13 : Affection et délivrance

La gifle qu’Hélios reçut lui fit l’effet d’une douche froide. Il avait perdu pied, il le savait. Il peinait à retenir les ténèbres qui continuaient à tourbillonner autour de lui, lui infligeant une douleur sourde et lancinante qu’il n’arrivait plus à contenir. Sa blessure à l’épaule le mettait au supplice et il était affligé par ce qui venait de se produire. Toute cette souffrance qu’il était parvenu à réprimer jusque-là le noyait désormais.

Bouleversée et blessée par les mots abrupts qu'Hélios avait prononcés, Aurora avait mis toute sa force dans ce geste spontané. Un simple coup d’œil lui confirma que cette entaille était horriblement profonde. Depuis combien de temps en était-il affublé ? Était-ce trop tard, pour lui aussi ? Cette possibilité ne lui semblait pas envisageable. Il fallait qu’il s’en sorte. Elle implora d’une voix tremblante de désespoir :

— Bon sang, reprends-toi Hélios !

Il avait porté machinalement une main à sa joue et, lentement, tourna de nouveau la tête vers elle. Aurora comprit que la menace était momentanément écartée quand elle remarqua que ses iris avaient retrouvé leur éclat émeraude. Néanmoins, elle resta immobile face à la souffrance et l’affliction qu’elle y lisait. Tendue, elle ne savait comment réagir pour le secourir en évitant de se mettre elle-même dans une situation épineuse.

Les paroles glaçantes d'Ignus percutèrent Hélios aussi violemment que le coup qu’il venait d’essuyer, résonnant encore une fois dans son esprit :

« Ignus n’existe plus. Je suis Ignace désormais. »

Lucien avait raison. Il n’aurait jamais dû prendre le risque d’entraîner Aurora dans sa chute. Qu’est-ce qui lui avait pris de vouloir revenir vers elle comme si tout allait bien ? Comme s’il y avait encore un moyen de rattraper toutes ses erreurs ? Comme s’il avait encore une chance de s’en sortir…

Malgré le danger manifeste qu’il représentait, Aurora ne reculait pas, toujours silencieuse, étoile étincelante dans le noir. Ses traits lui paraissaient éthérés au cœur de ce flamboiement intense ; il ne percevait plus son expression. Toutefois, il était assez proche pour apercevoir le scintillement d’une larme sur sa joue. Il aurait voulu en essuyer le sillon brillant de son pouce et, sans s’en rendre compte, il se trouvait déjà en train de le faire. Ses propres actes lui paraissaient complètement détachés, comme s’il était en train de s’observer lui-même.

Aurora sursauta à son contact, sans toutefois esquisser le moindre mouvement pour s’éloigner. Il songea à l’éjecter du lieu ; c’était facile pour lui, puisqu’ils étaient dans son Repère.

— N’y pense même pas, opposa-t-elle en lui agrippant le poignet.

Il était aveuglé par l’éclat de sa Lumière, mais elle pouvait lire en lui comme dans un livre ouvert. Conscient de ses difficultés à garder l’ascendant sur les ténèbres qui broyaient sa volonté, il aurait voulu se dégager de son étreinte, l’envoyer loin d’ici contre son gré. Cependant, sa lutte effroyable accaparait entièrement sa concentration. Toute action lui paraissait à présent d’une insurmontable difficulté.

— Va-t’en, je t’en prie, supplia-t-il faiblement.

Il n’avait même plus la force de parler et ferma les yeux parce que la douleur devenait insoutenable ; il ne voulait absolument pas se laisser sombrer de nouveau. Pas tant qu’elle était là, si proche de lui. Sa tentative de recul se solda par un échec car elle le retenait fermement, déterminée à ne pas l’abandonner.

— Pas question. Écoute-moi, s’il te plaît… Laisse ma voix te guider et tiens le coup encore un peu. Je crois que je peux… Je vais t’aider, d’accord ?

Il sentit la pression légère de ses doigts puis de ses paumes se posant délicatement de part et d’autre de son visage tandis qu’elle parlait. Cette voix mélodieuse qui le maintenait à flot s’était éclaircie, s’affermissant davantage à chaque mot qu’elle prononçait. Il se focalisa sur ce timbre résolu et ce doux contact pour tenter d’oublier tout le reste. C’était pourtant une douceur amère, parce qu’il savait que personne ne pouvait plus rien pour lui. Si elle ne s’enfuyait pas, il n’osait imaginer ce qui se produirait.

— Non… laisse-moi… tu ne…

— Fais-moi confiance. Je ne te cache pas que ça va être assez douloureux au départ, mais tiens-bon… Tout ira bien… Tiens-toi prêt.

