Ingrid me devança pour s'adresser au Gardien du Palais. En un coup de fil, le tour était joué ; nous entrions dans la cour à sa suite, suivant un chemin de pavés jusqu'à la porte d'entrée. Deux grandes colonnes blanches nous accueillirent ainsi que des centaines de fenêtres comme des yeux nous épiant à chacun de nos pas. Je ne me sentais pas à l'aise, ni en ce lieu, ni en cette tenue, mais je ne m'arrêtai sous aucun prétexte.
J'avais une mission, un but.
Le gardien nous ouvrit l'immense porte en bois et nous fit entrer dans un vestibule en nous demandant de patienter. J'observai les environs avec appréhension : trois ouvertures menaient vers d'autres couloirs du palais et je ne sus vers laquelle me tourner pour ne pas être surprise par l'arrivée du secrétaire. À chaque coin de la petite pièce, un vase bleu aux motifs ornementaux dorés était rempli de jolies fleurs violettes, contrastant joliment avec le blanc cassé du mur. Il me semblait que ces fleurs étaient de la famille des lys, mais je n'eus pas le temps de m'y attarder.
— Madame Volyr ?
La voix, bien plus claire que lors de notre échange, m'obligea à me retourner. J'acquiesçai et m'empressai de présenter Ingrid lorsque ses yeux se posèrent sur elle.
— Elle témoigne pour moi, ajoutai-je.
Convaincu, il nous invita à le suivre dans les somptueux couloirs du palais. Nous longions une galerie de portraits, marchions sur des tapis moelleux, passions à côté de portes aux gravures fastueuses. Tout ici, des murs au plafond, des meubles à la décoration, criait à la luxure, à l'argent, à cette vie qui était opposée à la mienne. Plus nous avancions dans ce dédale de richesses, plus je doutais trouver ma place ici.
— Bien, nous y sommes, déclara soudain le secrétaire en s'arrêtant. Quand vous entrerez, vous ne devez pas chercher le contact visuel de l'Impératrice. Vous vous inclinerez et vous vous redresserez que lorsqu'elle vous saluera en retour. Vous vous adresserez à elle en l'appelant Votre Excellence Impériale et toujours en la vouvoyant. Vous ne direz aucune vulgarité et ne hausserez le ton sous aucun prétexte.
Je déglutis. Ingrid acquiesça vivement pour nous deux. Le secrétaire posa les doigts sur la poignée et je sentis mon cœur battre à tout rompre dans ma poitrine. Je séchai mes mains moites sur mon pantalon et débloquai mes épaules afin de paraître la plus détendue possible.
— Vous avez quinze minutes. C'est l'Impératrice qui décidera si ce temps est prolongé.
Il ouvrit la porte lentement et m'adressa un regard dans lequel je crus lire de l'encouragement.
— Vous pouvez entrer.
Ingrid se tourna vers moi et je pris une grande inspiration pour faire le premier pas. À peine entrai-je dans le petit cabinet de l'Impératrice que des effluves douces de rose antique mêlé à la fragrance vanillée et opulente du lys. Du coin de l'œil, à droite de la porte, je perçus le mouvement d'une imposante robe bleutée et me tournai tout en me baissant pour faire ma révérence. À côté de moi, Ingrid réalisa le même geste, une main sur le cœur. Je m'empressai de rectifier ma posture, ayant omis ce détail que, pourtant, j'avais révisé.
— Bienvenue au Palais.
La voix de l'impératrice provoqua une série de frissons qui traversèrent l'ensemble de mon corps. Dans mon esprit, elle éveilla des souvenirs enfouis, des sensations de douceur et d'amour qui m'étaient à la fois inconnues et étrangement familières. Je me redressai et posai enfin mes yeux sur Carlene Brekkenbridge.
Mon cœur s'arrêta de battre. Mes poumons cessèrent de se gonfler. Mon corps refusa de se mouvoir davantage. Car, là , dans sa robe aux teintes océanes perlée d'or, cette femme me ressemblait en tout point. Des yeux verts pétillants. Des pommettes saillantes. De longs cheveux châtains ramenés dans une tresse élégante agrémentée de fleurs jaunes et de bijoux dorés. Encore le matin même, je m'observai dans le miroir sans comprendre à quel point je portais les traits de l'impératrice sur mon propre visage.
Elle était moi, avec quelques années de plus.
— Votre Excellence Impériale, commença Ingrid d'une voix plus douce que jamais, interrompant ma contemplation. Nous vous sommes très reconnaissantes de prendre le temps de nous recevoir aujourd'hui.
