Le royaume de Tessalic s’étage sur quatre plateaux qui forment un tertre gigantesque dans le sud du Continent Ionéen.
Déployant ses ailes bardées de pieux, l’imposant château Rochenoire trône au sommet du tertre. Du haut de ses quatre tours rondes et dentelées, l’édifice mastoc et millénaire toise l’ensemble du royaume.
Le roi Turel Chardonnet arpente les couloirs, l’air excédé. Sa nuque est raide, ses lèvres pincées. La reine Aliona a coutume de dire qu’il donne l’impression de « tenir tête à sa couronne ». D’où un maintien tendu, altier jusqu’à l’extrême.
Les rapports de ses conseillers l’affligent. La Fange continue de s’étendre et la disette s’accentue.
La grande majorité du peuple de Tessalic s’entasse maintenant sur le troisième plateau du royaume, au pied du château. Éclats de voix et heurts sont devenus journaliers. Les gardes interviennent fréquemment. Les prisons commencent à être pleines. Des maladies se sont, paraît-il, déclarées çà et là . On craint l’épidémie.
Turel s’arrête soudainement et ouvre une fenêtre. La bouffée d’air rafraîchit ses joues. Il reste un moment à fixer l’horizon en lissant ses moustaches auburn, les traits tirés.
Ses hémorroïdes le font souffrir. Il tente d’oublier la douleur dans la contemplation du paysage lointain.
Celui-ci a bien changé, constate-t-il, amer. Lorsqu’il était enfant, qu’il prenait un tabouret pour se hisser, il pouvait apercevoir de grandes prairies verdoyantes, des champs de blé et d’orge, des bois touffus. Pas cet amas de boue noirâtre dont il sent jusqu’ici la pestilence. À moins que ce ne soient les douves, dans lesquelles tout le monde défèque et urine.
Où est passé le fringant royaume de Tessalic, dont on disait qu’il était le grenier du Continent Ionéen ? Naguère, un soleil chaud caressait les terres riches du sud. Il suffisait qu’on crache un noyau de cerise pour qu’apparaisse un verger. Voilà ce qu’on disait, il y a bien longtemps…
Il referme la fenêtre en soufflant. L’envoi de Chilk d’Aubertin n’a pas eu l’effet escompté. Le mécontentement reste vif. Il va devoir prendre des mesures drastiques, rationner les vivres, et doubler la garde. Le peuple ne va pas apprécier. Que faire d’autre ? …
Un soupir quitte ses lèvres. Il hoche la tête en repensant au discours de Sigmond Leroek. L’intendant est un homme avisé, dont les propos sont en général pesés. Suggérer de développer des échanges commerciaux, de nouer des relations amicales et de coopérer avec Novelis, un discours auquel il ne s’attendait pas.
Et pour cause : la cité portuaire et le royaume de Tessalic ont été maintes fois en guerre dans un lointain passé. Son père, et son grand-père, ont toujours eu la dent dure envers Novalis. La mémoire des conflits s’est transmise de génération en génération, ainsi que l’inimitié.
Les deux plus importantes régions du Continent Ionéen sont parvenues à vivre en paix à force de relations inexistantes. Vouloir les nouer de nouveau : sacrilège ou folie. Voilà ce que lui a rappelé le roi de Tessalic. Il aurait pu en rester là et faire comme s’il n’avait pas entendu la proposition de Leroek. Mais il a fallu qu’il ajoute un « néanmoins » et prenne au mot les propos de l’intendant. Afin de le mettre devant ses responsabilités, il l’a nommé émissaire de Tessalic et l’a enjoint d’aller sur le champ établir une relation commerciale avec Novalis. La mine déconfite de Leroek était un plaisir délectable, mais ne s’est-il pas laissé submergé par son irritation ? Imaginer ce gratte-registre, si peu taillé pour l’aventure, traverser la Fange… Enfin, se dit-il en haussant les épaules, ce qui est fait est fait.
Laissant ses deux gardes à la porte, il pénètre ses appartements.
« Qu’on fasse venir Flevel Akhar ! », ordonne-t-il avant d’aller s’allonger sur son lit.
Ses longs doigts glissent sur ses draps frais, goûtant le doux contact de la soie. Il ferme les yeux et plonge son esprit dans un souvenir agréable.
Lorsqu’il les rouvre, un vieil homme un peu voûté se tient à son chevet, l’observant par-delà ses petites lunettes rondes.
