« Qui connaît la fin ? Ce qui s’est élevé peut s’abîmer, et ce qui s’est abîmé peut renaître. »
H. P. Lovecraft — « L’Appel de Cthulhu »
Tout n’était qu’ignominie : leur destinée génétique les condamnait à devenir des armes, conçues pour éradiquer une espèce entière.
Rhô savait que les autres clones étaient condamnés.
Lorsqu’ils atteignirent le sas menant au cœur de la tour, il n’y avait plus aucun système de sécurité. La baie vitrée ouvrait sur une salle sphérique immense au centre de laquelle un pique métallique permettait à l’élément lourd de déverser toute son énergie.
La paroi interne de la chambre du Cœur était entièrement couverte de plaque d’un matériau hypra conducteur destiné à convertir la radiation en énergie.
« Comment veux-tu t’y prendre ? On ne peut pas simplement couper l’alimentation du Cœur…
— D’après ma mémoire, les chambres sont construites sur un dissipateur qui permet de parer à tout effondrement du système. »
Rhô en savait plus qu’Écho, non par supériorité d’esprit, mais parce que son contact avec Eiris avait été plus long. Tous les clones avaient en eux le même bagage mémoriel : une banque de connaissance générique leur permettant d’éviter le fastidieux apprentissage par l’expérience.
« Il faut déconnecter le dissipateur.
— Et s’il n’y a aucun système de sécurité ? s’enquit-elle avec amertume.
— Pour le savoir, il faut aller voir. »
Et ils descendirent plus profond dans la construction. Les escaliers étaient plongés dans l’obscurité et seules leurs lampes tranchaient les ténèbres. Tout était encore en état de marche, mais l’endroit avait connu des jours meilleurs. Les champignons et l’humidité s’étaient infiltrés par les fissures, avaient colonisé la pierre et rongé l’acier.
Lorsqu’ils parvinrent à un écriteau annonçant le dissipateur en illyrien, les clones échangèrent un regard et Rhô posa une main assurée sur le verrou de l’écoutille. Ils avaient de l’eau jusqu’au mollet, mais cela ne les dérangeait pas.
Le froid n’avait aucune emprise sur eux.
La salle était sombre, encombrée et le vacarme de l’eau coulant abondamment trahissait la présence d’une chute d’eau sans pouvoir leur permettre d’en trouver le point d’origine.
« Tu sais comment procéder ? l’interrogea Écho.
— Je le saurai quand je verrai ce qu’il reste du système. »
L’humidité rongeait tout et aucun matériau, aussi résistant fût-il, ne pouvait survivre au temps.
Ils traversèrent une longue passerelle grinçante qui se trouvait au-dessus d’un abysse insondable. Rhô doutait. Mais l’urgence justifiait l’audace.
Après quelques minutes à avancer prudemment, ils parvinrent à une plateforme rocheuse parcourue de veines lumineuses. Rhô connaissait la fonction du dissipateur : il envoyait dans les entrailles de la planète, le surplus d’énergie produite pour éviter tout emballement de la puissance du Cœur. Cela permettait de ne pas le contraindre et donc d’éviter la fusion.
Devant eux, de larges pieux métalliques s’enfonçaient dans la roche, comme une connexion physique à la chambre de réaction qui se trouvait au-dessus.
« Maintenant qu’on est là , je ne suis pas certaine que ce soit une bonne idée.
— Si on avait eu un autre choix… Tu peux remonter si tu veux. »
Écho prit un air circonspect.
« Et te laisser récolter tous les lauriers ? Surement pas. »
Il s’agissait d’un bon moyen d’apaiser les choses après leur échange animé au sujet de la décision qui les avait conduits dans le ventre de la bête. Rhô n’avait aucune animosité envers elle, mais il avait conscience d’être intransigeant. Peut-être était-il trop détaché ?
« Cet endroit est mauvais. Je suis désolée d’avoir douté de toi. »
Les mots d’Écho ravivèrent un profond sentiment de confiance et de conscience pour lui. Il n’était pas seulement question de principes moraux ou de décisions difficiles, mais d’une profonde remise en question de leur humanité. Rhô détestait la décision qu’il avait prise. Il haïssait plus que tout le fait d’avoir été l’élu réveillé par la Tour à ce moment-là .
