Mardi 3 juin 2070, 00h49 – nœud matriciel 5383N17y

Contre toute attente, je n’ai aucune difficulté à atteindre le nœud privilégié de mon père. Je suis surprise d’y reconnaître la maison de mon enfance. La façade bleue ciel flambant neuve se dresse juste devant moi. Je me retourne et admire la terrasse ornée d’une rambarde en marbre surmontée de sculptures plus anciennes. Si mes souvenirs sont bons, cet emplacement offre un point de vue imprenable sur l’océan. Je suis tirée de ma contemplation par le timbre glacial de mon paternel :

– C’était beau, n’est-ce pas ?

Je fais volte-face pour l'apercevoir sur le pas de la porte, un étrange sourire alliant nostalgie et rancœur plaqué sur son visage. Son expression se mue en une moue de colère froide.

– Que fais-tu ici, Dynah ? Tu n’y a plus ta place. Tu m’as tellement déçu…

Une déferlante d’émotions se bousculent en moi. Tristesse. Culpabilité. Injustice. Une profonde rage les occulte toutes.

– C’est réciproque, père. Nicholas nous a tout raconté.

– Nous. Tu es toujours avec ce traître qui a osé s’attaquer à mon image ! C’est bien le digne fils de ses parents !

Mon géniteur secoue la tête après avoir craché ces paroles. Est-ce de la peine qui s'invite sur ses traits ?

– Quel gâchis… J’avais tout prévu, tu sais. Je pensais que Nicholas serait un bon parti pour toi. Votre mariage aurait été grandiose. L’idée avait l’air de l’enchanter autant que moi… Vous m’avez planté un couteau dans le dos, toi, et surtout lui que je considérais comme mon propre fils !

– Tes actions sont impardonnables. Que ce soit Nicholas, ou Damian… Tu as fait d’eux des orphelins, tout ça pour quoi ? Les parents de Dam étaient nos amis, bon sang !

Son regard perçant me fige. Je n’y trouve pas l’ombre d’un regret ; il n’hésiterait pas à assassiner celui que j’aime s’il en avait l’occasion.

– J’aurais dû t’en parler. Mais tu n’étais qu’une enfant… Et puis tu as grandi en t’éloignant de plus en plus de moi. J’avoue que je n’ai pas su y faire, tu lui ressembles tellement…

– Maman…

– Oui. J’y étais presque ! J’allais trouver le moyen de la ramener à la vie !

Cette fois, c’est la fureur qui l’anime.

Il est complètement fou !

Je préfère reculer tandis qu'il s'approche en vociférant, les yeux écarquillés :

– Ces traîtres… Quand ils ont découvert mon projet, ils l’ont réduit en cendres ! Tu imagines ? J’allais ramener Maria… Ils ont réduit mes espoirs à néant en une nuit ! Et tu crois que j’allais les laisser s’en sortir ?? Ils méritaient leur sentence ! Bien que ce fût regrettable car leur fils représentait une grande réussite… Une avancée pour la science ! Mais le fils de traîtres. Tu comprends ? Tu ne peux pas rester avec lui !

Il éructe ses paroles comme un venin qui me brûle les entrailles et brouille ma vision. Alors ce serait ça, l’explication ? Une folie pour laquelle il est allé jusqu'à prendre des vies innocentes ? Une utopie de résurrection pour laquelle il aurait sacrifié son intégrité et bafoué le souvenir de Maman ?

– Une avancée pour la science… C’est tout ce que je représente aussi, à tes yeux ?

– Dynah… Ta mère et moi, nous avons travaillé ensemble pour la réussite de ce projet. Nous sommes les premiers à avoir expérimenté les effets de cette technologie. C’était… Incroyable ! Malheureusement, son organisme ne l'a pas supporté et plus le temps passait, plus son état de santé se détériorait. Elle a essayé de me convaincre de tout arrêter, mais moi, j’étais convaincu que nous pourrions améliorer le processus. C’est le futur de l’humanité, Dynah ! Nous sommes des pionniers !

J’en frissonne d’horreur dans le lit où je suis étendue, près de Dam. Le contact de sa main dans la mienne me rassure et me donne le courage de poursuivre mon objectif. Il ne m’a pas encore donné le signal et je n’ai pas encore obtenu toutes mes réponses.

J’interroge mon géniteur d'une voix tremblante pour l’inciter à continuer :

– C’était avant ma naissance, tout ça ?

– Oui. J’ai été ravi de constater que nos capacités pouvaient être héréditaires !

– Cette… technologie, c'est toi qui l'as inventée ?

– Pas tout à fait. Je l'ai trouvée, puis améliorée. En 2039, une expédition a été menée au pôle sud. Bien sûr, tout ceci s'est déroulé dans le plus grand secret. Le seul à en avoir réchappé a été retrouvé en état d'hypothermie avancée. Ils ont mis tout ce qu'il a raconté sur le compte d'une folie délirante. J'avais eu vent de l'affaire par hasard, d'un collègue qui se navrait du destin de ce pauvre confrère. Moi, je l'ai cru. J'ai monté ma propre expédition, Jonz Corporation était déjà florissante à l'époque, et sur ses indications j'ai mis les moyens pour trouver ce qu'il appelait le Temple des Technologies. C'est là que j'ai trouvé Humanity Plus.