-- Sa majesté est souffrante ? demande le médecin royal d’un ton affable en posant son sac d’ustensiles sur un petit tabouret.
Turel répond par un grognement.
-- Comme d’habitude, vieux charlatan, j’ai mal au…Â
Sans s’offusquer, Flevel Akhar dodeline de la tête et trempe ses mains dans la cuvette d’eau chaude posée sur un petit meuble près du lit. « Monseigneur doit me présenter son auguste céans… » dit-il en souriant benoîtement.
Le roi lui jette un regard noir et se défroque en crachant :
-- VoilĂ ce que je trouve le plus odieux, le plus humiliant !…Être Ă la merci d’un vieux bouc qui va me reluquer le cul !Â
-- Allons Monseigneur, je vous ai vu naĂ®tre… Et votre père lui-mĂŞme a Ă©té…Â
-- Laissez donc mon père oĂą il est et allez-y, qu’on en finisse !Â
En maugréant, Turel enfouie sa tête dans l’oreiller et serre les poings. -
-- Bien Majesté…, rĂ©pond le mĂ©decin en sortant chiffon, scalpel et onguent. Je crains de devoir entailler…Â
Le roi étouffe un râle et d’un signe agacé de la main incite l’homme de science à poursuivre.
Et tandis que la lame entaille sa chair boursouflée, que la douleur le fait insulter les médecins en général et Flevel Akhar en particulier, il repense avec colère aux propos de ses parents, maintes fois assénés. « Tu es un Chardonnet, dépositaire de la Couronne, descendant de Maïen, le second fils de Ionée. Maïen est sorti tout cuirassé des mains de la Créatrice. Ta chair est solide, telle une armure ».
Mensonges… Une armure ne saigne pas, ne souffre pas.
-- C’est fini votre Majesté… L’onguent va cicatriser vos plaies. Prenez un peu de repos. Je vais demander Ă ce qu’on vous prĂ©pare un bouillon.Â
Après avoir soufflé plusieurs fois, Turel lève la tête en grimaçant et se love dans ses draps.
– Vous pouvez disposer, lance-t-il, la prunelle vitreuse et le front en sueur.
Le médecin s’incline, rassemble ses affaires et se dirige lentement vers la porte. Le roi suit des yeux la silhouette courbée du vieil homme puis s'assoupit.
Lorsqu'il se réveille, les lèvres roses et délicatement ourlées de la a reine Aliona lui sourient.
–  Comment te sens-tu ? s’enquiert-elle en venant s’asseoir auprès de son époux.
Turel esquisse un sourire.
– Mieux en te voyant, quoi qu’un peu fatigué.
La reine lui tapote doucement la main, ses grands yeux noirs pleins de compassion.
– Mon pauvre ami… On t'a apporté un bouillon, dit-elle en lui tendant un hanap de métal doré. Il est encore chaud.
Le roi s'en saisit et trempe ses lèvres, sans conviction. La reine l'incite à boire quelques gorgées puis lui demande :
-- Comment s’est déroulé le Conseil ?
– Je préfère ne pas en parler, répond Turel en reposant son hanap à moitié vide.
– Je comprends, mais cela peut te soulager. Il est inutile de porter ce fardeau tout seul. Flevel Hakar le déconseille, d’ailleurs…
Le roi se redresse en pestant.
– Ce vieux tortionnaire !…Enfin, puisque tu insistes: tout va de mal en pis dans ce maudit royaume ! Quoi qu’on fasse, il se meurt. Je ne sais plus que faire et suis las de ces réunions inutiles, entouré d’incompétents…
Il laisse passer un silence puis ajoute en soupirant:
– Leroek est en route pour Novelis.
– L’intendant ? S’étonne la reine en arquant ses fins sourcils.
– L’idée vient de Leroek lui-même. Ouvrir une voie commerciale avec la ville-monde, renouer des relations plus cordiales que par le passé, coopérer pour sauver le royaume…
– Ce n’est pas idiot, commente la reine en se gardant de préciser qu’elle a soufflé cette idée à l’intendant. En revanche, il n’est pas prudent d’avoir envoyé Sigmond en personne. Ce n’est pas vraiment l’homme de la situation, plus doué pour les comptes que pour la diplomatie. Il ne survivra pas à la Fange. Enfin, à quoi as-tu pensé ?
– Il m’a agacé, avoue le roi en faisant claquer sa langue.
– Il t’agace toujours.
– Justement ! C’était une fois de trop. Un jour ou l’autre, les hommes doivent prendre leurs responsabilités.
