« L'empereur souhaite vous rencontrer dans une heure. »
J'avais des frissons rien qu'en repensant à cette phrase. Dans le tramway qui m'emmènerait au palais impérial, je triturai un bouton de ma veste, apeurée et impatiente. Cela faisait deux jours qu'Ingrid et moi attendions des nouvelles. Deux jours pendant lesquels la chambre d'hôtel était devenue une prison ; j'avais eu l'impression d'étouffer d'impatience, mon esprit me montrant sans cesse des scénarios improbables. Combien de fois avais-je rêvé, même éveillée, que la garde impériale m'arrêtait et m'enfermait ? Je ne les comptais plus.
Mon terminal vibra dans ma poche et je l'en sortis aussitôt. Le message de Nikolaï, m'encourageant de nouveau pour cette nouvelle journée, me rendit le sourire. Je lui avais promis de lui envoyer un message dès que mon entrevue avec l'empereur serait terminée, et je n'osai imaginer son stress. À croire qu'il l'était plus que moi parfois.
Je rangeai mon terminal et me tournai vers Ingrid, assise à côté de moi. Nous avions passé ces deux derniers jours rien que toutes les deux, répétant tout ce que nous devions dire à Quinlan Brekkenbridge. J'avais le premier rôle de cette pièce de théâtre et être ainsi en avant devant un homme que je savais intransigeant me terrifiait. Mais je n'étais pas seule et je savais que je pouvais compter sur ma partenaire pour éviter les bourdes.
Le palais était aussi beau que la dernière fois, mais son aura m'apparaissait plus sombre. Tandis que je m'avançai vers les grilles, Ingrid à mes côtés, je fus saisie d'une sensation que je n'avais pas éprouvé la première fois. Mon cœur battait à tout rompre tout en étant enserré, comme s'il se battait contre des chaînes invisibles. Quand nous entrions dans la petite cour, chaque pas me coupait un peu plus le souffle et je parvins devant la lourde porte d'entrée, essoufflée. Ingrid me partagea ses conseils pour m'aider à récupérer ma respiration et, les yeux plongés dans les siens, je retrouvai un semblant de calme.
Le secrétaire arriva et nous enjoignit à presser le pas ; l'empereur était pressé. Il nous entraîna dans de nouveaux couloirs que nous n'avions pas traversés quelques jours plus tôt, jusqu'à un cabinet. La porte était similaire, mais aussitôt à l'intérieur, je remarquai à quel point celui de l'impératrice avait été lumineux, rassurant, confortable. À son image. Celui de Quinlan Brekkenbridge, lui, était exposé différemment, diffusant une plus faible lueur du jour, compensé par un grand lustre aux ampoules blanches. Les murs étaient couverts d'un papier peint jauni aux larges arabesques blanches qui contrastait avec l'obscurité du parquet.
Je me redressai de ma révérence et fis face à l'empereur, assit dans un fauteuil en bois sculpté. Vêtu dans un habit d'apparat bleu et or et de sa couronne impériale, il imposait le respect et impresionnait par sa stature. Son visage était loin d'être amical et je commençai à douter de la bonne tenue de cette entrevue. Nous n'avions que quinze minutes, comme pour l'impératrice. Quinze minutes pour convaincre. C'était à la fois trop peu et trop long.
— Votre Altesse Impériale, merci de nous recevoir, commençai-je, debout devant lui.
Il ne m'adressa pas un sourire et fit un simple signe de tête, m'indiquant le sofa en face de lui. Ingrid s'y installa et je sentis dans ses gestes une nervosité semblable à la mienne.
— Nous sommes...
— Je sais qui vous êtes — ou qui vous prétendait être. Allez droit au but.
Je déglutis. Sa voix grave et son ton sec me mettaient mal à l'aise. Je pris une grande inspiration et reprit :
— Vous n'êtes donc pas sans savoir la raison de notre venue. Nous aimerions que justice soit rendue.
Il voulait que j'aille droit au but, alors c'était ce que je ferais. Je réfrénais les tremblements dans mes doigts — parler ainsi à une personne aussi puissante n'était pas dans ma nature, mais je ne pouvais me défiler. Les enjeux étaient trop importants. Je continuai :
— Le peuple d'Avalon aimerait que vous reconnaissiez au monde entier votre responsabilité dans l'exécution du clan des Racines Carmines, clan qui a aujourd'hui disparu en raison de vos décisions quant à la construction du Voyageur des Horizons.
— Je ne vois pas de quoi vous parlez.
Dans ma poitrine, mon palpitant battait la chamade. Je me redressai, ne me laissant pas impressionnée.
— Votre femme a reconnu, devant nous, vos actes. Oseriez-vous la contredire ?
— Ma femme n'a aucune idée de ce qu'implique mon rôle. Je ne peux apporter une réponse favorable à votre requête.
— Vous reconnaissez, néanmoins, votre culpabilité ?
La question d'Ingrid me surprit, elle qui s'était promis d'intervenir le moins possible. Je n'appréciai guère l'air méprisant que l'empereur lui offrait.
— Les avalones nous ont attaqué, nous n'avons fait que de nous défendre.
— Ce n'est pourtant pas ce que les survivants racontent.
