Mercredi 3 juin 2070, 00h15 – Forêt des Calanques, chalet de César

Minuit et quart. Nous voilà tous fébriles, prêts à passer à l’action. Tous sauf un. Nous nous sommes mis d’accord, ensemble. Nous devions nous tenir prêts pour minuit. Ainsi, chacun pouvait se préparer à sa guise et, surtout, Dam disposait d’un peu de temps pour se reposer. Malgré ses protestations, il en avait encore bien besoin. Et nous voilà donc tous à poireauter depuis un quart d’heure parce que Nicholas n’est pas descendu. Jay nous harcèle avec son communicateur. Fanny se ronge les ongles dans un silence renfrogné. Elle a insisté pour partir avec Marius et Jay mais ils ont fini par la convaincre de rester avec nous.

– On aurait mieux fait de refourguer la com à Marius, se plaint Dam.

– J’ai entendu !

– Je sais tonton, c’était fait exprès. Qu’est-ce qu’il fiche, Gueule d’Ange ? Il a pas mis son réveil ou quoi ?

N’y tenant plus, je décide d’intervenir :

– Peut-être qu’on devrait aller voir… Je vais monter.

– Alors je viens avec toi.

– Allez-y, je vais tenter d’apprendre la patience à mon mec, lâche Fanny dans un soupir à fendre l’âme.

La pauvre a encore du mal à digérer la trahison dont elle a été victime. De plus, elle n’a plus accès à son laboratoire et m’a avoué qu’elle y avait beaucoup de recherches en cours. Ce sont des années de sa vie personnelle et professionnelle qui sont parties en fumée. Je l’admire de parvenir à garder son optimisme à toute épreuve.

J’arrive au seuil de la chambre qu’occupe Nicholas, Dam sur mes talons. Je toque mais n’obtiens aucune réponse. Un mauvais pressentiment m’envahit. Je lance un regard à Dam qui ne semble pas tranquille, lui non plus. Il hoche la tête et j’entrouvre la porte.

La pièce est plongée dans la pénombre.

– Nicholas ?

Pas de réponse. Dam appuie sur l’interrupteur et je cille avant de comprendre ce que j’aperçois. Mon petit ami me devance alors que je reste figée sur place, portant une main à ma bouche. Nicholas aurait pu donner l’illusion d’être en train de dormir si du sang ne maculait pas ses draps, s’écoulant par son nez et sa bouche.

– Va chercher Fanny, m’intime Dam d’une voix enrouée.

Je ne me fais pas prier et me précipite dans les escaliers. Mon timbre vrille dans les aigus quand je l’appelle :

– Fanny ! On a un problème… Monte ! Avec ton matos !

– J’arrive ! Non Jay, ça va. Oui j’te tiens au jus !

Elle s’active tout en parlant et se retrouve près de moi avec sa trousse de soin en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. Nous rejoignons Dam rapidement.

– Il est encore vivant ? demande-t-elle avant de s’approcher.

– J’ai eu du mal à trouver son pouls, il est faible. Si c’est ce que je crois…

Dam secoue la tête avec un air navré. Mon estomac se comprime. Est-ce trop tard pour lui porter secours ?

– Je ne comprends pas ce qu’il a voulu faire tout seul… Par contre, j’ai trouvé ça sur sa table de chevet.

Il nous montre un petit papier bristol et je reconnais une des cartes de visite de Nicholas. Une suite de chiffres et de lettres manuscrites se distingue des caractères imprimés. Fanny entrouvre une paupière, tâte un poignet, grimace, continue ses examens avec divers appareils.

– C’est mal engagé. Il est dans le coma. Ça ressemble fort à un abus de la RVI, comme vous vous en doutez.

– Ce qui veut dire ?

Fanny me scrute sans montrer de jugement malgré ma question idiote, puis me répond sans ménagement.

– Qu’il est allé trop loin, pardi ! Le peu de patients que j’ai retrouvés dans cet état… Ils ont tous connu une mort cérébrale à court terme. Mais… Si j’ai bien compris, vous ne pouvez pas vous connecter autrement à la matrice, c’est bien ça ?

– C’est ça, confirme Dam.

Il scrute toujours le carton en fronçant les sourcils. Je m’approche pour y jeter un œil par-dessus son épaule.

