44. En route

Lundi 1er juin 2070, 6h33 – aux abords de Marseille

Dam a l'air furieux. Je découvre son petit côté possessif, ce qui me paraît à la fois déplaisant et flatteur. Peut-être même que je l'aurais mal pris, s'il n'avait eu aucune réaction. De toute façon, je suis trop contente de le revoir pour ressentir quoi que ce soit de négatif envers lui. Lorsqu'il finit par s'asseoir près de moi, je saisis sa main entre mes paumes. Sur ses traits et dans ses iris de glace que je ne me lasse pas d'admirer, je perçois cette rage sourde qui l'habite parfois. Je tente une approche :

– J'ai entendu ta voix, je n'étais pas encore bien réveillée…

Son expression se radoucit aussitôt, s'illuminant d'un sourire qui envoie une décharge agréable dans ma poitrine. Il passe son bras derrière ma taille pour nous rapprocher et enfouit son nez dans mes cheveux.

– Tu m'as manqué, ma Dana, chuchote-t-il tout près de mon oreille de manière à ce que je sois la seule à l'entendre.

Son souffle qui me chatouille me provoque de délicieux frissons. Je fonds, l'entoure de mes bras et me blottis tout contre lui. Techniquement, nous n'avons été séparés que quelques heures, pourtant, le même sentiment m’anime. Il va sans dire que si nous étions seuls, je l'aurais embrassé avec fougue et plus si affinité. Dam pose sa tête sur la mienne que j’ai calée sur son épaule avec tendresse. Je préfère éviter d’observer la réaction des autres et me complais dans ma petite bulle avec ma moitié retrouvée.

Soudain, nous sommes secoués comme des pruniers. Le van a dû faire une embardée. Par réflexe, j'ai resserré ma prise sur Dam et nous sommes tous les deux tombés à la renverse.

– Putain qu'est-ce qui s’passe, César ? hurle Jay.

– Des poursuivants à semer. Accrochez-vous.

La voix du conducteur résonne, forte, mais nonchalante, comme si tout se déroulait à merveille.

– T'aurais pu prévenir avant ! s'emporte Jay.

Fanny pose une main sur son bras pour le calmer.

– Faisons ce qu'il dit et ça ira, tempère-t-elle.

Nous nous agrippons comme nous le pouvons, au rythme des crissements de pneus.

– Ok… Je dois pouvoir régler ça.

Tous les visages se tournent vers Nicholas et affichent la même mine stupéfaite. En quoi pourrait-il empêcher nos poursuivants de nous coincer ?

– Si ce sont les véhicules que je pense, je dois pouvoir en hacker le contrôle. Il faudrait juste…

– Il n’y a aucun matériel pour se connecter à la matrice, ici, le coupe Fanny.

– T’es comme nous… Pas vrai ?

Mes yeux s’écarquillent. Je suis estomaquée par le rictus en coin affiché par Dam et sa question si directe. À quoi joue-t-il ? Nicholas se contente de répondre à son sourire en demi-teinte et de hocher brièvement la tête.

– Bonne intuition, Sherlock, s’amuse-t-il.

Je ne peux retenir mon exclamation.

– Quoi ! C’est…

Une nouvelle embardée nous secoue, m’arrachant un cri.

– Pas de temps à perdre, reprend Nicholas. Je vais tenter, mais il faudrait que quelqu’un m’empêche de valdinguer dans tout le van.

– Mais c’est quoi encore cette histoire !

Mon attention est ramenée vers nos voisins d’en face. Tous nous observent avec un air perplexe et Jay vient d'énoncer à haute voix l'étonnement de tout le monde.

– Je dois pouvoir t’assister, à deux on a plus de chance de…

– T’as vu ta tête ? rétorque Nicholas à la proposition de Dam.

Ce dernier grimace.

– Moi, je peux.

Les deux hommes me fixent avec réprobation. Je croise les bras et campe sur mes positions.

– Vous pouvez peut-être nous expliquer ? s’exaspère Jay.