Je hochai la tête et tout mon système vital se remit en route.
— Tout le plaisir est pour moi. Vous êtes avalone, si je ne m'abuse.
— En effet, votre Excellence. Je viens en tant que témoin pour mon amie, Analena Volyr.
Je jetai un œil à Ingrid, surprise qu'elle me considère comme son amie, et elle m'asséna un regard froid et insistant. Je compris rapidement le message : c'était à mon tour de parler. Je reposai mon attention sur l'impératrice, à l'allure patiente et bienveillante, assise dans son grand fauteuil, et me raclai la gorge pour clarifier ma voix enrouée d'émotions.
— C'est un honneur de vous rencontrer, votre Excellence Impériale. J'ai tant de choses à vous dire.
— Asseyez-vous pour que vous puissiez m’expliquer.
Nous nous installions en face de l'impératrice et je frottai discrètement les mains sur mon pantalon de nouveau. Carlene Brekkenbridge se servit une tasse de thé fumante dans sa théière personnelle et nous invita à faire de même avec celle posée sur la petite table basse. Je fus incapable de bouger ; Ingrid prit l'initiative. Quand l'objet chaud me parvint, je le serrai fort entre mes doigts et me raccrochai à lui pour enclencher la conversation.
— Votre Excellence. J'ai découvert récemment une vérité sur mes origines qu'il me fallait vous partager.
— Oui, vous croyez que vous êtes ma petite fille disparue. Ma Vanya. Je sais.
Je déglutis et hochai la tête, mal à l'aise. Elle n'était pas fermée, ni même froide, elle avait énoncé ce fait avec recul et neutralité. Je me demandais si elle refoulait ses émotions ou si elle était sceptique quant aux raisons de ma venue. Je bus une gorgée de thé en songeant à mes prochaines paroles.
— Je sais que c'est difficile à croire, mais toutes mes recherches convergent vers vous, votre Excellence.
— Racontez-moi.
Je posai ma tasse sur la table basse et sortit de la poche intérieure de mon manteau le billet du Voyageur des Horizons. Je le posai face à l'impératrice — il était interdit de lui donner directement quelque chose — et repris, la voix plus assurée maintenant que j'étais en terrain connu.
— Tout a commencé avec ce billet. Il date de l'inauguration du Voyageur des Horizons. Votre secrétaire m'a appris que ces billets, précisément, étaient réservés à la famille impériale.
— Où l'avez-vous trouvé ?
L'Impératrice Carlene prit le papier entre ses doigts et l'analysa avec attention.
— Je l'avais sur moi quand on m'a trouvé devant l'orphelinat dans lequel j'ai grandi.
— C'était, en effet, un des billets qui était destiné à notre famille. Qu'avez-vous appris d'autre ?
À partir de ce moment, je dus réfréner mes ardeurs pour ne pas m'emporter et que mon récit reste compréhensible. Je lui parlais de mon adoption, de mon arrivée à Ætheria, de mon besoin de me rendre à Lirennia pour en découvrir plus sur mes origines. J'abordai mes découvertes sur la princesse disparue à Gavilgrad, mes recherches jusqu'à Hikari, la stèle en la mémoire de Vanya dans le centre-ville, et cette sensation que j'étais liée, sans le savoir, à sa disparition. Je lui exposai les faits qui se rejoignaient : les dates qui concordaient, l'âge et, même, la ressemblance que je ne pouvais nier avec l'impératrice, là , devant moi.
Quand j'eus terminé cette partie du récit, je me tournai vers Ingrid, prête à conter la suite.
— Dès mon entrée dans le train, Ingrid a commencé à avoir des rêves me concernant. Des rêves dans lesquels je rencontrais les âmes de défunts qui n'ont jamais trouvé la paix.
— Des Échos ?
J'acquiesçai, surprise qu'elle sache de quoi je voulais parler. Elle afficha alors son tout premier sourire.
— Je connais bien les mythes d'Avalon, je les ai étudiés, ainsi que ceux de tous les autres pays. Poursuivez, s'il vous plaît.
— Les Échos s'étaient réveillés au moment où j'étais montée dans ce train. Et nous en avons eu la confirmation quand le train est tombé en panne en plein milieu de la Forêt des Héritages. Ingrid avait commencé à avoir, en plus de ses rêves, des visions dans lesquelles je conversais avec ces âmes. Quand elles se sont montrés à moi, à nous, j'ai décidé de les suivre pour en apprendre plus sur mon lien avec elles.
— Et ce que vous avez découvert vous a mené jusqu'ici.
— En effet. Tout est lié.