— Vous insinuez donc que je suis un meurtrier ?
Ingrid prit une grande inspiration, soutenant le regard froid de Quinlan Brekkenbridge.
— Pour l'instant, c'est en effet ce que je crois. Et ce que votre fille, ici présente et envoyée par les Échos de notre peuple, croit.
— Votre opinion m'importe guère. Et je ne peux donner de crédit à une personne qui prétend être ma fille quand celle-ci a disparu il y a des décennies.
— Que craignez-vous, exactement ? Perdre votre place ? Vous la perdrez si vous vous obstinez à rester muet sur ce qu'il s'est passé. Les avalones sont prêts à ce que la vérité éclate à propos de la construction du Voyageur des Horizons.
Je le vis contracter la mâchoire et ses doigts se crispèrent sur son accoudoir.
— Mieux vaut que la vérité vienne de vous plutôt que d'autres personnes, vous ne pensez pas ?
Je n'étais pas agressive dans mes propres, adoptant un ton plus doux que jamais, espérant le convaincre ainsi. Le regard qu'il me renvoya éteignit mes espoirs.
— Vous voulez dire la vérité au monde ? Allez-y. Je suis protégé. Mon peuple est de mon côté et de celui de mon épouse. Vous n'arriverez jamais à réduire notre réputation en cendre.
— Ce n'est pas mon souhait, repris-je. Je souhaite que justice soit rendue pour les victimes avalones. C'est important. Plus important que la reconnaissance de mon identité. Je me fiche bien d'être votre fille, je veux...
— Ça tombe bien, vous ne l'êtes pas.
Je me figeai. Me tournai vers Ingrid. Elle fronçait les sourcils.
— Que voulez-vous dire ?
Un sourire en coin étira ses lèvres et il croisa ses mains devant lui.
— Vanya Brekkenbridge n'était pas ma fille biologique. Vous êtes bien la fille de l'impératrice, mais pas la mienne. Ma chère Carlene était enceinte de vous lorsque nous avons échangé nos vœux. Avant notre mariage, elle était promise à un autre homme, mais ce dernier est mort d'une crise cardiaque juste avant leurs fiançailles. Nos parents ont donc conclu un arrangement pour ne pas laisser la pauvre Carlene avoir un bébé toute seule et nous nous sommes donc mariés.
Un frisson remonta le long de ma colonne vertébrale.
— J'ai aimé cet enfant, de tout mon cœur, mais je n'arrivais pas à le considérer comme le mien. Alors, quand Carlene m'a annoncé être enceinte de notre premier bébé, il se pourrait que j'ai voulu évincer celui qui n'était pas le mien et qui, pourtant, était promis à prendre ma place.
Je secouai la tête. Je refusai qu'il aille plus loin. Mais dans son regard, je pouvais apercevoir une certaine jubilation quant aux révélations qu'il s'apprêtait à faire.
— Un enfant illégitime n'a pas sa place sur le trône d'Ignisoria. J'ai commandité son enlèvement — votre enlèvement — pour que mes fils aient la chance de prendre la relève.
— Non...
— Comment avez-vous osé ? répliqua Ingrid.
— Ce sont mes choix. Vous n'êtes pas morte et vous êtes en bonne santé, c'est tout ce qui compte. Et si vous voulez le rester, je vous conseille de tenir votre langue ou vous finirez comme ceux que j'ai engagés et qui ont voulu parler.
— Comment osez-vous nous menacer ?
— Je suis l'empereur. L'auriez-vous oublié ?
— Vous m'avez arraché à ma mère, murmurai-je, les yeux embués de larmes. Vous avez tué des avalones, vous avez menti. Comment arrivez-vous à vous regarder dans le miroir le matin ?
Il esquissa un sourire qui me glaça le sang.
— Mon reflet me renvoie toujours la même image. Celle d'un homme ferme et stratège. Si j'ai fait tout ça, c'est pour protéger ma famille. Cette Vanya n'avait pas sa place entre ces murs. Elle faisait honte à mon sang.
Mon cœur se brisa dans ma poitrine. Je me levai alors brusquement, des larmes dans la gorge, et regardai avec fureur cet homme que je croyais bon. Finalement, Nikolaï avait raison.
« Tu sais, les grands de ce monde ne sont pas tout blancs, malgré ce que les traités essayent de nous faire croire. Ils feraient tout pour garder leur place. »
— Vous êtes un monstre. Vous ne méritez ni votre titre, ni votre couronne, et encore moins votre femme.
— Pensez ce que vous voulez de moi, cela m’importe peu. Mais je vous conseille de faire attention à vos paroles, mademoiselle. Vous ne voudriez pas que votre joli minois se retrouve six pieds sous terre avant l'heure, n'est-ce pas ?
La menace me paralysa. Ingrid se leva à son tour, serra ma main entre la sienne et m'invita à quitter la pièce. Je la suivis, l'esprit embrumé de mille et unes pensées. Quand elle abaissa la poignée de la porte, je risquai un regard vers l'empereur. Je n'aurais pas dû.
Ses deux yeux bleu océan renvoyaient toute la rancœur qu'il éprouvait à mon égard.
Mon cœur déjà abîmé vola en éclat.

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