Tessa découvrit devant elle une voluptueuse blonde au rictus glaçant. Elle ne l’avait jamais rencontrée auparavant. La déduction s’ensuivit facilement. Son pouvoir lui était aussi inconnu qu’elle, mais il impliquait clairement de fouiller dans la tête des autres et Donovan semblait lui avoir accordé ce privilège. Que lui voulait-il, encore ? Il ne la laisserait donc jamais tranquille…

— Et c’est donc toi Syrène, la nouvelle pimbêche de Donovan, rétorqua-t-elle en lui rendant son faux sourire.

Tessa jubila intérieurement. L’expression de son interlocutrice s’était durcie. La manipuler paraissait être un jeu d’enfant. Pathétique. Syrène n’hésita pourtant pas à contre-attaquer sur un ton acerbe.

— À ta place, je ne serais pas aussi confiante. Ta présence au sein des Puissants est une hérésie. Il aurait dû se débarrasser de toi dès le départ.

— Tu veux que je te montre pourquoi il ne l’a pas fait ? répliqua sèchement Tessa.

Un éclair de terreur fugace passa dans le regard de Syrène. Cependant, elle reprit immédiatement une contenance, hautaine.

— Si tu fais cela, il te punira lui-même.

— Qu’il en finisse. Je n’attends plus rien de ce Monde déprimant, éluda placidement Tessa.

— Tu n’as pas idée de ce qu’il pourrait t’infliger avant de mettre fin à tes souffrances…

— Oh si… Malheureusement. Mais ne t’inquiète pas, tu ne tarderas pas à y goûter, toi aussi.

— Ça, ça m’étonnerait ! ricana-t-elle. Il ne peut rien me refuser. C’est moi sa muse désormais, et contrairement à toi, je ne ferai pas l’erreur de lui désobéir.

— Tu vas vite déchanter…

Syrène lui lança un regard noir. Elle paraissait bien moins amusée qu’à son arrivée. Pourtant, elle ne pouvait outrepasser ce que Donovan lui avait ordonné. Même si Tessa ne savait pas exactement en quoi consistaient ces ordres, elle était certaine qu’il n’avait toujours pas renoncé à convoiter son pouvoir.

— Tu veux donc te mesurer à moi ? osa Syrène en plissant les yeux avec mépris.

Tessa éclata de rire sans aucune retenue devant l’expression ahurie et outrée de son adversaire. Cette joute verbale était une mascarade qui n’avait déjà que trop duré.

— Donovan ne t’as donc pas mise en garde ? la railla-t-elle pour seule réponse. Il ne tient pas à te garder, dans ce cas.

— C’en est trop ! Accepte un duel dans les règles, et nous serons quittes.

Un duel dans les règles ? Et puis quoi encore ! Elle aurait pu botter le train de cette petite présomptueuse, mais ça n’en valait même pas la peine. Avant qu’elle n’ait pu répondre quoi que ce soit, une voix masculine intervint dans la conversation. Erwan…

— Syrène, Donovan attend ton rapport, souligna-t-il froidement. Tu n’étais pas censée converser avec l’intéressée.

L’intéressée… Voilà donc tout ce qu’elle était désormais à ses yeux. Elle aurait pu facilement mettre à terre cette catin, puis effacer toute trace de leur altercation de son esprit. Donovan aurait sans doute su que c’était de son fait. Toutefois, il n’aurait eu aucune preuve pour l’inculper. Jusqu’à présent, ses facultés restaient une légende : la légende de la Reine Écarlate déchue.

Maintenant que son cher chevalier servant était de retour, il n’était rien d’autre qu’un témoin gênant. Elle se prit à regretter une fois de plus qu’ils aient dû en arriver là. Erwan n’arborait plus devant elle qu’un masque impassible d’indifférence, ne lui adressant la parole que de manière glaciale et distante lorsqu’il y était obligé.

— Nous n’avions pas besoin de ton intervention, cracha-t-elle avec mépris. Quant à toi, Syrène, j’espère pour toi que tu ne recroiseras plus ma route. Je pourrais bien te prendre au mot.