– À ce propos…
La reine s’approche plus près de Turel, qui grommelle. Elle pose délicatement ses mains graciles sur les épaules de son époux et le masse avec douceur.
Enfin, quand elle le sent détendu, elle se décide à lui parler du prince.
– Armadel est venu me voir hier soir après le souper. Il était désireux de savoir ce qui t’avait poussé à chasser son écuyer.
– Je ne l’ai pas chassé, rétorque le roi. Chilk d’Aubertin m’a paru l’homme idéal pour…
– Pour aller combattre un dragon imaginaire ?
Turel hausse les épaules.
– Qui te dit qu’il est imaginaire ? Et puis, nous en avons longuement parlé avec Esengrid, qui me l’a recommandé. En tout cas, je ne l’ai pas forcé. Ce n’était qu’une proposition. Il avait tout loisir de refuser.
– Allons, quand un roi dit à un de ces sujets qu’il va avoir l’honneur de représenter le royaume de Tessalic et être fait chevalier après avoir terrassé un dragon, comment peut-il refuser ? Je devine que même l’intendant, qui pourtant ne se prive pas de dire ce qu’il pense et bénéficie d’une position plus élevée, n’a certainement pas osé refuser « l’honneur » que tu lui as fait.
– Encore une fois : c’était son idée. Et le Conseil a voté. Quant à Chilk, ce n’est pas n’importe quel écuyer.
– Il a servi Esengrid auparavant, n’est-ce pas ?
– Oui. C’est un rude gaillard, un colosse qui n’a pas froid aux yeux. Costaud, courageux, il sait se battre et un petit séjour au monastère de Saal n’est quand même pas une sinécure.
– Si tu le dis…
– Qu’Armadel ne s’inquiète pas, souffle le roi, je lui ai trouvé un autre écuyer, très compétent, qui a servi dans les familles les plus prestigieuses.
La reine se lève, la moue hésitante.
– Le prince est très attaché à son écuyer, qui lui a sauvé la vie, une fois.
– Il n’a fait que son devoir. C’est un brave et c’est pour ça que nous l’avons choisi. Et puis, je ne pouvais tout de même pas envoyer un de nos chevaliers.
Aliona prend une grande inspiration et se lance, le buste droit, son regard planté dans celui de son époux.
– Ton fils est parti le chercher.
Turel bondit de son lit, la pupille incandescente.
– Mais quel imbécile ! Qu’est-ce qui lui a pris ? Pourquoi n’est-il pas venu m’en parler ?
– Tu lui fais peur, dit la reine en reculant.
– Quoi ? Hurle le roi, les yeux exorbités.
– Regarde-toi, on dirait que tu es prêt à égorger tout le royaume !
– Me calmer ? Alors que mon fils court à sa perte ! Comment as-tu pu le laisser…
– Turel ça suffit ! coupe la reine d’un ton cinglant. Il s’agit également de mon fils, la chair de ma chair. Et de notre dernier enfant… Comment peux-tu penser une seconde que je l’ai laissé partir sans tenter de l’en dissuader ? … Depuis que je l’ai mis au monde, il ne se passe pas un jour sans que je me fasse du souci pour mon fils. Mais tu l’as dit toi-même : tout homme, un jour ou l’autre, prend ses responsabilités. Il me semble qu’Armadel a pris les siennes.
– Balivernes ! Il s’agit d’un Chardonnet, de l’héritier de la Couronne. Il a des devoirs envers les sujets du royaume. Le premier est de ne pas se mettre en danger de manière inconsidérée pour un…
– Un écuyer ?
– Ne me lance pas ce regard moralisateur, je sais ce qu’est une dette de sang. Et l’honneur. Et la loyauté. Mais il y a un temps pour tout. Du reste, la loyauté envers le royaume prime sur tout.
– Tu veux dire : envers toi, n’est-ce pas ?
– Envers Nous ! Nous sommes la couronne et le royaume.
Une pluie violente fouette soudain les vitraux de la chambre, interrompant momentanément la dispute entre les deux époux.
La reine remonte son châle et s’approche de la cheminée où brûle un grand feu.
Le roi fixe quelques instants la fenêtre en larme puis s’habille.
– Que comptes-tu faire ? demande Aliona.
– Dépêcher une troupe pour le ramener, quelle question !
La reine secoue la tĂŞte en soupirant.
– Il ne voudra pas.
– Je ne lui demande pas son avis.
