« Il y a eu de bien étranges choses faites dans le monde, et certaines d’entre elles se sont passées sous le couvert de la religion. »

– H.P. Lovecraft « L’Appel de Cthulhu »

Les ombres étaient nombreuses dans la Tour. Les rengoards n’avaient pas attendu la nuit pour envahir l’endroit. Avaient-ils été guidés ?

Rhô était terrifié à la vue des prédateurs qui remontaient leur piste depuis l’entrée, mais se perdaient une fois arrivés dans le grand hall. Les créatures n’étaient que deux ou trois au plus, mais c’était déjà bien suffisant pour y passer. Ils avaient été protégés par leur épaisse fourrure, mais les marques trahissaient leur relative fragilité face à la lumière.

« On ne pourra rien faire pour passer, chuchota Écho qui observait à côté de lui.

— On doit trouver un moyen, si la Tour réveille tous ceux restés en stase ce sera un carnage.

— Et si on intervient sans aucun plan, c’est nous qui nous ferons massacrer. »

Écho était la sagesse qui lui manquait. Elle avait cet aplomb et une sorte de tranquillité qu’il n’envisageait même pas.

Rhô savait qu’elle avait raison. Ils devaient se montrer prudents.

« On devrait essayer de trouver un moyen de prendre le contrôle de la Tour, dit-elle calmement. Notre meilleur moyen d’empêcher que les marqueurs s’éveillent c’est de forcer cette fichue IV à comprendre que ce n’est pas dans l’intérêt de sa mission. »

Le mot marqueur le dérangeait, mais il n’objecta pas.

Elle avait raison une fois encore.

Ils redescendirent les marches au pas de course et arrivèrent dans la grande salle où leur avait parlé le système qui gouvernait l’activité de la Tour. Il n’y avait rien en apparence qui leur permettait de court-circuiter le rôle de l’intelligence, mais Rhô réfléchissait à tous les moyens à leur disposition pour tenter de reprendre l’avantage.

Aucun ne lui paraissait totalement satisfaisant.

Parmi toutes ces éventualités, la pire demeurait l’inaction.

« IV, trancha Écho, montre-moi les scanners de présence dans la Tour.

— Accès autorisé. »

Un hologramme s’éleva au centre de la pièce, près d’un poinçon sur le sol qu’ils n’avaient même pas remarqué. Les débris et les objets entreposés n’importe comment retenaient tellement l’attention, qu’aucun d’eux n’avait à ce moment imaginé qu’il pouvait se trouver dans cet endroit un système comparable.

La carte était précise, matérialisant différentes couleurs et matières devant eux pour représenter l’architecture de la construction.

« Me…naces de niveau trois détectées.

— Sais-tu ce que sont ces choses ?

— Prédateurs indigènes inconnus. Analyse génétique impossible. Probabilité de menace : modérée.

— Où en est le réveil des marqueurs ? reprit Rhô. Sont-ils en danger ? »

La machine mit un temps de réponse plus important que d’ordinaire et apparut au milieu de l’hologramme comme une créature bipède à la peau noir et vert. Le visage et le corps de l’individu étaient à la fois similaires aux humains et complexes dans sa construction.

Bien que l’image fût en réalité une pâle reproduction, Rhô en déduisit qu’elle avait pris la forme de son créateur.

« Les marqueurs son-sont encore en stase. Analyse du niveau de menace. »

Un bruit légèrement différent siffla autour d’eux.

« Menace sur la pérennité de la colonie faible. Menace immédiate pour les marqueurs élevée. Intégrité de la structure de la Tour à quatre-vingt-six pour cent. »

Visiblement, attirer l’attention du gestionnaire de la construction illyrienne sur le niveau considérable de perte qu’engendrerait un réveil des individus clonés avait porté ses fruits. Il n’était plus question de libérer tout le monde, mais bel et bien de préserver un maximum de clones.

« Peut-on obtenir des informations sur le projet ?

— La Tour est un projet vaste, vous devez préciser votre requête. »

La réponse n’était pas nécessairement positive, mais au moins ne se retrouvaient-ils pas totalement exclus. Ils échangèrent un regard de connivence puis Rhô reprit :

« Quel est l’objet de ce projet ? »

Un nouveau sifflement débuta puis quelques secondes plus tard la voix synthétique reprit tandis que l’hologramme disparaissait, ne laissant plus que l’avatar illyrien devant eux.

