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Sous l'auspice des soeurs célestes

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Les lunes trônaient dans le ciel, si proches que la plus grande recouvrait en partie sa petite sœur de son ombre. Dans ce vallon secret, caché au cœur des arbres, le silence enveloppait Lily assise sur l’herbe fraiche et douce. La représentation venait de s’achever et, comme d’habitude, elle s’était isolée pour profiter du torrent de sensations et d’émotions qui l’avait engloutie.

Le spectacle avait Ă©tĂ© magnifique ; les artistes s’étaient surpassĂ©s. Elle avait notĂ© quelques points de progression, mais rien de majeur. Elle Ă©tait fière de ses compagnons, de leur dĂ©termination et de leur talent. Les costumes imaginĂ©s par Oliver avaient Ă©tĂ© des enchantements, adaptĂ©s Ă  chaque numĂ©ro, leur apportant couleur et lumière.

Elle revit en pensée le regard bleu du jeune homme rivé sur elle lors des essayages, cet océan d’émotions qu’elle y avait lu. Depuis un moment, elle songeait davantage à lui, l’invoquant lorsqu’il n’était pas près d’elle, recherchant sa compagnie, attentive à son bien-être et en même temps jalouse de ses secrets.

Un vrombissement doux la tira de ses rêveries. Soréa apparut, ses magnifiques ailes iridescentes déployées. Elle atterrit et repoussa une mèche brune rebelle qui lui tombait sur les yeux.

— Tu devrais aller dormir, affirma l’alfrée, en s'asseyant.

Lily soupira. Soréa avait tendance à se comporter comme sa mère plus que comme son amie. La danseuse arrangea le tissu soyeux de sa tunique. Lily remarqua que Soréa avait choisi la robe qu’elle préférait. Le silence se fit pesant, rempli de désirs et de non-dits.

— Tu as été extraordinaire, commenta Lily.

Soréa rosit de plaisir.

— Merci. Tout le monde a Ă©tĂ© parfait. Tu Ă©tais sensationnelle !

Lily sourit. Soréa la scruta quelques secondes. Sa main se posa sur celle de Lily et elle se rapprocha.

— Tu dois ĂŞtre Ă©puisĂ©e, reprit-elle. Tu Ă©tais partout ! C’était impressionnant.

Lily la regarda, irritée. Le compliment de son amie sonnait faux, comme si elle se sentait obligée de toujours la rassurer, la féliciter pour la moindre chose. Lily connaissait l’origine de cette attitude qui l’agaçait : ses ailes atrophiées.

Lily était née ainsi. Elle n’en avait jamais eu besoin pour faire son chemin dans la vie. Pourtant, dans l’imaginaire de Soréa, cela la rendait fragile, et elle éprouvait la nécessité de la réconforter et de l’encourager dès qu’elle effectuait un quelconque effort.

— Je ne suis pas plus fatiguée que toi.

Elle grimaça intérieurement à sa sècheresse.

— Tu n’as pas besoin d’en faire autant pour avoir ta place dans la troupe, tu sais, ajouta Soréa, d’un ton soucieux.

— Mon investissement dans le cirque n’a rien d’impressionnant, ou d’extraordinaire. Je l’aime ; j’aime notre famille ; j’aime ce que je fais. Je n’essaie pas de compenser ma diffĂ©rence.

Crispée, s’efforçant de rester calme, Lily se détourna de son amie, bondit sur ses pieds et s’éloigna.

— Attends !

Soréa s’élança à sa suite et la rattrapa rapidement, lui coupant la route. Lily la fixa, les bras croisés, le visage fermé.

— Je suis désolée, murmura Soréa, en tendant la main vers son épaule.

Lily recula d’un pas. L’alfrée fronça les sourcils. Sa main retomba le long de son corps.

— Je ne sais plus comment te parler, continua-t-elle. J’ai l’impression que tout ce que je dis te fait souffrir et… pourtant, je t’aime…

— Il faut que tu arrêtes, Soréa, répliqua Lily, d’un ton plus dur qu’elle ne l’aurait voulu. C’est terminé entre nous, depuis longtemps.

Soréa se figea et le cœur de Lily se serra face à la détresse qui traversa son visage. Elle reprit la parole d’une voix plus douce.

— Tu es mon amie d’enfance. Et c’est ce qui rend la situation encore plus pénible. Quand nous étions enfants, tu me traitais en égale, tu ne me ménageais pas parce que je ne pouvais pas voler comme toi. Pour toi, je n’étais pas différente.

Les larmes coulaient sur les joues roses de l’alfrĂ©e ; elle pinça ses lèvres fines. Elle hocha la tĂŞte, une seule fois, puis fit demi-tour et disparut entre les arbres. Lily soupira et reprit lentement le chemin du camp.