Je lui relatai au mieux ce que Sylvana et Arieh m'avaient eux-mêmes expliqué sur l'énergie des Échos et sur le lien qu'ils avaient fait entre moi et la famille impériale. Puis, avec l'encouragement silencieux d'Ingrid, j'avouai ce que j'avais vu.
— Lors de la construction de la ligne de chemin de fer pour Le Voyageur des Horizons, un village entier a été massacré. Sur les ordres de la famille impériale.
— Je le sais. C'était un tragique quiproquo. Nos ouvriers ont été attaqués.
Je déglutis et captai la tension dans les membres d'Ingrid à mes côtés. Je repris aussitôt :
— Ce sont leurs âmes, essentiellement, qui m'ont permis de comprendre qui j'étais. Si vous le permettez, Arieh m'a demandé de vous remettre une lettre pour expliquer plus en détail ses conclusions.
Je posai l'enveloppe scellée à côté du billet de train et laissai l'impératrice la lire avec attention. Ses yeux balayaient les mots d'Arieh avec rapidité, mais aucune émotion ne vint troubler sa lecture. Elle la reposa, puis plongea son regard dans le mien.
— Je vois. C'est à moi de vous confier ce que je sais désormais.
Elle prit une nouvelle gorgée de thé et se tourna vers Ingrid.
— Je suis sincèrement navrée pour ce qu'il s'est passé dans la forêt d'Avalon. Mon mari et moi-même avions pris la décision de la riposte afin de ne plus voir nos ouvriers massacrés. Mais, en effet, ce ne sont pas les seuls squelettes qui demeurent dans la Forêt des Héritages. Lorsque notre fille a été enlevée, nous l'avons cherché sans relâche avec l'aide d'inspecteurs chevronnés et de détectives réputés. Nous avons dépensé une somme monstrueuse pour récupérer notre Vanya. Mais cela n'a jamais abouti.
Elle prit une inspiration tandis que je demeurai pendue à ses lèvres.
— Nous avons engagé un homme particulier. Un mercenaire. Il a retrouvé la trace des kidnappeurs. Et, sur nos ordres, ils ont été exécutés, à Avalon, caché de tous.
Je déglutis, le souffle court.
— Je sais que cette mesure peut paraître drastique. À l'époque, nous étions persuadés que notre fille avait été tuée. Nous n'avions aucune trace d'elle nulle part et on nous avait conseillé de n'avoir aucun espoir concernant son sort. Les coupables croulaient sous les dettes et souhaitaient demander une rançon contre notre fille, que nous aurions été prêt à payer si l'inspecteur en charge de l'enquête nous en avez informé. Mais ce n'est pas ce qu'il s'est passé.
Elle reprit une gorgée de thé et, cette fois-ci, malgré toute sa volonté pour le cacher, j'aperçus ses doigts trembler. Je ne sus quoi dire, quoi ajouter, et laissai planer un instant le silence dans la pièce. Puis, Ingrid intervint.
— Vous nous croyez ?
L'Impératrice Carlene esquissa un sourire en reposant sa tasse.
— Bien sûr. Je ne peux le nier. Vous-même l'avez remarqué : cette jeune femme et moi-même sommes similaires. Nous pourrions faire des tests de paternité pour le prouver, mais je crois que la génétique est la plus belle preuve qui soit. Je reconnais mon cher père dans la forme de votre nez et mes fils dans les traits de votre mâchoire. Je reconnais ma propre mère dans la puissance du vert de vos yeux. Cela ne fait aucun doute.
Elle se leva et je ne pus m'empêcher de faire la même chose. Immobile, je laissai l'Impératrice Carlene s'approcher de moi. Elle tendit les mains, attendant mon consentement pour me toucher, et je le lui donnai d'un hochement de tête. Au moment où ses doigts frôlèrent mes joues, une nouvelle bouffée de sensations passées m'envahit. Mes sens s'aiguisèrent : je reconnaissais l'odeur de la rose et du lys dans des câlins tendres, la caresse de sa peau contre la mienne, le goût du thé noir à la réglisse et à la menthe sur ma langue, la douceur de sa voix dans mes oreilles.
— Oh, Vanya...
Son murmure m'arracha un sanglot. Je souris, des larmes dans la gorge et les yeux, et la laissai me prendre contre moi. Je posai mon menton sur son épaule et serrai sa taille avec force de peur qu'elle ne m'échappe.
C'était assuré désormais. Je faisais partie de la famille impériale. J'étais la fille de Quinlan et Carlene Brekkenbridge.
J'étais la princesse Vanya d'Ignisoria.

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