– C’est un message codé.

– Oui, je pense que ce sont des coordonnées matricielles.

Il prend des notes en RA à une vitesse folle.

– C’est bien ça… Il nous a laissé des coordonnées.

Un silence pesant s’installe, nous plongeant chacun dans nos pensées. Fanny le brise dans une expiration bruyante.

– J’peux rien faire pour lui… J’ai plus mon matos de pointe. Et puis, de toute façon, je crois pas que j’aurais pu faire quelque chose de plus.

– C’est stupide… Pourquoi n’a-t-il pas attendu ? s’énerve Dam. Tu crois que ça fait longtemps qu’il est dans cet état ?

– Le sang n’est pas complètement sec… C’est tout récent. Je vais expliquer la situation à Jay.

– Dis-lui que c’est un contretemps, mais on agit ce soir, quoi qu’il arrive.

Je m’insurge avant que Fanny ne réponde :

– Quoi ? Dam ! On laisse tomber et on revoit la strat ! Sans lui, ça change tout !

– Je veux prendre connaissance du message qu’il nous a laissé. Et s’il avait tenté de nous faciliter la tâche ? Ou y a peut-être encore un moyen de le sauver ? On avisera une fois qu’on en saura plus !

– Ok, approuve Fanny en s’éloignant dans le couloir.

Je me mords la lèvre, peu convaincue. Il y a trop de facteurs inconnus, trop de risques inattendus. Je me suis préparée selon le plan que Dam nous a détaillé. Je ne suis pas prête à me lancer avec toutes ces zones d’ombre ajoutées au tableau. La peur m’étreint, le sentiment que je pourrais perdre à nouveau celui que j’aime… L’imaginer à la place de Nicholas me tord les entrailles. Dam remarque aussitôt ma panique.

– Hey, murmure-t-il en me prenant dans ses bras. Ça va aller, d’accord ?

Il dépose un baiser au sommet de mon crâne et me caresse le dos alors que je me cramponne à lui, sans pouvoir retenir mes larmes.

– Je vais aller voir les infos qu’il a voulu nous transmettre et…

– Hors de question que tu y ailles tout seul ! Je viens avec toi.

Je dois avoir un air de chien battu, le fixant avec mes yeux larmoyants et mon nez qui coule. Il se contente de ce sourire que j’aime tant et d’essuyer mes joues.

– Bien sûr que tu m’accompagnes. Si ça peut te rassurer.

Je le serre encore une fois de toutes mes forces, enfouissant ma tête contre son torse, puis je le lâche enfin en reniflant. Il fouille dans sa poche et en sort un paquet de mouchoirs qu’il me tend.

– Merci, je dois avoir l’air pitoyable…

– Dis pas de bêtise, ma Dana. T'es toujours aussi craquante, même si j'admets que tu es plus belle quand tu souris !

Un léger rire me secoue.

– Tu vois ? glisse-t-il en effleurant mon menton.

Après un baiser aussi rapide que tendre, Dam reporte mon attention sur le message crypté laissé par Nicholas. Une longue suite de chiffres et de lettres qui me paraît dénuée de sens.

– Je n’y comprends rien… Comment t’as pu trouver quelque chose aussi vite ?

– Tu dis ça parce que tu es secouée, me taquine-t-il. J’ai juste compris de quoi il s’agissait, comparé à la colle que tu m’avais envoyée, ça devrait pas être sorcier !

– Mais oui, tu as raison !

Ensemble, nous décryptons les mélanges de codes laissés par Nicholas jusqu’à obtenir les coordonnées recherchées.

– C’est notre destination, du coup. T’es prête ?

Dam me prend la main, dans l'attente de mon assentiment. Je hoche la tête en souriant, galvanisée par son optimisme. Il a raison, nous avons peut-être encore une chance de tirer Nicholas d'affaire. Nous nous dirigeons vers notre chambre. Au passage, Dam prévient Fanny d'attendre notre retour. Il ne se doute pas à quel point je serais prête à tout pour lui. Je n’ai plus aucun doute, à présent, parce que j’ai pris une décision. Quoi qu’il advienne, je ne laisserai rien arriver à mon bien-aimé. Pas cette fois.

Je m’en fais la promesse…