Revenus à la réalité, ils découvrirent le centre de commande du dissipateur : une simple console holographique plongée dans la pénombre et une nuit qui devait être éternelle.
« Tu crois que l’IV gère cet endroit aussi ?
— Je ne sais pas où se trouve le centre nerveux, mais si on s’en tient à l’état du reste de l’installation, j’ai peur qu’on soit seuls. »
Un mal pour un bien, pensa RhĂ´.
Il n’avait pas l’habitude de s’en remettre à un système hostile, mais il avait supposé que l’Intelligence n’aurait pas obtempéré à leurs ordres. Après tout, ils s’apprêtaient à mettre en balance le destin du projet qui avait conduit à son existence.
« Il y a un système de contrôle basique dans la structure. Nous devons le trouver pour avoir accès aux commandes. » annonça-t-il sur un ton neutre.
Ils se séparèrent et firent le tour de la plateforme circulaire. Après quelques instants à chercher dans les ténèbres, Écho s’exclama d’une voix qui se répercuta en écho.
« Je l’ai trouvée ! »
Surprise par la portée de sa voix, elle porta les mains à sa bouche comme pour empêcher tout nouveau son de s’en échapper.
Rhô fit le tour et approcha de la trappe d’accès.
Il s’agissait d’une console dissimulée dans l’anneau externe de la plateforme. Le métal noir et froid n’opposa aucune résistance et un système de communication holographique se déplia devant eux.
« Je vais rétablir l’alimentation du niveau. »
Après quelques secondes à naviguer dans les différents écrans, il trouva la commande recherchée et déclencha la montée en puissance de l’énergie dans le système du dissipateur. Les veines sur le sol se mirent à briller plus intensément qu’auparavant, dévoilant un endroit bien plus vaste qu’ils ne le pensaient. Les ténèbres reculèrent lentement autour d’eux et bientôt ils eurent l’impression que le dissipateur s’étendait à perte de vue.
Rhô imagina que le dissipateur avait été installé sous une première strate de la croute rocheuse de Zyphoros, sous une grande partie de la vallée.
« Ce n’est pas un simple dissipateur… »
Rhô n’entendit même pas le commentaire d’Écho, tant leurs pensées étaient proches. Ils avaient imaginé tous les scénarios possibles pour la phase finale du plan des Illyriens, mais à aucun moment ils n’avaient envisagé que la Tour elle-même pouvait être l’arme ultime qui déclencherait la vaporisation de la Vallée dans son ensemble.
Cela prenait tout son sens.
Il n’y avait plus de menace en orbite, pas plus que de menace au sol. La planète elle-même avait été contaminée et transformée en arme. Le dissipateur n’était pas là pour canaliser un surplus d’énergie, mais pour répandre le feu dans les sous-sols de la planète.
« D’après les registres l’interface est autonome et il n’y a aucune communication descendante avec l’IV de la Tour.
— Pourquoi ne pas les synchroniser ?
— Si la Tour venait à tomber ou être conquise d’une manière ou d’une autre, l’arme pourrait tout de même se déclencher. »
L’hypothèse de Rhô sembla convaincre Écho sans mal. Il n’y avait pas d’autre raison plausible, bien que la logique illyrienne leur échappât encore en partie. La doctrine illyrienne avait cela d’étrange qu’elle n’était probablement compréhensible que dans le spectre de leur propre civilisation et mode de pensée. Ils avaient la capacité de détruire la vallée depuis la construction de la Tour et de ses installations souterraines, mais Ils avaient conçu un plan dans lequel la disparition des Amantis dépendrait d’un acte individuel, l’arme n’étant qu’un dernier recours.
Le jeune clone laissa les considérations s’échapper et revint à un problème plus immédiat.
« On peut déconnecter le Cœur du réseau du dissipateur ? »
Rhô réfléchissait depuis l’instant où il était entré dans le système. La connexion entre le Cœur et le dissipateur était physique, ce qu’avaient confirmé les plans stockés dans la machine. Les piliers cachaient des ponts calorifiques capables de transmettre toute l’énergie nécessaire dans les veines de la pierre. Il n’y avait aucune alternative réjouissante.
