Chapitre 5 : La Faim de l’Âme et le Goût du Monde
Trass réapparut dans la ruelle sombre et étroite derrière les murs de Corcoil. Le soleil était déjà haut dans le ciel, inondant les toits de tuiles rouges d’une lumière crue. L’air y était toujours lourd et empestait le mélange âcre des ordures et de la pauvreté. Pourtant, cette puanteur familière lui semblait un peu moins menaçante aujourd’hui. Il avait vu pire, vécu pire, et il était en vie.
Il serra les quelques objets brillants et les pierres brutes qu’il avait sortis de son espace. Leur valeur lui était inconnue, mais Uruel lui avait assuré qu’ils étaient d’une grande rareté. Il devait les vendre. Son apparence actuelle – ses vêtements en lambeaux, maculés de sang et de terre – criait “bidonville” à des kilomètres. Les regards méprisants des gardes de la veille lui revinrent à l’esprit. Il ne pouvait pas se présenter ainsi dans les quartiers plus aisés de la ville.
Guidé par son instinct, il s’éloigna du cœur des bidonvilles, marchant le long des rues périphériques. Il finit par repérer une petite échoppe, un bâtiment de bois un peu bancal, à l’écart des grandes artères commerçantes. Une enseigne grossièrement peinte indiquait « Marchandises Diverses ».
L’homme derrière le comptoir, un individu replet aux yeux vifs et au sourire forcement mielleux, le dévisagea de la tête aux pieds.
« Que puis-je faire pour toi, petit ? » demanda-t-il, un soupçon de dédain dans la voix.
Trass posa les objets sur le comptoir. L’œil du marchand s’arrêta un instant sur les pierres précieuses, puis sur les étranges pièces de métal aux reflets inconnus. Un éclair de cupidité traversa son regard.
« Ah, de jolies babioles… Des jouets d’enfants, sans doute ? Je peux t’en donner quelques pièces de cuivre. Pas grand-chose, tu sais, ce n’est pas de la grande qualité. » Le marchand lui tendit une petite bourse.
Trass sentit la colère monter en lui. Il savait qu’il se faisait arnaquer. La faim tenait son ventre, la nécessité d’être propre et présentable le pressait. Il n’avait pas le choix pour le moment. Il prit la bourse, mais retira quelques-unes des pièces de métal les plus brillantes et une pierre qu’il jugea particulièrement belle. Cette injustice, cette avidité crasse, laissait un goût amer en lui, une graine de rancune qu’il comptait bien faire germer un jour.
« C’est tout ce que j’ai à vendre aujourd’hui, » dit-il d’une voix neutre, masquant sa rage montante.
Le marchand, un peu surpris mais trop occupé à savourer son gain, hocha les épaules. « Comme tu veux, gamin. »
Trass utilisa l’argent obtenu pour acheter des vêtements simples, de couleur sombre, faits d’un tissu de chanvre grossier. Une robe ample et sans fioritures, comme celles portées par les paysans, remplaça ses guenilles. Ce n’était pas luxueux, mais c’était propre. Il se sentait déjà un peu moins misérable.
Malgré ses nouveaux habits, il se sentait toujours aussi sale. L’odeur tenace des bidonvilles s’accrochait à lui. Il devait trouver un bain public. Il sortit du magasin et se dirigea plus avant dans la ville, vers les quartiers qu’il imaginait plus propres.
Alors qu’il marchait, une nouvelle odeur, douce et alléchante, vint titiller ses narines. Moins piquante que celle des brochettes de la veille, mais tout aussi prometteuse. Son estomac répondit par un grondement insistant.
Il aperçut un vendeur de rue en train d’installer son stand, un large chaudron fumant sur un brasero et une table couverte de paniers de bambou. Il s’agissait d’un vendeur de pains de viande et de haricots rouges. Les Doubao. Le jeune homme n’avait jamais vu de tels mets. Il n’en avait même jamais entendu parler.