À cette conclusion menaçante, elle s’éloigna sans un regard en arrière, troublée cependant. Elle n’avait pas pu deviner ce que Syrène avait fait ou découvert en fouillant dans ses pensées. Une nouvelle télépathe ? Pourrait-elle rivaliser avec son propre pouvoir ? Cette possibilité ne lui avait pas effleuré l’esprit au départ. Pourtant, elle aurait dû se méfier. Elle avait fini par prendre la grosse tête. Quelle sottise…

Et si cette prétentieuse avait entrevu ce qu’elle savait ? Avait-elle pu avoir accès à la Prophétie qu’elle connaissait par cœur ? Cela mettrait en péril l’accomplissement de tout ce qu’elle souhaitait voir se réaliser. Sa seule raison de poursuivre sa pitoyable existence. Heureusement, elle avait l’intuition qu’il s’agissait d’autre chose, sans pouvoir se l’expliquer. Malgré tout, elle ne pouvait plus se permettre de sous-estimer ses ennemis.

Si Donovan avait choisi cette idiote façon poupée siliconée, c’était que ses pouvoirs en valaient la peine. Elle aussi s’était retrouvée dans la même situation. Elle aussi avait été naïve au point de croire que devenir la Reine d’un tyran était une position enviable, bercée d’illusions et de rêves enfantins de princesses et de liberté. Les encouragements et les flatteries mielleuses avaient rapidement été remplacées par d’autres facettes bien moins plaisantes de la personnalité du sombre monarque. Elle pouvait presque plaindre cette pauvre petite Syrène… Presque.

Lucien s’était efforcé de rassembler le plus d’énergie possible pour tenter d’atteindre l’esprit de son disciple, sans succès. Il décida de se rendre aux Archives pour y puiser des ressources. Ouvrant un portail diaphane dans les airs, il s’engouffra dans l’immense salle aux murs translucides percés d’une infinité de portes. Le plafond haut était orné d’impressionnantes arabesques, laissant cependant le Protecteur de la Lumière indifférent cette fois-ci. Il était le seul à avoir accès à cet endroit depuis que son mentor avait disparu. Du moins, c’était ce qu’il pensait jusqu’à présent.

Il comprit immédiatement qu’un autre individu s’y était introduit récemment, puis constata sans surprise que l’énergie résiduelle se révélait être celle de son apprenti. Comment était-il parvenu jusqu’ici ? Qu’y avait-il fait ? Hélios était manifestement entré dans la salle des Actes Passés. Était-il à l’origine de la déchéance d’Ignus ? Avait-il été jusqu’à réussir à lui rendre ses souvenirs ? Dans quel but ? Il perçut alors une autre trace, beaucoup plus diffuse et sombre. Ignus l’aurait suivi à ce moment-là ? Ou plutôt Ignace…

Lucien se refusait à croire que son disciple eût pu entreprendre une action aussi délétère, même par jalousie. Ses soupçons se trouvaient toutefois confirmés une seconde fois : Hélios lui cachait délibérément des éléments importants. C’était pourtant évident. Il ne lui aurait jamais avoué s’être trouvé ici, tout comme il ne lui avait pas confié ce que lui avait infligé Ignace. Avait-il peur d’être condamné comme ce dernier ? Avait-il sombré à ce point ?

Il repensa aux allusions de Donovan et se figea. Aurora. Impuissant, il avait laissé Ignus s’enfoncer face à la douleur qui le consumait peu à peu depuis si longtemps… Quel avait été le rôle de son éternel ennemi dans sa soudaine chute ? Aurora était-elle sous son emprise ? Ou avait-elle simplement suivi le plan de son amant, dicté par ce sinistre personnage ? Jouait-elle avec les sentiments de son disciple ? Serait-elle en train de réinterpréter une scène déjà écrite sans même en être consciente ?

Le protecteur des Ombres cherchait-il à reproduire ce qu’il s’était passé durant la Guerre Grise ? Parfois, il lui semblait que tout s’était déroulé il y a des lustres, mais tout à coup il eut l’impression que c’était à peine terminé. Pourtant, le temps s’était écoulé depuis, toujours aussi capricieux, apportant son lot de victoires, de défaites, de départs et d’arrivées. Donovan, lui, n’avait toujours pas changé, et ne changerait sans doute jamais. Et lui-même, avait-il évolué depuis ? Avait-il tiré des leçons de cette tragédie ?