– Humanity Plus ?

– C'est le nom du projet que nous avions initié à l'époque. Ta mère était brillante ! À nous deux, nous avons réussi à nous approprier cette technologie. Ce Temple n'était autre qu'un laboratoire secret financé par des élites richissimes. Pour des raisons obscures, ils avaient finalement déserté. Heureusement, leur procédure d’auto-destruction semble avoir été sabotée. Je les soupçonnes d’avoir agi comme des couards devant les avancées de cette magnifique découverte ! J'ai éliminé les obstacles un par un et nous avons tenté l'expérience, rien que nous deux.

– Maman était d'accord ?

– Évidemment ! Maria m'a toujours soutenu dans mes projets, et nous y voyions ensemble un moyen de rendre le monde meilleur.

Je ne peux empêcher ma remarque ironique de s'exprimer :

– Il faut croire que c'est vraiment réussi…

– Tu ne sais pas de quoi tu parles, me coupe-t-il sèchement.

– Tu n'as même pas pu la sauver.

– Tais-toi ! J'ai fait tout ce qui était en mon pouvoir, mais ce n'était pas suffisant ! Avant ta naissance, j’ai découvert que plus le sujet était jeune, plus le taux de réussite était bon. Damian Evans est le premier bébé sur lequel j’ai testé le projet Humanity Plus.

Une violente nausée croît en moi à mesure qu’il débite ses ignobles confessions, si forte qu’elle me prend aux tripes malgré ma plongée dans la matrice. Pourrais-je en entendre plus ? Mon dos se heurte à la rambarde. Je me rends compte que j’ai reculé devant l’ignominie de ces révélations. Ma vision se voile, de plus en plus brouillée par les sanglots que je retiens.

– À l'insu de ses parents et de maman, j'imagine… Mais ça ne t’a pas suffi…

– Ne me juge pas. Tout le monde sait que des sacrifices sont nécessaires pour faire avancer la science.

– Combien… ?

Il m’interroge du regard avant de me répondre :

– Oh, il y a eu peu de réussites. Nicholas était mon sujet le plus prometteur. Cette expérience in-utéro a porté ses fruits encore mieux que…

– Et sa mère, c'était quoi ? Une victime collatérale ?

Je hurle sans pouvoir me contrôler. Il ne me renvoie qu'une profonde indifférence, comme s'il s'agissait d'une évidence.

Je suis la fille d’un psychopathe…

– Combien de vies as-tu détruites au nom de ta foutue science ? Tu t’en fiches, pas vrai ? Tu n’as pas de cœur ! Comment peux-tu être aussi abject…

Ma voix se brise et je m’effondre à genoux, les paupières closes, incapable d'articuler ou d'entendre un mot de plus.

– Rassure-toi, il y a eu peu d’essais. Tout devait rester top secret. Je ne pouvais pas…

– Tu dois arrêter ça.

Un rictus tord son visage.

– Bien sûr. Finalement, partager ce don était une mauvaise idée, je l’ai compris un peu tard. Nous allons être les homo superior, Dynah. Nous dominerons le monde grâce à notre don nous pourrons enfin le remettre sur le droit chemin ! Notre famille sera la plus puissante qui ait jamais foulé cette Terre. Dommage pour Nicholas, ta descendance aura une chance sur deux de ne pas hériter de…

– Arrête… Tais-toi, tu veux ? J'en ai assez entendu…

Je me relève avec difficulté. Et je perçois l'éclair fugace de compréhension dans ses iris de jade au même moment que le signal de Dam. La peur me submerge.

– Il ne s'en sortira pas comme ça cette fois, siffle mon père entre ses dents.

– Tu ne lui feras rien. Je ne te laisserai pas l’atteindre !

Sans réfléchir, j’ai fait apparaître mon épée entre mes doigts et je me suis élancée vers lui. Il pare en un éclair, un bouclier déjà devant lui, et me gratifie d’un ricanement sinistre.

– La machine est déjà lancée. Il est doué, vraiment. Mais que croyait-il ? On n’accède pas aux données de Johnz Corporation comme ça ! Il ne pourra pas anticiper ça. Tout comme Nicholas. C’est toi et…

Je ne l’écoute plus. Je laisse les lignes de code défiler à une vitesse vertigineuse sous mes paupières… pour les ouvrir où je souhaitais me trouver. Dam ne voit rien venir du coup fatal imminent dans son dos, concentré sur sa tâche, des dizaines d’images translucides flottant devant lui. Je tente d’arrêter le faisceau avant qu’il ne soit trop tard mais je ne parviens qu’à dévier sa trajectoire. Droit sur moi. Mon père se matérialise et je croise son regard au moment de l’impact qui me foudroie.

La surprise. Un cri. La douleur.

Non…