Préoccupé, Léo arpentait les nitescentes collines dénudées pour tromper son impatience. Il avait beau retourner le problème dans tous les sens, rien ne semblait pouvoir éviter une nouvelle Guerre, sauf si Hélios rentrait victorieux de sa mission... Victoire qui serait alors illusoire et éphémère.

— Que fais-tu donc planté là, Léo ? Tu n’as toujours pas parlé à Lucien ? asséna la voix d’Eleanora.

Perdu dans ses pensées, il n’avait pas perçu son arrivée derrière lui. Il ne manquait plus qu’elle. Il se retourna calmement, plantant son regard résolu dans le sien.

— Je lui ai parlé, répondit-il sans cacher sa lassitude.

— Et alors ? Pourquoi ne sommes-nous pas en train de discuter en Conseil Restreint, dans ce cas ?

— Parce que la situation exigeait d’autres priorités.

— Et lesquelles, s’il te plaît ? Ne me dis pas que Lucien continue à agir de son propre chef, sans même nous informer de ses actions… Quoique, tu n’as pas besoin de me le dire, je l’ai bien compris. Tu vas continuer de le défendre ou tu vas te rendre à l’évidence ?

— Quelle évidence, Eleanora ? surenchérit-il avec une pointe d’irritation cette fois. Que Ming est plus qualifié pour être le Protecteur de la Lumière ? Il ne veut même pas de ce titre !

— Lucien non plus n’était pas très partant pour endosser ce rôle.

— Mais il a été choisi par sa prédécesseure. Tu serais prête à renier cette décision ?

— Il a été choisi simplement pour la puissance de sa Lumière, ce n’est pas une raison suffisante. La preuve, regarde son nouveau disciple, enchaîna-t-elle d’un air dédaigneux. Avec cette attitude, il nous déshonore tous.

— La puissance de leur Lumière signifie beaucoup ; cela signifie qu’ils ont la force de volonté et la générosité nécessaire pour la propager, plus que quiconque. Crois-tu réellement que Ming serait plus apte à jouer ce rôle ?

— Lui, au moins, aurait toujours tenu compte de nos avis.

— Et bien ! Parle donc toi-même à Lucien. Je suis las de toujours jouer les intermédiaires. Je vous vois tous défiler devant moi avec vos doléances, comme si j’étais celui qui avait la solution miracle ! Lucien m’a affirmé qu’il convoquerait un Conseil sous peu, je n’ai rien d’autre à ajouter.

Eleanora le fixa d’un air outré puis se détourna, sans un mot de plus. Se plaindre ne faisait pas partie des habitudes de Léo, mais il en avait plus qu’assez. Toute cette histoire était loin d’être terminée et il avait hâte que Lucien désamorçât enfin la situation.

À peine arrivé dans son Repère, Lucien fit apparaître un écran de communication vers Tenebrae. Sa dernière chance de résoudre le bourbier dans lequel il s’était enlisé jusqu’au cou se présentait ; il ne devait absolument pas rater cette négociation.

— Donovan.

— Oh, Lucien, quelle bonne surprise ! Je commençais justement à m’ennuyer…

— Pourquoi Ignace court-il encore dans la nature ? coupa le Protecteur de la Lumière avec rudesse.

— Et bien… Tu y vas fort, dois-je te rappeler qui est responsable de cette tragédie ?…

— Nous avons négocié pour que tu l’arrêtes… Si ça continue, Tenebrae sera autant menacé que tout le reste, alors à quoi joues-tu ?

— J’ai envoyé mon meilleur agent…

Tout en parlant, Donovan s’amusa à faire apparaître un cavalier noir au creux de sa paume sans se départir de son air narquois.

— Je sais qui tu as envoyé. Il est certainement le plus à même de retrouver Ignace, mais que pourra-t-il bien faire, seul contre lui ?

— Voyons Lucien… Au fond, tu sais comme moi qu’au stade actuel, nous deux sommes les seuls qui pourrions nous en charger, n’est-ce pas ? À moins que… Ton petit protégé aussi en serait capable, non ? J’ai cru comprendre qu’il était très prometteur ! le nargua-t-il en faisant apparaître un roi blanc au dessus de son autre main.

— Alors qu’est-ce que tu attends pour intervenir dans ce cas ? continua Lucien, ignorant son petit jeu.

— Oh, j’ai des choses plus importantes à faire ici pour l’instant…

— Comme te tourner les pouces, par exemple ?

— Notre accord prévoyait que Tenebrae intervienne, mais nous n’avons pas convenu d’un délai, et tu m’as laissé carte blanche, je te le rappelle…

Il continua son manège en ajoutant un fou blanc qu’il teinta de noir et approcha du roi.

— Pour que tu agisses, mais tu as décidé d’en tirer profit par ton inaction au détriment de nous tous. Puisque tu l’as si gentiment proposé, et que Tenebrae a déjà envoyé quelqu’un, Lumnia se réserve le droit de faire de même.

— Très bien, si ça peut te faire plaisir… Mais je suis désolé, mon cher Lucien, si tu fais cela, je crois bien que j’aurai quelques coups d’avance sur toi : ce sera échec au Roi…

Une seconde pièce blanche se dressa alors, le roi se retrouvant encerclé.

— … et peut-être même qu’il y a déjà échec et mat, si ta petite Reine a agi comme je l’espérais, continua-t-il en nuançant la blancheur de celle-ci par une fumée sombre.

— Tu ne t’en tireras pas comme ça. Si j’arrive à prouver qu’Ignus a sombré de ton fait, ton plan ne tiendra plus la route. D’ailleurs, je me demandais… Pourquoi n’as tu pas fait subir le même sort à Hélios lorsque tu en as eu l’occasion ?