Le lendemain matin, dès l’aurore, elle se réveilla. Sa nuit avait été courte : elle avait ressassé sa discussion avec Soréa et s’était endormie très tard. Elle avait effleuré l’idée que peut-être Soréa n’avait pas entièrement tort, peut-être s’investissait-elle autant dans le cirque pour compenser un manque. Cette pensée l’avait ébranlée et elle ne pouvait l’oublier.

Sa tasse de thĂ© Ă  la main, elle dĂ©cida de s’octroyer un instant de calme, avant le dĂ©but de sa journĂ©e. Le ciel encore sombre prenait une teinte dorĂ©e vers l’est ; l’air frais piquait agrĂ©ablement la peau nue de ses bras. Elle esquissa quelques entrechats et se hâta de rejoindre son jardin secret. Elle avait besoin de se dĂ©fouler, d’exsuder les Ă©motions contradictoires qui pesaient sur son esprit. Elle posa sa tasse sur un rocher, enleva ses sandales et fit quelques foulĂ©es sur le gazon, savourant la sensation humide et douce.

Elle ferma les yeux, laissa le bruissement des branches, le chant des oiseaux, le murmure du ruisseau l’envelopper dans leur mélodie. Puis, elle s’élança d’un bond gracieux, virevolta sur le tapis soyeux. Ses pas s’enchainèrent, la menant près de l’onde, qu'elle enjamba avec légèreté puis elle sautilla, les bras étendus pour embrasser le monde entier.

Elle continua ainsi jusqu’à ce que le soleil dépasse les frondaisons et fasse scintiller les gouttes de rosée et la surface de l’eau, qui devint un miroir. Haletante, elle s’affala sur l’herbe et inspira profondément pour calmer les battements de son cœur. Une pensée traversa son esprit : la robe magnifique fabriquée par Oliver serait parfaite pour une telle danse. Elle se laissa aller à la rêverie, alors qu’elle jouait paisiblement avec cette idée, créant des images nouvelles dans son imagination.

Quelques minutes plus tard, les bruits du campement la rappelèrent à la réalité. Elle profita du ruisseau pour faire une toilette rapide, et reprit sa tasse de thé froid, qu’elle finit d’un trait.

Quand elle rejoignit la clairière, le rĂ©fectoire Ă©tait plein et un brouhaha de voix accompagnait les appels matinaux des oiseaux. Elle repĂ©ra Oliver, debout près d’une table isolĂ©e, en train d’y dĂ©poser son petit dĂ©jeuner ; il se tourna vers elle, comme s’il avait senti sa prĂ©sence. Il lui fit un petit signe de la main. Une douce chaleur se rĂ©pandit en elle. Elle accĂ©lĂ©ra le pas.

SorĂ©a sortit de l’ombre d’une roulotte et se figea en l’apercevant. Lily ralentit, indĂ©cise sur la conduite Ă  tenir. Devait-elle aller lui parler ? Son amie semblait aussi hĂ©sitante qu’elle. Pourtant, l’alfrĂ©e pinça les lèvres et reprit sa route, s’asseyant avec ses adelphes Ă  la table la plus Ă©loignĂ©e. Lily soupira, puis s’installa Ă  cĂ´tĂ© d’Oliver.

Le jeune homme n’avait pas perdu une miette de cet Ă©change silencieux. On aurait dit qu’il voyait tout d’elle. Cela aurait pu ĂŞtre effrayant ; c’était exaltant. Ses yeux voyagèrent de l’une Ă  l’autre. Lily devina une question se former sur ses lèvres ; mais elle ne quitta jamais le secret de son esprit. Elle fut un peu déçue ; parfois, la rĂ©serve d’Oliver l’agaçait. Elle agrippa la thĂ©ière bouillante et remplit Ă  nouveau sa tasse.

Lily pensait que la danse l’avait apaisée, mais une simple rencontre avec Soréa la replongeait dans ses émois. Elle délaissa son amie et se concentra sur le jeune homme. Oliver mangeait lentement, presque précautionneusement. Des rides déparaient le coin de ses lèvres et de son œil droit.

— Tu vas bien ? s’enquit-elle, soudain soucieuse.

Oliver avala sa bouchée en hochant la tête.

— Oui. Pourquoi ?

— Je te trouve pâle. On dirait que tu souffres.

— C’est juste une migraine. Ça m’arrive parfois.

— Tu as un remède ?

Oliver tenta un sourire rassurant, qui ressembla plutĂ´t Ă  une grimace.

— Ne t’inquiète pas pour moi, Lily. Ça va passer.

— Tu devrais aller voir Dame Vauvert.

— Je le ferai, si cela ne se calme pas.

