquer sous lui. Le plancher ne résisterait pas très longtemps à son poids. Sa vision légèrement troublée, il eut tout juste le temps de voir le dernier garde s’enfuir en protégeant son objectif. Quand il se redressa, Titan était face à ce qui l’avait violemment fait voltiger.
Ce n’était jamais arrivé auparavant, malgré l’entrainement intensif que lui faisait subir John. Pouvoir le soulever et le jeter en l’air nécessitait une force et une maitrise que peu étaient capables de mobiliser.
« Toi… vociféra le garde transformé. Tu ne sortiras pas d’ici vivant. »
L’homme qui lui faisait face avec un corps disproportionné, des épaules bien plus larges qu’auparavant, de telle sorte que son costume avait craqué en plusieurs endroits. Par-dessus tout, c’était son visage qui marqua Parker : les yeux injectés de sang, et les veines ressortaient sur son front et ses tempes à tel point qu’il ne parvenait plus à respirer suffisamment. L’aspect répugnant du mutant n’était pas quelque chose qui avait été annoncé au briefing, quand bien même Conrad avait expliqué que ces hommes pouvaient tout à fait tirer parti des effets anesthésiants de la drogue pour se battre comme des diables.
À aucun moment, il n’avait mentionné qu’elle pouvait leur donner un avantage aussi significatif. Ni même les transformer en quelque chose d’inhumain.
Parker fit craquer les jointures de ses doigts comme pour mieux se préparer à l’assaut et s’élança vers la chose qui lui faisait face. Les poings s’entrechoquèrent violemment et tous deux furent projetés en arrière.
Leur force était égale, mais Parker savait qu’il n’avait que peu de temps : même si John pouvait assurer ses arrières, l’objectif de la mission pouvait s’échapper.
Il retomba sur le sol douloureusement et cette fois, il sentit que le bois ne tiendrait pas au craquement sourd que fit le parquet.
Les deux combattants se retrouvèrent bientôt une dizaine de mètres plus bas, sonnés par la chute depuis l’étage supérieur. Malgré sa résistance et son assurance, Parker s’était laissé surprendre par un adversaire plus puissant qu’il ne le pensait.
« C’est ça qu’on appelle Titan ? »
La chose en face de lui riait à gorge déployée, un son guttural écœurant et effrayant.
Le cadet de l’escouade voyait rouge, sa colère dépassait sa raison de loin à présent et il fit montre d’un courage sans faille pour ne pas lui arracher la tête. Derrière le garde transformé, les ouvriers s’étaient enfuis et il apercevait au fond de la salle le dernier membre de la garde rapprochée de Lombardi protéger son employeur.
« On dirait qu’on est plus seuls dans la partie, maugréa Parker qui commençait à avoir chaud dans sa combinaison renforcée. Maintenant on va pouvoir se lâcher un peu. »
Sans précaution, il détacha la lanière de son casque et le laissa retomber sur le sol avant de bondir en direction de son adversaire. La force déployée pour le frapper eut raison de la créature qui fut emportée par le colosse et lui fit traverser un pilier en béton. La structure en métal lacéra le garde et blessa Parker au niveau de l’épaule gauche.
Les deux hommes se retrouvèrent à terre quand le mutant lui assena un coup de poing imparable dans les côtes. Son corps résistait, mais il savait que le temps était compté. Il ne pouvait se battre indéfiniment avec autant de ferveur. Genoux à terre, il rassembla ses forces et se jeta en direction de la créature qu’il atteint en plein visage.
La sensation terrible des os qui se brisent sous l’impact le révulsa, mais il était bien trop tard pour reculer. Le mal était fait et l’homme pris au piège de son coup presque mortel se débattit avec toute la rage d’une proie se sachant condamnée.
L’instinct avait repris le dessus et Titan souleva le corps de son adversaire dans les airs avant de venir briser son dos sur l’un de ses genoux.
Le sang jaillissait de la bouche sanguinolente de l’homme agonisant sur le sol, mais Parker n’eut pas le temps de reprendre son souffle qu’il sentit le sifflement d’une balle lui bruler la joue droite. Il se jeta en avant derrière les caisses en bois entreposées là .
« Parker, sors de là ! »
La voix de Stephen était parasitée par le bruit des balles sifflant autour de lui. Il risqua une œillade un peu plus loin pour constater que John et Lombardi avaient disparu.
Il eut tout juste le temps d’apercevoir que plusieurs autres hommes de main se transformaient que les balles sifflèrent de nouveau.
« On va tout faire péter, sors ton cul de princesse de là immédiatement ! »
Intérieurement, il se demanda comment tout avait si vite tourné au fiasco. La mission en apparence si simple s’était transformée en cauchemar peuplé de monstres.
Sans réfléchir davantage, Parker attendit le moment opportun et quitta sa position en direction des hautes fenêtres de l’ancienne usine. Avec suffisamment d’élan, son poids pourrait faire sauter les grilles protégeant autrefois les parois vitrées des voleurs.
Tel un boulet de canon tiré à bout portant, la tête protégée derrière ses bras, Parker se retrouva au-dehors, complètement sonné, tandis que l’hélicoptère approchant lançait plusieurs salves de roquettes.
Les missiles atteignirent rapidement tout le bâtiment qui s’effondra sous l’effet des explosifs. La poussière, la chaleur et le vacarme propulsèrent Parker plus loin. Éjecté par la puissance de la déflagration, il fut violemment projeté au sol.
Sa tête lui faisait mal et il avait l’impression de ne plus sentir son corps. Ses sens étaient perturbés sans qu’il comprenne vraiment pourquoi. Il tenta de se redresser, mais s’effondra au sol.
Ses paupières clignèrent à plusieurs reprises et, alors qu’il entrevoyait John qui maintenait la cible de leur opération en joue, il sombra dans l’inconscience.

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