« Objectif premier : contenir la menace des excarths et circonscrire leur population. Seconde phase : élimination de la menace en cas de résistance. Phase finale : annihilation de la planète par la purge. »

La « mission » consistait en un génocide assumé. Rhô avait senti son estomac se retourner et réprima un haut-le-cœur. Il n’avait aucun moyen de comprendre comment une espèce pouvait se prévaloir d’intérêts si capitaux qu’ils pouvaient surpasser la vie d’autres individus. Sa propre condition était une ignominie qu’il ne pouvait qualifier, mais la menace que son existence même faisait peser sur les Amantis était inconcevable.

Annihilation.

Le terme employé était si puissant et témoin d’une pensée radicale que sa portée lui échappait.

Les Amantis n’étaient plus. Ne restait que leur héritage lié à quelques combinaisons de bases dans l’ADN des marqueurs.

« Pourquoi la Tour poursuit-elle sa mission ? Ça n’a rien de logique… pensa Écho à voix haute.

— À moins que… IV ? Tes directives en cours ?

— Eliminnaaa-nation de la menace Amantis.

— Où sont localisés les Amantis que tu pourchasses ? »

L’ordinateur commença à siffler et un hologramme de la carte de la vallée se dressa au centre de la pièce. La projection était instable, vacillante. Par moments, des artefacts de modélisation perturbaient l’image construite pas les lentilles.

Le Palais se trouvait marqué en rouge.

« Si jamais il s’aperçoit qu’ils n’existent plus, tu risques de déclencher la phase finale… le prévint sa compagne. Cette machine est en fin de cycle et je doute que ses concepteurs aient prévu ce cas de figure. »

Rhô avait une autre analyse de la situation. Quelque chose l’intriguait dans l’obsession de la mission pour l’hybridation.

« Elle sait parfaitement ce qu’il en est. Je crois même que tous les Amantis qui se trouvaient en liberté ont été tués comme nous l’a expliqué Eiris.

— Alors quel but poursuit la Tour ?

— Exactement ce qu’elle nous a dit : elle cherche un moyen de terminer sa mission en détruisant les derniers individus. »

Rhô commença à manipuler l’image pour agrandir la visibilité sur le Palais. Il agissait par instinct, car il n’avait jamais connu aucun système de ce genre, mais la technologie était sans doute elle aussi inscrite dans sa mémoire.

« C’est là, regarde. »

Une zone rouge se trouvait non pas dans le palais, mais en dessous. Deux voyants distincts et parfaitement identifiés pulsaient dans la lumière de l’hologramme.

« Eiris ne nous a pas raconté toute l’histoire, conclut-il. Il reste deux Amantis en vie. Voilà pourquoi la Tour n’a pas détruit la vallée. »

Il reprit la main sur la conversation avec l’intelligence illyrienne.

« Tu ne peux pas déclencher la phase finale tant que les Amantis sont vivants n’est-ce pas ?

— C’est une d-d-des conditio-ons pour mettre en marche la directive finale. Toute vie doit être terminée avant sans quoi le-eeeuuh palais pour contenir les ressources suffisantes pour lees protéger. »

La révélation était une confirmation de sa théorie, l’affirmation même que les Amantis n’avaient pas encore dit leur dernier mot et cela n’avait sans doute pas plu aux Illyriens.

« Explique-moi pourquoi les Illyriens ne sont pas ici pour terminer cette mission. »

L’IV effaça la carte et modélisa la planète des Illyriens. Elle expliqua que le commandement de l’Imperium n’avait plus la capacité de se trouver sur le front et c’est ce qui motiva la construction de la Tour.

Il n’était pas question de remplacer, mais bel et bien de combler un manque.

« Andalahr a été vaporisée du fait de conflits internes au sein de la société illyrienne. »

La planète se trouvait exposée au vide spatial comme si elle n’avait jamais eu d’atmosphère. Le conflit ouvert avec les Amantis a provoqué un schisme dans le dogme et une fracture profonde dans la société illyrienne qui mena à une guerre civile. Les Illyriens qui survécurent à cette menace constituèrent une élite ayant pour charge de faire payer aux Amantis qui demeuraient dans cette vallée le tribut pour avoir causé leur propre perte. »

Écho enregistrait chaque information, tentait de remettre les pièces dans l’ordre pour reconstituer une Histoire qu’elle pouvait comprendre. Une logique qu’elle pouvait appréhender.