– Turel ! S’écrie-t-elle alors qu’il s’apprête à franchir la porte.
L’interpellé se retourne et lève un sourcil interrogatif.
– Tu l’as dit toi-même, la situation ne s’améliore pas. Si une troupe quitte le royaume, le peuple va s’inquiéter. L’envoi de Chilk n’a pas calmé les esprits. L’envoi d’un prince, en revanche, peut être perçu favorablement.
– Tu veux que je fasse comme si j’avais sciemment envoyé mon propre fils dans la Fange pour une quête absurde ?
– Je te l’ai dit, j’ai tenté de raisonner Armadel, de l’empêcher de partir. Mais il est aussi têtu que toi ! Alors, il me semble que nous devons réfléchir avant d’agir. Que sa geste serve le royaume. Il faut montrer au peuple que nous mettons tout en œuvre pour lutter contre le mal qui afflige les terres du Continent Ionéen. Combien de temps avant qu’ils n’envahissent le château, pillent nos réserves, saccagent le jardin… ?
– Je vais faire doubler la garde.
– Tu sais que ça ne suffira pas…
Le roi se lisse les moustaches et dévisage son épouse, le front bardé de rides.
– Tu as peut-être raison, concède-t-il. Je ne peux me permettre de dégarnir le château. Nous avons besoin de chaque épée.
– Et de donner espoir au peuple.
Turel acquiesce d’un bref mouvement de tête. Bien qu’ayant retrouvé son calme, quelque chose dans l’expression de son visage indique qu’il lui en coûte de donner raison à la reine.
Trois sujets de Tessalic ont quitté le royaume avec une très faible chance de revenir sains et saufs. Deux hommes de valeur et un prince, c’est plus qu’assez.
– Désormais, lance-t-il d’un ton ferme, personne ne sera autorisé à quitter les plateaux du royaume, nobles, chevaliers, soldats, gueux. Les entrées seront étroitement surveillées. Seules les carrioles en provenance des Cités de Fer seront admises à circuler dans le royaume. Il n’est pas question de se priver d’armes, bien au contraire.
Fort de ces propos, le souverain prend congé de la reine et traverse d’un pas décidé les couloirs du château. Il va réunir immédiatement un conseil restreint. Mais avant tout, il lui faut informer Lamier, le chef de la garde.
Il le trouve dans la cour du château, conversant gaiement avec un soldat. Lamier n’a pas le loisir de rire de tout son saoul à la blague du soldat et redresse le buste, l’armure claquante, dès qu’il aperçoit Turel. Ce dernier le prend en aparté.
– L’intendant est déjà parti ?
– Oui Monseigneur, selon vos ordres.
La réponse lui tire un soupir. Il s’en veut un peu et espérait que Leroek fasse traîner ses préparatifs de voyage. Il aurait ainsi pu l’intercepter.
– Dois-je envoyer mes hommes et le ramener, Monseigneur ? demande Lamier, sentant la contrariété du roi.
Turel décline la proposition.
– Plus aucun homme, femme, enfant, ne doit quitter le royaume. Des gardes doivent être postés tout autour du premier plateau, à la lisière de la Fange.
Lamier s’incline, hésite puis formule une requête.
– Le premier plateau est vaste… Il va me falloir enrôler des hommes supplémentaires, Monseigneur.
Le roi de Tessalic hausse les épaules, se demande pourquoi le chef de la garde lui fait part de ces ennuyeux détails logistiques. Puis il comprend. Enrôler des hommes signifie les loger, les nourrir, peut-être les payer. Les finances du royaume le permettent-elles ? Il n’en sait rien. L’intendant s’occupe en général de ces problèmes. En son absence, il a certainement dû donner des consignes.
– Voyez avec Petitrou, le secrétaire de M. l’intendant. Il vous dira combien d’hommes vous pouvez enrôler.
Turel congédie Lamier d’un signe de la main, demande aux deux gardes qui l’accompagnent en permanence de l’attendre dans la cour et s’engouffre dans la porte entrebâillée d’un donjon.
Toutes ces décisions lui ont donné faim. Il dévale un escalier en pierre, longe un couloir sombre où somnolent quelques armoiries, traverse une pièce sommairement meublée, écarte un épais rideau de velours, ouvre une porte et débouche dans les cuisines.
Il n’y a personne pour le servir alors il s’approche d’une longue table en bois et saisit un gros fromage rond à pâte dur. Il l’examine sous toutes les coutures et constate avec satisfaction qu’il n’est pas trop moisi. Un couteau traîne non loin et il taille dans la meule.