Toujours joignant le geste à la parole, elle déplaça une main vers son épaule. Une immense vague de souffrance l’assaillit et il s’agrippa violemment aux bras de sa bienfaitrice, réprimant un cri de douleur. Il n’y parviendrait pas… C’était la dernière goutte, celle qui allait faire déborder ses affres et le submergerait à jamais. Empli d’espoir et de détresse entremêlés, l’appel d’Aurora lui parvint, si lointain, et proche à la fois, comme insufflé directement dans son esprit.

— Reste avec moi ! Hélios !

Soudain, il sentit ses lèvres se poser brièvement sur les siennes. La Lumière salvatrice afflua de plus belle, le ramenant d’un coup à lui. Même si elle avait reculé prestement, rompant tout contact, son œuvre était achevée et il pouvait déjà en apprécier les bienfaits. Enfin, il se sentait libéré du poids de ce calvaire qui l’étouffait depuis trop longtemps. Enfin, la torture tumultueuse laissait place à une paix silencieuse au plus profond de son être. Il ne souleva pas immédiatement les paupières. Pas encore. Il voulait prolonger cette douce sensation.

Étourdie par ce qu’elle venait d’entreprendre, Aurora tentait de reprendre une contenance. Heureusement, Hélios ne pouvait l’observer. Que venait-elle de faire, exactement ? Était-elle parvenue à refermer entièrement cette plaie béante ? Tout semblait être rentré dans l’ordre. Elle avait réussi cet exploit.

Résigné à retrouver la réalité, il finit par ouvrir les yeux avec la sensation de revenir d’un long voyage. Autour d’eux, les ténèbres avaient disparu, laissant place à une clarté tamisée. Instinctivement, il porta une main à son épaule et fut stupéfait de constater que sa blessure avait totalement disparu. Aurora s’était un peu éloignée, le scrutant de ses iris ambrés, à nouveau insondables. Subjugué par sa beauté, il se réjouit de pouvoir, cette fois, admirer son visage délicat. Elle afficha un sourire soulagé lorsqu’elle rencontra son regard.

— Je… Merci, prononça-t-il en lui rendant son sourire.

La joie qu’elle ressentait débordait, immense. Pourtant, elle peinait à cacher son trouble devant ce visage angélique et cette Lumière éclatante retrouvés. Avec un peu de chance, il passerait outre ce détail qui l’embarrassait. Aucune chance… se résigna-t-elle. Alors, elle choisit d’utiliser la même stratégie que lui pour faire diversion. Croisant les bras, elle lui lança avec un air taquin :

— Tu vois, on a réussi. Tu es bien plus présentable comme ça ; le noir ne te va vraiment pas au teint.

Il resta un moment interdit : cela faisait bien longtemps qu’il n’avait plus eu le plaisir d’entendre ses réparties acerbes. Puis, la surprise passée, il laissa échapper un léger rire, devinant qu’elle essayait de détendre l’atmosphère après le choc et l’intensité de ce qu’ils venaient de traverser.

— N’aurais-tu pas passé un peu trop de temps auprès de moi dernièrement, ma Petite Luciole ? s’amusa-t-il pour entrer dans son jeu.

— Ne crois pas t’en tirer comme ça, tu as encore des explications à me donner, mais… pas tout de suite, je ne tiens pas à réitérer l’expérience.

Elle étouffa un gloussement en voyant sa mine déconfite. Il finit tout de même par reprendre son expression joviale. Il se sentait revigoré, même s’il pouvait toujours percevoir quelques ombres, guettant la moindre de ses faiblesses. Aurora lui avait encore prêté de ses forces et, malgré ses réticences, il ne savait pas comment il se sentirait sans cette douce Lumière qui continuait de le soutenir. Un éclair de malice illumina son visage lorsqu’il rebondit soudainement :

— D’ailleurs je me demandais… Le baiser, c’était en option ou bien… ?

— C’était ça ou tu partais encore dans les vapes, contra-t-elle précipitamment. À moins que tu aies préféré la gifle ?

— Ouch… Je l’ai méritée celle-là, admit-il avec une grimace.

En réalité, Aurora ne savait pas vraiment ce qui lui était passé par la tête. Cela ne signifiait-il vraiment rien d’autre ? Elle avait été terrorisée à l’idée qu’il subisse le même sort qu’Ignus. C’était la seule solution qui s’était imposée à elle. Pourtant, elle se sentait en proie aux doutes. Se mentait-elle en se persuadant qu’elle n’aurait pas aimé prolonger ce baiser plutôt que de remettre cette barrière invisible entre eux ?

Qu’est-ce qui lui prenait, bon sang ! Avait-elle perdu le contrôle à ce point ? Elle avait beau l’aimer énormément, Hélios était son ami. Elle ne devait absolument pas lui laisser espérer plus que cela. Irritée par cette audace candide qui la mettait en porte à faux vis-à-vis de ses propres sentiments contradictoires, elle opta pour le ton acide du reproche afin d’écarter définitivement ce sujet :

— Franchement Hélios, il faut toujours que tu en fasses des tonnes… Demander de l’aide aurait été trop simple ?

