Dimanche 11 mai 2070 - Marseille

Les remords m'assaillent, tour à tour sous la forme d’yeux dorés étincelants, de mots hachés prononcés par sa voix brisée, d'une silhouette incandescente en armure bleutée… Cette nuit encore n'a pas été de tout repos.

J'ai compris à présent pourquoi l'apparition de ces iris ambrés m'avait tant frappé. J'ai tenté de reconstituer son visage, de me concentrer sur l'intensité de ce regard croisé un instant pour raviver ce souvenir, sans succès. Ses traits restent flous. Je ne sais même plus quel lien nous unissait réellement ! Nous étions si jeunes… Mon intuition me hurle que nous étions proches. Alors comment ai-je pu l’oublier de la sorte ?

J'ai presque tout oublié, de toute façon…

Je m'en veux terriblement. De m'être emporté contre elle. De l'avoir menacée aussi violemment. De ne même plus me rappeler de celle qui se cache réellement derrière l’avatar d’Adara… De ne pas être capable de décrypter ce foutu message plus rapidement !

Bon sang, concentre-toi, Rev !

Un son m’importune, je prends conscience qu’il s’agit de coups frappés à ma porte, puis d’un Jay qui m’insulte parce que je ne réponds pas. Pas une once de patience… Encore un peu et il aurait défoncé ma porte. Je jette mon attirail sur mon lit. J’ouvre brusquement et il me tombe presque littéralement dessus. Je démarre au quart de tour :

– Y a pas moyen d’avoir une vie privée, ici ?

– Putain ! Ça fait au moins dix minutes que je tape à cette foutue porte, Rev !

L’exagération marseillaise dans toute sa splendeur… Son accent se fait plus invasif alors qu’il continue ses attaques :

– Couillon des Alpes ! T’as aucune compassion, je me fais du souci pour toi et tu me laisses en plan imaginer le pire devant ta porte !

– Bon, t’as fini ta scène, Cyrano ? Ça ne t’es pas venu à l’esprit que je pouvais juste être occupé ? Tu me déranges à un mauvais moment !

Il me toise avec un air suspicieux, puis se ravise.

– T’as pas oublié notre rendez-vous d’aujourd’hui, au moins ?

Si, complètement.

– Mais non, t’inquiète. Je serai là. Si tu me laisses terminer ce que j’ai à faire.

– Ok, ok, message reçu ! élude-t-il en s’éloignant, les mains levées en guise d’excuses.

Je m’en contenterai. Je referme immédiatement derrière lui et réenfile mon casque. La petite plume bleue me nargue, toujours aussi mystérieuse. Tout comme sa propriétaire… Un cryptage aussi complexe n’a pu être élaboré en quelques secondes. Ce message a dû être préparé à l’avance. Elle ne m’avait pas encore reconnu et le risque de rater un éventuel indice lié à notre passé commun s’avère donc nul, ce qui m’apparaît plutôt rassurant. De plus, si elle me l’a transmis juste avant de se déconnecter, c’est qu’elle souhaite tout de même que je puisse en prendre connaissance, malgré l’attitude abjecte que j’ai déployée à son égard.

J’examine à nouveau ce codage indéchiffrable. Peut-être m’a-t-elle surestimé ?... Je manque juste de concentration. L’évidence finit par me sauter aux yeux. Lorsque je parviens enfin à décrypter sa missive, je comprends qu’il s’agit de coordonnées matricielles et d’un mot de passe. Un nœud sécurisé ? Souhaitait-elle me rencontrer ? Je retourne les chiffres et lettres entremêlés dans tous les sens avant de comprendre qu’il n’y a rien de plus. Pas de date, ni d’horaire. À vue de nez, le pare-feu employé semble béton. Elle a sans doute installé un système d’alerte pour être informée de toute intrusion, avec ou sans mot de passe.

Je louche sur l’heure et me rends à l’évidence : je n’aurai pas le temps d’honorer immédiatement ce rendez-vous énigmatique. J’espère que cette transaction sera expédiée rapidement. Je sors comme une furie et rejoins Jay qui pianote sur son comtech, assis sur le canapé. Son attitude nonchalante titille un peu plus mon impatience.

– C’est bon, je suis prêt.

– Eh oh, du calme, on a l’temps !

– Pas moi. On y va, il aura peut-être de l’avance avec un peu de chance.

– T’as un train à prendre ou quoi ? grommelle-t-il en me suivant docilement.

Heureusement, César nous attend déjà, les mains dans les poches malgré la chaleur, planté au milieu de cette ruelle nauséabonde du Vieux Port. L'odeur qui y règne me paraît aussi fétide que le rictus qui fend son visage porcin. J’abrège les négociations en étalant mes gains sous les yeux réprobateurs de Jay. Ni une, ni deux, la mallette est entre mes mains. Un sourire carnassier aux lèvres, le mafieux nous gratifie même d’un petit signe de main amical avant de s’éclipser. Vite fait, bien fait. Sur le chemin du retour, Jay ne perd pas son air renfrogné alors que je presse le pas. J’ai envie de courir, mais je me retiens pour ne pas attiser encore plus son courroux.

– Franchement Rev, t’as bâclé les négoces. T’aurais pu le choper trois fois moins cher, ce matos !

– Je m’en contrefiche. J’ai les moyens.

– Mais qu’est-ce qui t’arrive à la fin ? Pourquoi t’es si pressé ? Encore tes magouilles matricielles à la noix ?

– Non. Pas ce soir.

Jay peine à tenir le rythme pour rester à ma hauteur. Du coin de l'œil, j’aperçois tout de même un sourire narquois s’ébaucher sur son visage.

– Un rencard alors ? avance-t-il.

– Non plus.

Je m’arrête, agacé, et plante mes yeux dans les siens, surmontés de sourcils froncés, alors qu’il interrompt sa course aussi sec.

– Écoute, Jay, t’as tes secrets, j’ai les miens. T’as pas besoin de ficanasser*, je ne suis plus un gamin !

J’ai haussé le ton. Un peu trop. Il semble gêné, passe une main dans ses cheveux dont le blond s’accentue dans les couleurs du crépuscule, puis reprend immédiatement une contenance.

– Parfois, j’en suis pas si sûr, me lance-t-il avec un regard noir avant de reprendre sa marche.

Je soupire, décontenancé, avant de le suivre. Tant pis. Jay boudera un peu ce soir, puis ça lui passera. J’ai des projets plus importants en tête que je ne perds pas de vue. Nous continuons notre trajet en silence. Il ne répond pas quand je lui souhaite une bonne soirée. Je m’installe enfin, prêt à découvrir ce nœud secret où Adara m’a convié.

Cependant, un message attire mon attention. Une nouvelle invitation. Curieux, je l’ouvre. Le prochain tournoi s’annonce intéressant. Il offrirait au gagnant l’occasion de rencontrer l’organisateur. Une opportunité ? Pourquoi pas… Je réponds par l’affirmative. Maintenant que j’ai l’esprit libre de toute contrainte, je m’attelle à entrer le code transmis par Adara pour accéder au fameux nœud.

Le cadre est idyllique. Je ne m’attendais pas à ce genre de paysage. Ce lieu virtuel éveille pourtant des fourmillements dans mon esprit amnésique.

Je suis déjà venu ici…

Je m’installe sur le plateau surplombant une vallée forestière au fond de laquelle sillonne une rivière scintillante. Ce panorama me happe, des images hachées surviennent brusquement et je sens la migraine poindre. Alors, je ferme les yeux un instant.

Pourrai-je enfin redécouvrir son vrai visage ?

* ficanasser : mot du sud-est, être (trop) curieux, commérer