L’une d’entre eux les avait trahis, à cette époque. Cela leur avait coûté cher. Très cher. Il ne pouvait, ne devait pas laisser cela recommencer. Jamais. Cependant, il n’avait aucune preuve tangible. Considérer cette possibilité pour l’instant s’avérait dangereux. Peut-être que les insinuations de Donovan n’avaient pour but que de l’emmener volontairement sur cette fausse piste, ou était-ce encore une forme de cette torture mentale dont se délectait son rival. Ces tergiversations inutiles lui faisaient perdre son temps. Dans l’immédiat, il se devait d’agir rapidement pour éviter le pire. Parce que soit Aurora était en danger, soit elle était en train de mettre son plan à exécution.

Une mélodie entraînante résonnait dans le Repère d’Hélios, alliant des arpèges aériens de harpes, des notes chantantes de piano et des accords subtils.

— Je ne connais pas ce morceau… C’est beau, qu’est-ce que c’est ?

— Je suis en train de le composer pour toi, répondit-il avec son sourire charmeur avant de la faire virevolter. J’espérais bien que ce cadeau te plairait !

Aurora rit, se sentant légère comme une plume voltigeant au gré d’une brise matinale. Autour d’eux s’étendait maintenant une vaste clairière verdoyante, surplombée par une immense cascade dont le ruissellement s’accordait harmonieusement avec le son des instruments. Elle avait rarement invité Hélios dans son Repère. En général, c’était plutôt l’inverse. Cependant, il avait manifestement remarqué qu’elle appréciait la sonorité de l’eau qui s’écoulait et la sensation de l’herbe sous ses pieds.

L’espace d’un instant, elle oublia tous ses soucis. Elle oublia la menace qui pesait sur Lumnia. Elle oublia Ignus. Elle oublia ce qu’Hélios avait subi et sa propre culpabilité.

Tout à coup, elle se rendit compte que le rythme avait ralenti. Ils tournoyaient tranquillement sur un air plus paisible, une mélopée aux notes d’espérances. Hélios avait placé ses mains au creux de son dos et elle avait naturellement posé les siennes sur ses épaules. L’impression d’avoir remonté le temps en apercevant ce beau visage souriant, si près du sien, la poussa à se réfugier au creux de son cou, évitant ses iris émeraudes qui la fixaient avec un mélange de bienveillance, de passion, d’admiration… de sentiments qui la dépassaient. Ce regard avait-il changé, ou avait-elle été aveugle de ne pas comprendre plus tôt à quel point il était épris d’elle ?

En se nichant ainsi tout contre son épaule, portée par leurs pas, Aurora se remémora cette fois où elle avait voulu exercer son don sur Hélios, à son insu. C’était avec lui qu’elle avait réussi, la première fois. Elle se concentra quelques instants pour retrouver cette sensation. Fermant les yeux, elle n’eut aucun mal à ressentir les ondes de la Lumière d’Hélios, claires et rassurantes. Ces pulsations se substituaient selon elle aux battements du cœur qu’ils possédaient lorsqu’ils étaient mortels, divergentes selon chaque âme qui peuplait Lumnia. Elle sourit, se laissant bercer par cette cadence profonde et envoûtante.

Pourtant, la magie du moment se brisa quand elle s’aperçut qu’il n’avait pas totalement recouvré toute son énergie. Lorsqu’elle l’avait soigné, juste auparavant, elle avait peiné à percevoir la faible lueur qui luttait pour résister au milieu des ténèbres. Soudainement, elle se sentit accablée en pensant qu’elle avait failli laisser s’éteindre cette Lumière qu’elle appréciait tant.

Quelques gouttelettes étincelantes s’étaient échappées, glissant sur ses joues. Elle se blottit un peu plus contre lui pour les dissimuler. Il l’enveloppa de son étreinte chaleureuse, suspendant leur danse.