Le cœur en tant que source d’énergie était une prouesse prodigieuse, mais elle pouvait devenir l’une des armes les plus terribles si son énergie ne pouvait être contenue dans de bonnes conditions.
À l’inverse le dissipateur était nécessaire au cœur en cas de surcharge pour lui éviter d’entrer en fusion, mais il deviendrait immanquablement l’explosif qui détruirait la dernière vallée et Zyphoros dans une plus large mesure.
Rhô frappa la console. Ses mains se crispèrent sur le métal froid sous le regard d’Écho qui sembla surprise. Il avait toujours fait preuve de sang-froid et d’un pragmatisme relatif.
« On est piégés. »
La phrase trahissait une colère latente, un sentiment rampant dans les tréfonds de ses pensées depuis qu’ils avaient découvert les raisons de leur existence.
« Il n’y a pas de solution à tout ça.
— Les solutions ne sont pas évidentes, mais elles existent. »
Pour la première fois, Rhô se sentait acculé, comme face à une meute bloquant toute issue. L’impasse était la pire des situations.
« Il faut réinterroger l’IV illyrienne, il doit y avoir dans sa base de connaissance quelque chose que nous pourrons exploiter. »
Les mâchoires crispées par la colère, le jeune homme relâcha sa prise sur le matériel. Trop concentré sur leur situation, il s’était brusquement senti moins seul, comme déchargé de la pleine responsabilité de trouver une solution. Après un échange de regard, la main rassurante d’Écho lui permit de reprendre pied dans la réalité.
Elle se rapprochait d’une figure maternelle pour lui, bien qu’ils fussent des copies de variantes génétiques modifiées.
« Tu as raison. L’IV ne peut pas ignorer les protocoles. Peut-être qu’en entrant dans son code source… »
Il lui vint une idée que les grands yeux d’Écho approuvèrent silencieusement.
Il se détourna des commandes de la console et prit le chemin des escaliers menant aux niveaux supérieurs et au cœur.
Une douleur vrilla ses tempes, comme un présage.
Un souffle. Rhô se retourna. Le sas était verrouillé. Ce n’était pas la console. C’était elle.
De l’autre côté, Écho avait un visage empreint de tristesse, mais aussi d’une sérénité retrouvée.
« Qu’est-ce que tu fais ? »
Rhô sentit ses muscles se contracter sous l’effet de la surprise. Elle se trouvait de l’autre côté, ses yeux bleus se levèrent à la rencontre des siens. Le sas blindé ne laissait passer aucun son.
Le verre du hublot était épais, mais il lut sur ses lèvres.
« Tout ira bien, je te le promets. Nos chemins devaient se séparer ici, je l’ai su dès que je suis entrée.
— On peut trouver une autre solution ! hurla-t-il en frappant le métal du sas.
— Le temps est compté Rhô. Tu avais raison depuis le début : rien n’arrive par hasard. »
Il détestait qu’elle ait eu raison. Qu’elle ait choisi pour deux. Qu’elle ait décidé de mourir sans lui laisser le choix de la retenir. Elle avait simplement accepté ce qu’il refusait de voir et d’entendre.
« J’aurais aimé… Voir ce que devient le monde. »
La phrase resta inachevée.
Elle posa sa paume contre le verre et il posa la sienne en retour. Rhô n’avait aucune croyance théologique implantée, mais il eut l’impression de ressentir la chaleur à travers le verre, comme une communion entre deux êtres liés par le destin.
Son ombre disparut et il entraperçut son clone qui s’en retournait vers la console du dissipateur.
Le jeune homme frappa une dernière fois sur la porte, les poings serrés et murmura quelques paroles à son attention :
« Merci pour tout. Nous nous retrouverons dans les étoiles. »
La salle du Cœur était envahie d’une lumière soudaine lorsqu’il la traversa.
Il lui restait à lancer les protocoles qui devaient provoquer sa fusion. S’il respectait les étapes du plan, l’énergie libérée pouvait être contenue par la Tour grâce au dissipateur et aux paramètres qu’Écho s’apprêtait à entrer pendant un temps au moins.