Rhô était plus attentif, plus concentré sur les informations données par l’IV.

« À quel moment a-t-il été décidé de construire la Tour ?

— Lorsque les Illyriens comprirent qu’ils ne pourraient pas eux-mêmes accomplir l’exécution de leur dernière mission, ils trouvèrent une espèce dont l’hybridation avec l’ADN amantis pouvait aisément se pratiquer sans occasionner de rejet majeur. »

Les êtres humains étaient connus dans la galaxie. Bien que les Illyriens n’eussent que faire des problèmes des mondes extérieurs à leur système, ils maitrisaient depuis longtemps le voyage interstellaire et rapportèrent des contrés voisines des échantillons biologiques humains que leurs scientifiques manipulèrent sans faire aucun cas des conséquences de leurs expériences.

« Un génocide, la manipulation génétique d’êtres humains… Le clonage sans aucune notion éthique. La liste commence à être longue, constatait Écho, abasourdie.

— On doit mettre fin à cette folie.

— Comment ? On n’a accès à rien ici…

— IV, montre-moi le plan détaillé des installations. »

L’image qui apparut devant eux représentait la construction dans son ensemble. Elle était bien plus haute que ce qu’ils avaient pu observer depuis l’extérieur, sans doute l’un des effets du temps sur la Tour elle-même qui ne pouvait résister plus que ce que ses matériaux de construction lui permettaient.

Rhô recommença à manipuler les images et afficha leur propre position dans le sous-sol. En dessous d’eux se trouvait une chambre parfaitement sphérique, large d’une dizaine de mètres.

« C’est là.

— Le cœur du système ? »

Le cœur était le centre nerveux de la Tour, un bunker protégé, bien qu’endommagé par le temps d’après les défaillances du système.

« Tu n’envisages quand même pas de la détruire ? supposa Écho, les sourcils froncés.

— Tu vois une autre solution ?

— Et les clones ? Tu as pensé à ce qu’ils deviendraient si cet endroit venait à être désactivé ? »

Si Rhô avait été honnête avec elle, il lui aurait confié qu’il préférait ne pas y penser. Le choix n’en était pas vraiment un. La Tour avait confirmé qu’elle ne s’arrêterait que lorsque le dernier des Amantis aurait cessé de respirer et qu’alors sa mission lui imposait de détruire la vallée elle-même.

« Je m’efforce de trouver une solution, s’emporta Rhô en poursuivant ses investigations. Dis-moi quoi faire ? »

La vieille femme hurla de rage et renversa un objet ressemblant à une table qui se trouvait proche d’eux. Rhô arrêta ce qu’il entreprenait, pas parce qu’elle était parvenue à le convaincre, mais davantage parce qu’il avait le sentiment qu’il devait lui prêter attention.

« Écho… Tu ne comprends pas. Cet endroit… Ce que nous sommes. Nous ne pouvons pas mettre en balance ce que nous devons faire avec ce que nous voudrions faire.

— Ton sentiment de justice n’est basé sur rien ! déclara-t-elle toujours en colère.

— On ne pas les libérer, déclara-t-il pour apaiser la conversation. Si nous le faisons, les rengoards se chargeront de les tuer. »

Des larmes roulaient sur ses joues, non pas de rage, mais provoquées par l’impuissance qu’elle ressentait.

« J’ai passé tellement de temps enfermé ici que si tout s’était arrêté je n’aurai même pas eu l’opportunité de vivre vraiment. Tu ne peux pas comprendre ça. »

Sa voix était éraillée par la colère et la tristesse mêlées. Sa voix brisée était désarmante, mais même s’il comprenait en partie la peine qu’elle ressentait, il ne se sentait pas le droit de prendre la décision qu’elle exigeait presque de lui.

« Si tu détruis la Tour maintenant, tu mettras fin à tous ceux qui sont encore enfermés ici…

— Si je ne fais rien, la Tour continuera de les sacrifier un à un, jusqu’à ce que l’un d’entre nous provoque la fin des Amantis. Le Tour déclenchera le dernier protocole. »

Elle eut un rire mauvais, entre colère et rancœur. Les larmes coulaient malgré elle.