Après avoir englouti son deuxième morceau, il fronce les sourcils. La table a grincé puis gémi. Il se penche et aperçoit avec stupeur qu’un animal se cache là , blotti dans une couverture. Il approche une bougie, sa main droite sur le pommeau de son épée, prêt à défendre son bout de fromage contre un rat. Ces immondes rongeurs pullulent depuis quelque temps. Il va falloir prendre des mesures pour les éradiquer, avant qu’ils n’infestent le château.
Mais il ne s’agit pas d’un animal… Collier de barbe, calvitie et grain de beauté proéminent au coin des lèvres : trois signes distinctifs qui ne laissent aucun doute.
– M. Leroek, sortez de là  ! Intime le roi.
Tout tremblant, l’intendant s’exécute et multiplie les courbettes.
Turel le toise, l’œil sévère.
– Vous n’êtes pas encore parti ?
– J’allais le faire, bredouille Sigmond, le visage blême. J’étais venu prendre quelques provisions pour… le voyage.
– Sous la table ?
– Un quignon de pain avait glissé et…
– Lamier m’a dit que vous étiez en route pour Novelis.
– Ah ? …
L’intendant fixe le roi, hébété.
– Ce doit être Petitrou, finit-il par dire. Il est parti en éclaireur… et je devais le rejoindre.
Comme le souverain continue de le toiser en silence, il déglutit péniblement et s’incline de nouveau.
– Je vais vous laisser Majesté, mon secrétaire doit m’attendre.
Et tandis que Sigmond s’éloigne, Turel se lisse les moustaches.
– Attendez…
L’intendant se fige et se retourne.
– Votre grâce ? Demande-t-il, tentant de masquer son inquiétude.
– Nous avons besoin de vous au château.
Sigmond sent qu’il va s’envoler. Le poids qu’il avait sur l’estomac vient de lui être d’un coup ôté. Il se retient d’aller baiser les pieds du roi.
Il fait bien. Turel a levé son doigt accompagné d’un « néanmoins ».
– Néanmoins, je ne peux me dédire. La décision a été prise avec l’aval du Conseil. Me montrer versatile en ces temps troublés n’est pas de bon aloi. On y verrait de surcroît un certain favoritisme. Puisque tout le monde vous croit parti, vous devez rester caché. Petitrou s’acquittera très bien de votre mission.
Turel sort une clé de son pourpoint bleu finement brodé et la tend à l’intendant.
– Il y a une petite chambre dans la tour nord, au-dessus des geôles. J’y vais de temps à autre pour trouver… un peu de paix. Vous allez y rester jusqu’à nouvel ordre. Je viendrai vous voir régulièrement. Surtout, soyez discret.
Leroek s’apprête à demander si la chambre est bien entretenue, et notamment la literie, mais se ravise in extremis devant l’air contrit du roi – un air qui signifie : « estime-toi heureux de ne pas avoir été pendu haut et court pour désobéissance ». Il s’incline et quitte la pièce en serrant la clé dans sa main.
Resté seul, Turel entame son troisième morceau, se demandant s’il n’aurait pas dû châtier l’intendant en place publique, pour l’exemple. Quelques coups de fouet et de bâtons. Ce châtiment a l’avantage d’éviter la pendaison d’un sujet dont on a besoin et d’affermir son autorité. En ces temps de chaos, il n’est pas inutile d’affermir son autorité. D’un autre côté, afficher une quelconque discorde au sein du Conseil n’est pas judicieux. Le peuple pourrait y voir le signe d’une déliquescence du château. L’affolement suivrait. Comme lui a souvent dit Esengrid : « donnez, quoi qu’il arrive, l’impression d’être sûr de vous, de maîtriser la situation et que les gens vous suivent. Cela a toujours pour effet de rassurer ».
Rassurer, toujours rassurer, soupire le roi. Mais qui pour le rassurer lui ?
Son regard se perd Ă travers le soupirail de la cuisine.
Et toi mon fils, qui disparaît… Il ne peut se résoudre à le laisser courir les plaines arides de la Fange. Le danger est trop grand. Et quoi qu’en dise la reine, la place du prince est à ses côtés. Il se doit de le ramener.
Une idée lui traverse l’esprit. Il tente de la chasser, mais elle revient à la charge. S’il y a bien une personne qu’il enverrait sans ciller dans la Fange, c’est ce gibier de potence de Laguigne, alias Le Saurien…