— Je ne voulais impliquer personne, et je tenais à réparer mes erreurs moi-même…

— Aaah, la fierté masculine…

— Sincèrement… Je ne pouvais pas décemment me présenter comme ça devant Lucien… et puis, mes pensées n’étaient plus très claires, je dois l’avouer.

Un sentiment de culpabilité envahit Aurora devant l’air accablé de son ami. Les choses n’auraient pas tourné aussi mal si elle ne l’avait pas laissé tomber. Si elle était restée auprès de lui, il se serait confié. Elle aurait pu lui venir en aide bien plus tôt et lui éviter ce calvaire qu’elle avait même sans doute empiré par son attitude indifférente, voire méprisante.

— Ce n’est pas comme si tu te baladais avec un trou béant dans l’épaule… ironisa-t-elle pour évincer ses regrets. Qui t’a fait ça ?

— Je ne savais pas non plus que tu avais le don de Guérison. À ma connaissance, Léo était le seul à en être doté, et de manière limitée. Il aurait été incapable de soigner une telle blessure.

— Pourquoi crois-tu que Lucien me surprotège ?

— Pourquoi est-ce que je n’étais pas au courant ?

Prise de cours, elle ne répondit pas tout de suite. Il ne laissait rien paraître de ce qu’il pensait et elle ne savait pas comment réagir, figée par la froideur de son ton. Elle nota qu’il n’avait même pas répondu à sa question, mais au fond, ne redoutait-elle pas qu’il le fasse ?

— Lucien m’avait demandé de garder ça secret… Tu n’as pas répon…

— Je comprends, l’interrompit-il. Il est prudent, et il a raison.

Pourquoi s’obstinait-il à éluder son interrogation ? Contrariée, elle le pressentait pourtant, sans vraiment vouloir l’admettre. Elle savait exactement qui lui avait infligé ça. Elle savait exactement pourquoi il refusait de confirmer ses soupçons. Il sembla hésiter un instant avant d’enchaîner finalement :

— Ignus le savait ?

Ignus… Comme par hasard, comme pour lever entièrement ses doutes, c’était lui qu’il évoquait. Ignus avait deviné qu’elle possédait ce don, sans qu’elle sût comment. Elle n’avait donc rien à se reprocher, mais elle baissa tout de même les yeux, incapable de s’expliquer la raison de son embarras. Elle réalisa qu’il attendait sa réponse et eut toutes les peines du monde à l’articuler :

— On avait déjà fait un bout de chemin ensemble avant ton arrivée et… Ignus a…

— Ignace sait, la coupa-t-il.

Désarçonnée par ces interruptions, et parce qu’elle n’arrivait toujours pas à déchiffrer le regard de son ami, elle ne savait plus quoi dire. Pourquoi se montrait-il si froid, tout à coup ? Avait-il réactivé son Illusion ? Lui en voulait-il de lui avoir caché ce dont elle était capable ? Non… Il avait plutôt l’air préoccupé.

Lasse, elle restait comme pétrifiée, fuyant à nouveau les iris de jade qui l’intimidaient. Le pouvoir auquel elle avait fait appel demandait une quantité d’énergie proportionnelle à la gravité de la situation. C’était la première fois qu’elle l’utilisait pour soigner une telle blessure. C’était la première fois qu’elle l’utilisait tout court, en réalité. La paix avait toujours été son quotidien jusque-là.

Hélios remarqua immédiatement son malaise. Il s’en voulut un peu de lui avoir parlé avec rudesse. Cependant, il ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter pour elle, parce que si Ignace savait et si, comme il le soupçonnait, il était lié d’une quelconque manière avec les Ombres de Tenebrae, il était fort probable que Donovan fût aussi au courant. Ce qui faisait d’Aurora une cible de choix. Par ailleurs, sans elle, il n’aurait jamais pu se tirer d’affaire. Il était évident qu’elle s’était surpassée pour le sauver. Y aurait-il des conséquences pour elle ?

— Tu danses ? l’invita-t-il soudain en ouvrant les bras.

Elle haussa les sourcils en relevant le visage, étonnée. Hélios était vraiment imprévisible… Son éternel sourire était de retour alors qu’il semblait si distant quelques instants auparavant. Elle se souvint qu’à chaque fois qu’elle avait le vague à l’âme, il usait de son charme pour lui remonter le moral. Il lui chantait la sérénade ou l’amusait par ses pitreries pour lui faire oublier ses tourments et, parfois, il l’invitait à danser, comme maintenant. Hochant la tête et lui rendant son sourire, elle s’avança pour joindre ses mains à celles de son partenaire improvisé, réconfortée par cette trêve qu’il lui offrait.