— Hélios… je… je sais que je n’en ai pas donné l’impression ces derniers temps… J’ai été… exécrable… mais tu comptes beaucoup pour moi et… et lorsque j’ai cru te perdre, j’ai vraiment eu très peur…

Au son frêle de sa voix hachée par le chagrin, sa petite rose lui parut si fragile et vulnérable entre ses bras tout à coup. Il ne voulait pas qu’elle fût flétrie par les tourments et il serait capable de tout pour lui permettre de s’épanouir dans le bonheur. Attristé de la voir dans cet état par sa faute, il s’efforça de trouver un moyen de la réconforter. Il la serra un peu plus fort et déposa un léger baiser dans sa magnifique chevelure aux reflets mordorés, alors que la musique avait égrené ses derniers accords, laissant place au murmure d’un ruisseau.

— Pardonne-moi, ma douce Aurora… Je sais à quel point c’est difficile de voir sombrer un ami et… je suis désolé de t’avoir fait endurer ça… Mais tout ce qui compte, c’est que tu m’aies sauvé, tu ne crois pas ?

Il avait parlé d’une voix apaisante tandis qu’il lui caressait tendrement les cheveux. Elle acquiesça faiblement. Cette situation désespérée aurait pu être évitée si elle n’avait pas agi aussi égoïstement. Malgré ses paroles rassurantes, elle ne pouvait s’empêcher d’être assaillie par le remord. Il s’excusait alors qu’elle était la seule fautive… C’est alors qu’elle sentit avec surprise que ses forces lui revenaient. Hélios la serrait toujours contre lui et elle comprit qu’il était en train de lui rendre ce qui lui appartenait.

— Je crois que tu as plus besoin de cette Lumière que moi dans l’immédiat, murmura-t-il au creux de son oreille.

— Il y a des blessures que je ne peux pas guérir, Hélios… protesta-t-elle à voix basse, plaquant ses mains contre le torse de son ami pour le repousser.

Pourtant, il avait raison. Elle avait l’impression d’être coincée dans un ascenseur émotionnel qui jouait aux montagnes russes. Il ne se laissa pas faire, la retenant auprès de lui avec douceur mais fermeté, laissant le flux d’énergie s’opérer.

— Toi qui maîtrisais si bien tes émotions, même lorsque tu te confiais à moi… Cela fait déjà un moment que je te sens perdre le contrôle, mais là tu m’as l’air complètement déboussolée. Ne t’en fais pas, je vais beaucoup mieux grâce à toi. Et promis, je n’abuserai plus des illusions !

— D’accord… capitula-t-elle. Mais j’aimerais essayer quelque chose, gardes-en juste une petite étincelle.

Elle se sentit mieux en recouvrant la totalité de ses forces. De plus, elle constata avec soulagement que le halo d’Hélios avait gardé sa puissance rassurante. Il ne posa pas de question et ne discuta pas, conservant un infime fragment de sa Lumière, même s’il ignorait certainement ce qu’elle avait en tête. Une fois le transfert terminé, elle ne fit aucun geste pour se détacher, baignée par la douce chaleur qui émanait de cette clarté retrouvée.

Elle leva enfin les yeux et lui sourit à travers les larmes qu’elle avait tenté de cacher inutilement. Lorsqu’elle croisa son regard, les perles scintillantes éclatèrent en de petites étincelles, comme de minuscules bulles de savon. Alors, avec un sourire espiègle et un index en l’air il entonna :

— L’amour sous toutes ses formes est la force qui te procurera le plus de puissance, mon enfant.

Elle le gratifia d’une tape sur l’épaule et pouffa de rire, parce qu’il venait d’imiter Lucien à la perfection.

— HELIOS !

— Pas si fort, Lucien !

Hélios avait grimacé en portant les mains à ses tempes lorsque l’appel retentissant de son mentor avait déchiré son esprit. Ne sachant pas ce qui était en train de se produire, Aurora esquissa un geste nerveux et l’amusement laissa immédiatement place à l’angoisse sur son visage alors qu’elle s’empressait de s’enquérir sur un ton inquiet :

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Quand on évoque le loup… on en entend les remontrances, regretta Hélios en pensant que toutes les bonnes choses avaient une fin.