Dimanche 25 mai 2070 - Los Angeles

L'eau qui glisse le long de mon corps engourdi par le manque d'activité me revigore. Nicholas a été aux petits soins avec moi, soutien appréciable durant ce calvaire. J'avise la tenue propre soigneusement pliée qu'il m'a fournie. Des sous-vêtements et un t-shirt simples, un survêtement ; il a privilégié le côté pratique, ce qui me convient parfaitement. Je sais qu'il attend derrière la porte, parce qu'il s'inquiète que je fasse encore un malaise.

Ma gorge se noue lorsque Damian accapare mes pensées. Je suis toujours incapable de retourner dans la matrice. Comment faire pour le joindre ? J'imagine que la date du tournoi spécial des Gladiateurs Matriciels a dû être annoncée. Je suis certaine aussi qu'il a pris connaissance de mon message. S'angoisse-t-il que je ne l'aie pas recontacté par la suite ? Je sens mon visage s’empourprer quand je repense à sa déclaration à peine déguisée. Bien sûr qu'il doit se ronger les sangs face à mon absence. Peut-être même envisage-t-il le pire…

Les mains tremblantes, je dépose la serviette et entreprends de m’habiller. Je me mords la lèvre. Si je ne parviens pas à le recontacter d'ici là, il va agir seul…

Un vertige me surprend à cette pensée. L'idée qui s'était déjà frayée un chemin dans mon esprit devient une évidence.

Je dois me rendre à Marseille.

Le plus rapidement possible. La voix de Nicholas me sort de mon introspection :

– Tout va bien, Dynah ?

Cela fait un moment que j'ai arrêté le jet d'eau. Je m'empresse de lui répondre en actionnant la poignée.

– Oui, ou…

Je m’interromps dans mon élan. Mon sauveur se trouvait juste derrière la porte et je lui suis presque rentrée dedans. Il recule prestement, je crois même percevoir un peu de rouge lui monter aux joues.

– Désolé, lance-t-il après s'être raclé la gorge. Je n'aurais ouvert qu'en cas de nécessité absolue, bien sûr !

Je ne peux m'empêcher d'éclater de rire devant son air contrit.

– Je n'en doute pas une seule seconde, Nicho… M. Stone.

– Oh, vous pouvez m'appeler Nicholas. J’use bien de votre prénom moi-même.

– C'est vrai… Après tout nous avons à peu près le même âge, il me semble, et… Je te dois une fière chandelle.

– Tu ne me dois rien du tout, affirme-t-il avec un geste vague de la main. N'importe qui en aurait fait de même.

– Sauver une demoiselle en détresse au péril de sa propre vie et disparaître avec elle pendant un temps indéfini ? Peut-être même bousiller sa carrière ? J'en doute fort…

Un sourire sincère illumine ses traits. Comme mes ravisseurs l'ont vu à visage découvert, il a décidé de faire profil bas pour éviter de nous faire repérer, d'où les lunettes teintées et la perruque brune qu'il utilise lorsqu’il sort. Je choisis ce moment pour saisir ma chance.

– J'aurais… J'aurais encore une faveur à te demander.

J’ajoute dans un bafouillement que j'espère assez compréhensible :

– Juste un dernier service. Je peux même te payer si…

– Dynah ! Enfin ! s'indigne-t-il. Je crois que tu as pu comprendre que l'argent n'a jamais été ma motivation première.

Je hoche la tête, sans chercher à en savoir plus. Je reste concentrée sur mon objectif.

– J'ai besoin d'aller en France. À Marseille. Le plus rapidement possible.

– À… Marseille ? répète-t-il avec un léger rictus, surpris.

– Oui. J'ai… Je dois retrouver quelqu'un, là-bas.

Je crois apercevoir une lueur de compréhension dans ses iris d'ébène, puis il soupire.

– Je vois. Mon encombrant collègue Benett se fourvoyait, manifestement.