Le rictus qu’arborait Donovan depuis le début de la conversation disparut d’un seul coup et il balaya les pièces d’échec d’un geste brusque.

— Je ne vois pas de quoi tu veux parler, répliqua-t-il sèchement, maintenant, si tu veux bien m’excuser…

— Je suis ravi d’apprendre que le Roi ne se laissera pas abattre aussi facilement… À bientôt, Donovan.

Le sourire que venait d’afficher Lucien s’effaça en même temps que l’image en face de lui. Donovan menait la danse et, comme il le craignait, la décision qu’il avait prise allait envoyer Hélios directement dans la gueule du loup. Son seul réconfort résidait dans la réaction de son adversaire lorsqu’il avait évoqué ce qui était arrivé à son disciple. Visiblement, son hypothèse s’avérait correcte : Hélios avait résisté à l’emprise des Ombres, ce qui était plutôt encourageant pour la suite.

Par contre, il ne parvenait ni à communiquer avec Aurora, ni à la localiser. Ses soupçons se renforçaient à son égard. Hélios avait-il pris en compte ses conseils ou se trouvait-il avec elle ? En cherchant la trace de son disciple, il s’aperçut que ce dernier venait de rejoindre Léo. Cherchait-il à s’entretenir avec lui ?

Avant cela, Lucien avait encore besoin d’un moment de solitude pour faire le point. L’analogie que Donovan avait utilisée le perturbait, sans qu’il pût se l’expliquer. Contenir la haine envers son éternel ennemi, de plus en plus tenace, l’épuisait. Or, il ne devait pas laisser de tels sentiments s’immiscer. Il s’installa confortablement et fit le vide dans son esprit.

Aurora luttait contre cette immense soif de Lumière qui la dévorait, grandissante. Son angoisse ne faisait qu’augmenter. Rien de ce qu’elle pouvait entreprendre ne parvenait à l’apaiser. Prisonnière d’un cercle vicieux qui l’empêchait de penser clairement, elle savait pourtant que c’était ce dont elle avait besoin pour s’en sortir.

Souffrant de plus en plus de cette vacuité sans fin, elle ferma les yeux une énième fois. Elle devait faire le chemin inverse pour retrouver tout ce qu’elle avait décidé de rejeter : toutes ces émotions qu’elle avait préféré renier et qui constituaient sans doute la clé de cette cage où elle s’était enfermée elle-même avec l’illusion d’acquérir plus de liberté.

Ce fut sa dispute avec Ignus qui lui revint d’abord clairement à l’esprit. Ou plutôt Ignace car, désormais elle le savait, il n’était déjà plus lui-même. Sa réaction inattendue lorsqu’elle s’était déclarée l’avait frappée de plein fouet. Les propos exacts qu’il lui avait crachés au visage, sa propre réaction violente et la brûlure qu’il lui avait infligée : tout était gravé au fer rouge dans sa mémoire.

Soudain, elle se crispa. Une réminiscence… Ce timbre glacial. Pourquoi ne s’en était-elle pas souvenu jusque-là ? Ce n’était pas Ignace. Alors qui ? Elle s’était sentie transpercée au plus profond de son âme, transie par les paroles abjectes qui avaient été proférées à son encontre.

« Aurora… Comment as-tu pu ? Abandonner ainsi tes sentiments pour Ignus… Tomber si facilement sous le charme d’un autre. Tu vois, Ignus souffre par ta faute, à cause de tes mensonges… »

Elle avait oublié instantanément ces infâmes insinuations avec l’interposition d’Hélios et l’immense soulagement que sa présence lui avait apporté. Malgré tout, elle l’avait violemment rejeté et fui.

Cette ignoble voix l’avait-elle influencée, d’une manière ou d’une autre ? Ces mots qu’elle avait assénés à Hélios n’étaient pas vraiment les siens. En réalité, elle en pensait tout le contraire. Elle ne savait pas jusqu’où Ignace aurait continué sans l’intervention de son ami. Aurait-il pu aller jusqu’à l’éliminer ? Probablement pas, parce que maquiller une telle disparition aurait été impossible. Néanmoins, il avait tout de même commencé à la blesser. Peut-être qu’il voulait simplement la menacer pour qu’elle tînt sa langue. Toujours est-il que l’arrivée d’Hélios l’en avait empêché.

Hélios… Il était sans doute l’épicentre de son séisme intérieur. Elle n’avait même pas trouvé le courage de lui avouer ce qu’elle avait perpétré suite à cette altercation… Sans réfléchir aux conséquences de ses actes, elle était partie trouver Léo. Il avait soigné la brûlure sombre qu’Ignace lui avait infligée sans encombre. Cependant, Lucien et lui avaient échangé des regards consternés devant son récit. Elle avait condamné Ignus au lieu de chercher à l’aider et elle avait laissé Hélios supporter tout le poids de la culpabilité.

Ses actes et ses paroles avaient été orientés par celui qui avait prononcé ces médisances. Maintenant que ce souvenir avait refait surface, elle savait que ces horreurs n’étaient pas les seules qui avaient été insidieusement suggérées à son esprit, même si elle n’en saisissait plus la teneur exacte. Pourquoi avait-elle été aussi faible ?

Un sentiment d’urgence la submergea. Elle devait parler à Hélios, lui expliquer qu’elle avait sa part de responsabilité, même si elle appréhendait sa réaction. Pourtant, il avait toujours été compréhensif et attentionné envers elle… Elle redoutait tout simplement de le décevoir. Cette première étape à franchir lui paraissait toutefois essentielle. Avec un espoir empreint de craintes, elle se prépara à faire une nouvelle tentative de communication.