Mardi 2 juin 2070, 11h35 – Forêt des Calanques, chalet de César

Je m'affale sur le canapé en lâchant un soupir peu discret, désabusé. Le café que j'ai avalé trop vite m'a brûlé le gosier. Son arrière-goût amer reflète parfaitement mon état d'esprit. Esprit tenaillé par une douleur sourde qui refait surface. Je clos un instant les paupières. Tout ce dont j'ai envie, c'est qu'on me laisse tranquille, mais je sais que je ne peux pas me défiler. La voix doucereuse de Gueule d’Ange m'apparaît plus désagréable que jamais.

– Bon. Tu vas nous en faire part, de ton fameux plan ?

J'ouvre les yeux, avisant son air goguenard et ses bras trop musclés à mon goût croisés sur son torse. J'ai envie de lui refaire le portrait façon Picasso.

– Ça va ? s'inquiète Jay. T'as peut-être encore besoin d'un peu de repos…

– Non. Je vais très bien. Où t’as rangé le matos qu'on a récupéré dans ma piaule ?

Mon ton un peu sec me vaut un froncement de sourcil désapprobateur.

– Dans l'armoire de ta nouvelle piaule.

– Ok. Merci tonton.

Je me lève trop vite. Des étoiles noires voilent ma vision dans une danse furieuse. Je ne m'en préoccupe pas et me dirige vers l'escalier en pressant l’allure.

– Attends un peu ! Tu fais quoi, là ? Tu nous as même pas exposé tes idées ! m'arrête mon oncle.

– Je vais chercher ce qu'il faut. On va utiliser mes amplificateurs subvocaux pour la com. J'en ai que trois mais ça devrait le faire, je vais vous montrer comment ça fonctionne. De toute façon, je préfère que tout le monde soit là pour exposer ma stratégie. J'ai pas envie de me répéter.

– Ok, ok… On t'attend, bougonne-t-il.

Je monte sans un mot de plus, soulagé que Nicholas n'ajoute rien et de pouvoir me retrouver un peu seul. Je louche sur le lit défait en entrant dans la chambre. Personne ne m'en tiendra rigueur, si je me repose un petit moment, n’est-ce pas ? À la place de fouiller à l'endroit indiqué par Jay, je m'étale à plat ventre dans un râle peu élégant.

Je ne m'attendais pas à ce revirement de situation. Gueule d’Ange les a tous mis dans sa poche en un rien de temps. Comment peuvent-ils tous lui avoir accordé leur confiance aussi rapidement ? Au point de le soutenir à mes dépens… Surtout Dynah. Je ne peux nier que sa remarque m'est restée en travers de la gorge. Elle le trouve vraiment meilleur que moi ? Ces réflexions sont puériles, j'en suis conscient. Certes, je n'ai jamais mené une équipe. Pourtant, je m'en sentais capable. Des années que je prépare ma vengeance et le sort a enfin tourné en ma faveur. Je ne laisserai pas ce type tout gâcher. Surtout, je ne le laisserai pas séduire la femme de ma vie. Je me retourne sur le dos, fixant le plafond. C'est moi qu'elle a choisi. Mais si elle venait à changer d'avis ?

Je ne suis qu'un sombre idiot…

Dynah et moi, c'est comme une évidence. Ce n'est pas ce journaliste de pacotille qui y changera quelque chose. Du moins, j'essaie de m'en persuader… Tout ce qui compte, c'est que mon plan fonctionne et que nous soyons tous enfin tirés d'affaire. Pourquoi est-ce que je m’encombre avec ces interrogations futiles ? Ma migraine s'est intensifiée. Je ferme les yeux pour me ressourcer dans notre refuge. Je m'allonge sur l'herbe tendre, près de la rivière, et scrute ce ciel artificiel plus vrai que nature, bercé par le murmure des flots. À nous deux, nous avons pu créer ce petit bout de paradis. Je souris à cette idée. Cependant, mon apaisement est de courte durée.

– Ah oui ? T'es comme ça toi ? On est tous sur le pied de guerre et tu te tapes un roupillon ! Comme si t'avais pas assez dormi !

Cette agression verbale de la part de Dynah m'interpelle. Elle me toise non loin mais je ne distingue que sa silhouette. Je plisse les paupières face à ce flou artistique, incapable d'articuler une parole.

– Nicholas est prêt, lui.

Une ombre se distingue derrière elle. Je voudrais crier mais aucun son ne sort de ma bouche. Les nuages s'amoncellent au-dessus de nos têtes. Donovan Johnson pose les mains sur les épaules de sa fille, arborant le même rictus qu'elle. Nicholas apparaît à leur côté, son insupportable petit air narquois toujours plaqué sur son visage trop parfait. Il saisit la main de Dynah. Je serre les dents.

– Je suis fier de vous, mes enfants. Damian Evans est à notre merci grâce à vous !

Le rire sadique de mon bourreau résonne en même temps que le tonnerre… Puis, tel mon phare dans ce chaos, une voix se distingue, de plus en plus forte.

– …réveille-toi ! Dam !

Mon cœur bat à tout rompre. Dans ma détresse, j'aperçois Dynah penchée au-dessus de moi, je sens sa main fraîche posée sur ma joue. Je la repousse brusquement en me redressant.

– Pourquoi tu m'as trahi ?

– Quoi ? Non ! Dam, tu faisais un cauchemar !

Son timbre doux m’ancre dans la réalité. Je reprends enfin tout à fait mes esprits devant sa mine inquiète. Elle se rapproche avec précaution, comme si elle cherchait à apprivoiser un animal apeuré. Oui, c’est sans doute à ça que je ressemble… Elle me prend dans ses bras avec tendresse, s'adossant à la tête de lit. Je me laisse aller contre sa poitrine. Mon rythme cardiaque s’apaise en même temps que le sien tandis qu'elle essuie mon visage en sueur et effleure mes cheveux.

– Je suis désolée pour tout à l'heure, murmure-t-elle. Je n'aurais pas dû être aussi catégorique… Tu as été formidable, quand tu nous as sauvés au labo de Fanny, tu sais ?

Je ne peux réprimer un sourire en coin.

– C'est vrai, ça ?

– Bien sûr !

– Plus que Gueule d’Ange ?

Mes coussins improvisés tressautent dans un petit gazouillis charmant.

– C'est toi le meilleur !

J’ai envie de rester là, tout contre elle, de profiter indéfiniment de ses caresses si agréables. Toutefois, je sais que si elle est venue me chercher, c’est que tout le monde m’attend. Je me relève et croise son magnifique regard ambré aux reflets émeraude. Tout l’amour que je ressens pour elle s’y reflète, balayant mes doutes.

– C’est bon, je suis prêt.

Elle sourit face à mon assurance. La pulpe de ses doigts dessine le contour de mes lèvres, puis elle y dépose les siennes avec douceur avant de chuchoter :

– Alors, allons-y !