Ils avaient peu de temps pour agir.
« IV, accès aux protocoles d’urgence.
— Quelle est l’urgence ?
— Le Cœur est défaillant, il faut le stabiliser.
— Mes relevés indiqqqquent… indiquent que rien d’anormal n’a été détecté.
— Tes capteurs sont endommagés, vérifie leur statut. Où se trouve le tableau de commande ? »
Un sifflement traduisit la recherche effectuée par l’intelligence. Rhô supplia intérieurement qu’elle n’oppose aucune rétention d’information. Ses protocoles devaient être basiques et prioriser la sécurité du plan avant tout autre protocole et il comptait bien profiter de cette faille.
« Procédez au bypass manuel pour mettre le Cœur en mode sécuritéééé… »
La console d’accès quitta une trappe dans le sol pour s’élever à sa hauteur et Rhô se précipita vers elle. Les commandes étaient en illyrien, mais il en maitrisait les codes sans vraiment en avoir conscience. Les données implantées dans son cerveau ouvraient la voie au stratagème.
Il contourna les sécurités avec l’approbation de l’IV puis il neutralisa sa capacité d’action.
Les noyaux mémoriels cessèrent de fonctionner quasi instantanément et l’hologramme disparut dans un crépitement.
La prise de commande sur le Cœur était totale et dirigée vers le simple fait de lui donner l’impulsion qui allait déclencher sa destruction.
Les instructions implémentées dans le système de contrôle illyrien favorisaient un emballement en accroissant le besoin en énergie des systèmes de la Tour. Il positionna sa main au-dessus de l’hologramme de validation. Il resta immobile quelques instants jusqu’à ce que le dissipateur fût intégralement opérationnel.
La fusion allait rapidement déclencher une suite d’événements critiques pour les systèmes illyriens qui ne seraient plus en mesure de mettre fin au protocole initié par les deux marqueurs rebelles.
« Rhô, tu m’entends ? »
La voix d’Écho était diffusée par les systèmes de communication de l’IV.
« Écho, tout va bien ?
— Le dissipateur est prêt. »
Rhô hésita, la main suspendue.
« Tu es sûre de toi ? » demanda-t-il.
Il y eut un court silence et le son craqua légèrement quand elle reprit la parole.
« Ce n’est pas une question de certitude. C’est une question de choix. C’est toi qui m’as appris ça. »
Il ferma les yeux pour étouffer la tristesse qui bataillait pour prendre l’ascendant sur le reste.
« Tu avais raison, nous n’avons jamais vraiment eu le choix. Mettre fin à tout ça donnera un sens à notre existence plus que tout le reste, martela-t-elle avec conviction.
— Nous nous retrouverons un jour.
— De l’autre côté, parmi les étoiles. » répondit-elle.
Sa main traversa l’hologramme et la réponse fut instantanée : un grondement sourd vibrait dans toute la salle et la communication fut coupée.
Rhô prit la direction des étages en courant. Il grimpa les escaliers quatre à quatre et parvint rapidement au sortir du laboratoire dans le grand hall. Les rengoards semblaient s’affoler au son des alarmes qui retentissaient à tous les étages de la construction, couvrant même le vacarme de la cascade.
Armé de son désespoir et poussé par l’adrénaline, il contourna les créatures qui s’agitaient en tous sens et s’engouffra vers la sortie.
La fusion devait prendre quelques minutes tout au plus, mais la Tour ne tiendrait pas aussi longtemps. Déjà des pierres chutaient derrière lui et quand il parvint à la barrière qui isolait l’intérieur de l’extérieur, il attendit qu’elle disparaisse pour traverser le champ de force.
Derrière lui, les jappements se mêlaient à la course effrénée de leurs pattes sur la pierre lisse.
Il avait peu de temps pour rejoindre le biplace abandonné non loin et monta sur la selle avec un saut imprécis. Le moteur vrombit et il traversa rapidement la place bordant la Tour.
La vallée s’emplit de craquements sonores et bientôt le souffle de l’implosion fit s’effondrer la construction dans son sillage. Tout était fini.

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