Lily eut l’impression qu’il mentait. Oliver termina son assiette et but son thé. Elle sirota le sien, tout en observant le reste de la troupe. Elle commençait à faire la liste des tâches qu’elle devait accomplir ce jour-là, quand la voix d’Oliver l’interrompit.

— Tout à l’heure, je voulais m’isoler un peu. Et je t’ai aperçue. Dans le vallon. J’espère que cela ne te dérange pas… Si c’est le cas, je ferai attention à l’avenir.

Elle leva un sourcil et riva ses yeux verts sur lui.

— Tu m’espionnes ?

Un sourire malicieux apparut sur le visage du jeune homme. Lily se sentit Ă©trangement rassurĂ©e ; ce sourire l’attirait irrĂ©sistiblement.

— Non, répondit-elle. Ce n’est pas grave.

— Tu danses merveilleusement bien.

— Tu es trop gentil, Oliver. Ce ne sont que quelques pas, pour moi, pour me recentrer.

— Tu n’as jamais voulu faire partie du spectacle ?

Aussitôt, un malaise se répandit dans le cœur de l’alfrée. La question avait éveillé des sentiments négatifs qu’elle aurait préféré garder enfouis. Elle pinça les lèvres.

— Je ne vole pas.

Oliver la considéra, surpris.

— Je sais. Mais je ne vois pas en quoi …

— C’est un ballet aĂ©rien, au cas oĂą tu l’aurais oubliĂ© ! rĂ©pondit-elle sèchement.

Oliver grimaça, mais continua à la fixer de son regard doux.

— Tu pourrais faire un numéro de danse.

Lily croisa les bras.

— Je n’en ai pas besoin.

— Je crois que si. Ton corps entier était à l’unisson de la musique pendant le spectacle hier.

Lily se leva et riva ses yeux électriques sur le jeune homme.

— Cesse donc de m’observer sans arrĂŞt, Oliver ! Je ne ferai aucune reprĂ©sentation. Une alfrĂ©e sans ailes ne danse pas !

Lily ne laissa pas le temps Ă  Oliver de rĂ©pliquer. Elle quitta la table et partit en direction du chapiteau. Elle voulait effacer de son esprit l’expression blessĂ©e de son ami. Lorsqu’elle fut Ă  l’abri dans l’ombre tiède de l’immense tente, elle s’affala sur un banc. Elle se prit la tĂŞte entre les mains. Pourquoi avait-elle rĂ©agi si violemment ? Oliver lui avait posĂ© une question tout innocente. Ă€ moins que lui aussi pensât qu’elle ne se sentait pas complète. Le simple fait qu’il puisse Ă©prouver de la pitiĂ© pour elle lui tordait le cĹ“ur.

— Lily, tu perds la tête, se morigéna-t-elle. Arrête de te voiler la face. Tu veux faire partie du spectacle. Et Oliver l’a vu.

Oliver m’a vue. Il me voit ; il m’entend ; il me comprend, mieux que moi-mĂŞme. Qu’est-ce que cela signifie ?

L’arrivée des artistes pour les répétitions interrompit ses réflexions. Elle s’acquitta de ses missions de la matinée avec brio et sérieux, malgré la tension qui émanait de Soréa, malgré la présence d’Oliver au fond de son esprit.

Midi sonna, annoncé par un soleil brulant, au milieu d’un ciel immense. Une fois le repas terminé, les membres de la troupe se regroupèrent et prirent le chemin de la ville, bras dessus, bras dessous, pour leur demi-journée de temps libre. L’après-midi était magnifique, mais l’esprit de Lily était trop orageux pour qu’elle puisse en profiter. Elle observa ses compagnons disparaitre sur la route. Seul Oliver ne s’était pas joint à eux. Il s’était éloigné vers le ruisseau, une serviette sur le bras.

Le silence retomba sur le campement vide. Lily prit une profonde inspiration, indĂ©cise. Pouvait-elle dĂ©ranger Oliver dans ses ablutions ? Le jeune homme rĂ©servĂ© avait sans doute besoin de s’isoler. Elle n’était mĂŞme pas certaine qu’il l’accueillerait Ă  bras ouverts après le ton sur lequel elle lui avait parlĂ©.

Pour s’occuper, elle fit le tour du camp, rangea quelques affaires, mais au bout de dix minutes, elle se retrouva désœuvrée, son attention tournée vers la forêt. Une profonde envie de s’excuser s’était ancrée en elle, mêlée à un désir presque douloureux de le voir. Tu dois te rendre à l’évidence, petite alfrée. Tu es en train de tomber amoureuse.


Texte publié par Feydra, 7 dĂ©cembre 2024
© tous droits réservés.
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