Une nouvelle secousse projette nos amis d'en face au sol, coupant court à leurs interrogations. Je me retiens de justesse. On a beau se cramponner, il n’y a pas grand chose qui puisse nous empêcher d’être ballottés en tous sens. En tout cas, Marius s’est réveillé, même s’il n’est clairement pas au meilleur de sa forme.

– Bon. Nicholas, je te suis, et je t’assiste. Dam, tu nous maintiens ici.

– Il ne pourra pas nous maintenir tous les deux, contre Nicholas. Et nos amis n’ont pas l’air de pouvoir faire grand chose non plus. Le mieux serait que vous me mainteniez tous les deux en place, tout en vous agrippant vous-même à ce que vous pouvez. C’est déjà assez compliqué comme ça.

Je jette un œil à Jay qui tente déjà d’aider Fanny et son frère à ne pas finir avec des os cassés. Contre toute attente, c’est Dam qui reprend la parole.

– Très bien. Je te laisse le beau rôle, pour cette fois. Dynah, accroche-toi ici et maintiens son épaule. Moi, je tiendrai ses jambes comme je peux.

– Hum… J’y vais, souffle Nicholas en s’installant.

Je suis aussi suspicieuse que lui mais n’ajoute rien. Je crois bien que Dam ne souhaite pas que je plonge seule dans la matrice avec celui qu’il semble considérer à tort comme un rival. Les apparences ont été trompeuses, je le lui concède. Aussi, je m’exécute selon sa proposition.

Après quelques bonnes secousses, le van commence à rouler de manière plus stable.

– Voilà, c’est fait, annonce la voix monocorde de notre conducteur.

Nicholas revient à lui et lève les pouces. Je libère son épaule et il se redresse, puis lève un sourcil :

– Un problème ?

En effet, Dam est resté figé, crispé dans sa position. Son visage est livide, une fine pellicule de sueur le recouvre. Inquiète, je m’approche et passe une main sur son front pour replacer quelques mèches rebelles qui s'y sont plaquées.

– Dam, ça va ?

Sans me répondre, il esquisse un mouvement, puis… vomit sur les chaussures de Nicholas. Je plaque une main sur ma bouche, sans retenir un hoquet de surprise. Nicholas soupire et croise les bras. Mis à part son pansement de fortune, rien dans son attitude ou dans le reste de sa tenue n'indique qu'il vient de survivre à une fusillade et de mettre fin à une course poursuite.

– Eh bien… Vous êtes vraiment faits l'un pour l'autre, on dirait, se gausse-t-il.

Je me mords la lèvre, réprimant un rire nerveux. Dam émet un juron en s’essuyant la bouche avec le chiffon que Jay s’est empressé de me faire passer.

– Quand même, j’ai rien compris à votre histoire, là…

– Plus tard, Jay, l’interrompt Fanny en lui faisant signe de la rejoindre.

– Désolé, marmonne Dam en plongeant sa tête dans ses bras sur la banquette.

Il est toujours assis à même le sol métallique. J’aide Nicholas à nettoyer ses chaussures puis nous reprenons nos places respectives, sauf Dam qui n’a pas bougé. Je lui caresse les cheveux. Il émet un râle en dodelinant du chef.

– Viens… Installe-toi, tu seras mieux allongé !

Je l’assiste, calant sa tête sur mes jambes tandis qu'il replie les genoux. Il trouve même la force d’esquisser un sourire et d’attraper ma main avant de fermer les paupières. Rassurée, je pose mon autre main sur son visage.

– On est bientôt arrivé ? interroge Jay avec sa voix de stentor.

– J'ai dû faire un détour, mais ouais.

Le soulagement de nous tous est palpable face à cette réponse salutaire. J’ai hâte d’arriver à bon port pour que nous puissions enfin nous remettre de nos émotions. Mais jusqu’à quand pourrons-nous rester tranquilles ?

Tant que mon père nous traquera, nous ne serons jamais en paix…