« Tu penses vraiment que tu es un sauveur alors ? Un homme qui s’estime le droit de décider qui vit et qui meurt ? » cracha-t-elle, amère.

Rhô la trouvait injuste, mais il n’en dit rien. Il n’avait pas le cœur à se défendre en pure perte, persuadé que toute réponse émotionnelle était ce qu’elle attendait, même inconsciemment pour surenchérir.

« On ne peut pas se battre toi et moi, dit-il. Il n’y aura pas de fin heureuse à tout ça. C’est impossible. Les clones ne sont que des outils jetables pour la Tour. Nous ne sommes que des objets qu’elle utilise pour atteindre un but fixé il y a des millénaires par une civilisation éteinte. Ils étaient incapables de tolérer l’existence d’une espèce pacifiste au nom d’un dogme religieux disparu. »

Son visage devint plus grave encore.

« On ne vaudrait pas mieux qu’eux si on laissait les choses se poursuivre. Il n’y a aucun retour en arrière possible, elle ne s’arrêtera pas avant d’avoir achevé sa mission et ceux qui se trouveront encore ici bruleront avec le reste de la vallée. »

Écho déglutit avec difficulté, sa passion contenue par une vérité difficile, mais inattaquable.

« Aucun de nous n’a jamais eu le choix, tu l’as entendu ? Des centaines d’entre nous sont morts pour une cause dont ils n’ont sans doute jamais soupçonné l’existence, » poursuivit-il avec passion.

Le dernier mot se répéta en écho claquant entre les murs métalliques de la chambre. La Tour elle-même ne semblait pas s’émouvoir de l’argumentation de Rhô. Ses idées bien arrêtées étaient pourtant contraires à la mission, mais l’IV ne s’adressait à eux que lorsqu’ils la sollicitaient directement.

« Si nous faisons ça, dit-elle avec les yeux humides, nous aurons mis un terme à la vie de centaines d’innocents supplémentaires. »

Rhô comprenait, mais il avait aussi conscience de sa responsabilité, du pouvoir qu’il détenait. Ils pouvaient décider de laisser les choses se poursuivre jusqu’à ce que tout le monde meure ou mettre fin à un cycle de destruction en sacrifiant les siens tant qu’ils étaient encore endormis.

« La finalité serait la même pour tout le monde ici : mourir dans la tour pendant l’hypersommeil ou sortir, seul, pour mourir dans la souffrance dans les griffes des rengoards. Ou simplement accomplir la mission et déclencher la destruction de toute vie ici même. »

Écho comprenait. Le choix n’en était pas vraiment un. Les Illyriens les avaient privés de ce pouvoir depuis le début, persuadés que cette espèce humaine si docile se contenterait de remplir la mission pour laquelle les marqueurs avaient été créés. De simples outils.

« IV, l’interpella Écho, quelle alternative avons-nous à l’accomplissement de la mission ?

— Je-e ne comppp-rends pas le sens de l’interrogation maaarqueur.

— Si nous ne remplissons pas la mission, que se passera-t-il ? Quel est le protocole en cas de désobéissance du marqueur à la mission en cours ? »

L’IV émit un sifflement strident, une intensité qu’elle n’avait vraisemblablement pas eu à gérer depuis très longtemps.

« Toute tentative de mise en échec de la mission entrainera la pacification. »

Rhô semblait comprendre où souhaitait emmener la réflexion de l’IV, mais il redoutait plus encore la réponse qu’elle allait formuler.

« Explique la pacification, ordonna-t-elle, les larmes aux bords des yeux.

— Tout marqueur qui ne suit pas le programme est défaillant. La protec… protection de la Tour devient inopérante, le temps que la paix soit apportée. »

La paix était une autre façon d’apporter une conclusion à la vie d’un être que la Tour considérait sans utilité. Sa main se mit à trembler de façon imperceptible d’abord, puis devint plus visible à mesure qu’elle perdait le contrôle de ses émotions.

Il n’y avait aucun espoir de faire sortir les autres clones vivants. Son esprit ne le supportait pas et son corps le traduisait sans retenue.

« Tu as raison… Nous devons détruire cet endroit, dit-elle, les larmes coulant sur ses joues rosies par la colère et la tristesse. Il faut en finir. »