Est-ce de la déception que je perçois dans son ton et son comportement ? En tout cas, je crois bien avoir viré à l’écarlate.

– Un certain Damian, si je ne m'abuse ?

– Co… comment est-ce que ?…

– Tu as prononcé ce prénom plusieurs fois, durant ta convalescence. Simple déduction.

– Oh… Hum…

– Ça n'a pas d’importance… élude-t-il. Comment comptes-tu t’y prendre, pour partir à l’étranger sans te faire repérer ?

– J'ai prévu ce qu'il faut. Si je te donne l'adresse et les instructions exactes, pourrais-tu récupérer quelques affaires pour moi et…

– … et t'arranger le voyage ?

Je grimace. Il a déjà énormément donné de son temps et de sa personne pour moi.

– J'imagine que ça fait beaucoup… Si tu parviens à récupérer ce sac de voyage, je pourrais me débrouiller seule, par la suite.

– Vraiment ? Qu'est-ce qu'il contient, exactement ? m'interroge-t-il, dubitatif.

– Un déguisement dernier cri, un comtech flambant neuf, des faux papiers… Panoplie complète de la parfaite petite fugueuse.

Son rire clair retentit. Les fossettes qui se dessinent sous ses pommettes lui donnent un charme fou. Je parie qu'il doit faire tourner des têtes et ne doit pas avoir l’habitude qu’on lui résiste. Pourtant, il n’a jamais agi en ce sens envers moi.

– Tu avais donc déjà prévu de disparaître, avance-t-il.

– Ça fait longtemps que j'ai préféré parer à toute éventualité.

– Et apparemment tu as bien fait, même si tu n'as clairement pas été assez prudente.

Je le jauge. Il en sait plus que ce qu'il laisse paraître, c'est certain. Cherche-t-il à me manipuler en m'offrant toute cette sollicitude ? J'ai plutôt l'intuition qu'il est digne de confiance, son dévouement à mes côtés aidant sans doute. Je finis par hausser les épaules.

– En tant que fille du PDG de Johnz Corporation, je sais très bien à quels risques je suis exposée. Si j'y prêtais attention, je ne sortirais même plus de chez moi.

– Tu avais de quoi te payer un garde du corps, contre-t-il.

– Un espion à la solde de mon père ? Jamais de la vie !

Je me suis laissée emporter par mon ressentiment et me mords la lèvre. S'il avait des doutes concernant la haine que je voue à mon paternel, je viens de les balayer. À son expression amusée, je comprends qu'il n'est nullement surpris.

– Je vois. Alors, tu me les donnes, ces instructions ?

Je le scrute intensément, puis j'attaque, de but en blanc :

– Quel est ton objectif, exactement ?

– La vengeance, répond-il avec désinvolture.

Je déduis à son attitude qu'il n'en dira pas plus. Que mon père ait une multitude d'ennemis ne m'étonne pas le moins du monde. Aussi, je n'insiste pas et passe à autre chose en lui donnant mes directives. Ce sésame que j'avais préparé juste au cas où il y a quelque temps est caché dans les locaux de l'ancien studio où j'ai l'habitude de me rendre pour agir en douce.

– C’est drôle, remarque-t-il, c’est là où je t’ai abordée il y a trois jours.

– Exact… D’ailleurs, tu ne m’as toujours pas fait part de ce dont tu voulais m’entretenir, lors de ce rendez-vous.

– Malheureusement, je crois bien que nous ayons d’autres priorités, désormais.

Comme il coupe court à cette ouverture que je lui ai offerte, je reprends mes explications. Je le rencarde sur les horaires durant lesquels personne ne le surprendra et lui fournis mon pass.

Si tout se passe comme prévu, je pourrais atteindre Marseille dans moins de quarante-huit heures, même si j’ignore encore comment retrouver Dam sur place. D’ici là, j’espère qu’il se tiendra tranquille…