Trass s’approcha prudemment, les yeux fixés sur les mains agiles du vendeur. Celui-ci était en train de confectionner les pains, pétrissant une pâte blanche et souple. Il la façonnait en petites boules, puis y insérait généreusement la farce. Pour la farce à la viande, la chair hachée, d’un rouge appétissant, était déjà assaisonnée, mélangée à des herbes et des épices dont le parfum robuste et umami emplissait l’air. Pour la farce aux haricots rouges, les haricots, d’un brun profond et brillants de sucre, étaient écrasés en une pâte douce et légèrement collante, leur douceur parfumée se mêlant à la chaleur de la vapeur ambiante. Il observait la manière dont les pains étaient pliés avec dextérité, formant de petits plis parfaits avant d’être disposés dans les paniers de bambou, prêts à être cuits à la vapeur.
« Est-ce que c’est bientôt prêt ? » demanda Trass, sa voix trahissant une impatience qu’il ne pouvait contenir.
Le vendeur, un homme au visage bon, sourit. « Presque, jeune homme. Ces Doubao ont besoin de leur temps pour gonfler et cuire à la perfection. Voulez-vous en commander ? »
« Oui ! Un de chaque, s’il vous plaît ! » répondit Trass, les yeux rivés sur les paniers fumants.
Quelques instants plus tard, il tenait dans ses mains deux petits pains chauds. Le premier, à la viande, était dodu et dégageait une odeur riche et épicée. Le second, aux haricots rouges, était plus sucré, son parfum réconfortant.
Il mordit avidement dans le pain à la viande. Le goût était bon, la pâte moelleuse et la garniture savoureuse. C’était un bon repas, bien meilleur que ce qu’il avait l’habitude de manger. Mais… il manqua quelque chose.
Il mangea le second, aux haricots rouges, avec la même avidité. Le goût était doux, légèrement sucré, et la texture agréable.
« C’est bon, mais… » murmura Trass, un sourcil froncé. Il ne sentait pas cette chaleur réconfortante et profonde qu’il avait ressentie en mangeant la soupe d’Herbes Écho. Ces pains, malgré leur saveur, ne contenaient aucune énergie. Ils ne nourrissaient pas cette vacuité cosmique en lui, seulement la faim de son ventre, et encore, de manière temporaire. La faim de son âme, cette faim d’énergie éternelle, restait inassouvie, exigeante.
Déçu, Trass jeta un dernier coup d’œil aux pains. Il venait de comprendre que le “bon” n’était plus suffisant pour lui. Il lui fallait ce qui nourrissait son être entier.
Finalement, il se remit en route, se dirigeant plus profondément dans la ville, demandant son chemin ici et là. Il finit par trouver une grande bâtisse en pierre, d’où s’échappaient des volutes de vapeur et des bruits d’eau. C’était un bain public.
À l’entrée, des affiches indiquaient clairement les sections hommes et femmes. Trass se dirigea vers l’entrée des hommes. Une fois à l’intérieur, il fut guidé vers un espace avec de petits bancs et des sceaux de bois. On lui expliqua de se laver minutieusement avant d’entrer dans le grand bassin. Il s’exécuta, frottant énergiquement son corps avec le savon rudimentaire.
Puis, il plongea dans l’eau chaude et fumante du bassin principal. La chaleur l’enveloppa comme une étreinte, et il sentit son corps entier se détendre, comme s’il fondait. C’était une sensation incroyablement apaisante, libérant des tensions accumulées depuis des années. Il eut l’impression que c’était le premier vrai bain de sa vie, une décongélation lente après un siècle de froid, le souvenir du lac gelé s’estompant enfin un peu. Il se prélassa, laissant la vapeur purifier non seulement sa peau, mais aussi son esprit, lavant les horreurs des derniers jours.
En sortant des bains, vêtu de sa nouvelle robe simple, Trass regarda le ciel qui commençait à se parer des teintes orangées du soir. Il était propre, il avait mangé (bien que pas assez pour son “autre” faim), et il avait un peu d’argent. Il avait acquis une puissance terrifiante, mais restait un enfant sans repères.
Que devait-il faire maintenant ? Comment survivre dans ce monde qu’il ne comprenait pas ? Il n’avait personne, aucune connaissance, et un pouvoir qu’il ne savait pas maîtriser. Les questions pratiques de sa situation actuelle tourbillonnaient dans son esprit. Où dormir ? Comment gagner sa vie ? Comment comprendre ce qui lui était arrivé ? La nécessité d’apprendre, de s’adapter, s’imposait avec une clarté nouvelle.

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