Le temps est une ligne droite, du moins c’est ce que nous pensons. Mais que se passe-t-il s’il vient à s’enrouler sur lui-même, emprisonnant l’instant dans une boucle invisible ? Peut-on vraiment refaire les mêmes erreurs sans jamais apprendre, ou bien est-ce le temps qui se joue de nous ?
Au cœur de la nuit, dans un lieu figé entre deux battements de cœur, une vérité trouble attend d’être découverte. Le temps déforme les choses et la plus subtile des variations pourrait amener à une fin différente.
Vous êtes maintenant en train de lire Interférence(s)… où chaque minute pourrait être la dernière avant que tout recommence.
— Le Témoin.
L’agent Alicia Pemberton se tenait droite sur son siège au comptoir du Diner. L’odeur de friture et de café froid tentait de l’écœurer, mais elle était trop fatiguée pour continuer sa route.
À cette heure avancée de la nuit, il n’y avait plus grand monde dans la salle : un couple de voyageurs silencieux sur une banquette, un vieil homme noyant son chagrin dans un verre de bière et la serveuse qui nettoyait consciencieusement le comptoir.
Le bruit du fracas d’une tasse se brisant sur le carrelage résonna derrière elle, mais Alicia n’éprouva aucun besoin d’observer ce qui se jouait.
« Oh, je suis tellement maladroite… » s’exclama l’épouse avec un ton de gène.
La serveuse leva les yeux au ciel distraitement et s’empara du matériel nécessaire pour venir ramasser les débris et probablement éponger le sol.
Alicia savait qu’elle n’aurait pas dû tenter de traverser le pays au volant de sa voiture, mais elle n’avait pas le choix. En ces périodes de fêtes, les avions avaient été pris d’assaut et le train effectuait des détours trop importants.
La clochette retentit dans son dos, mais elle ne se retourna pas. Le vent froid s’engouffra dans la salle déserte et elle frissonna. Un homme encapuchonné s’installa à l’opposé d’elle puis la serveuse s’approcha de lui avec un entrain mesuré.
Quatre heures du matin, pensa-t-elle en faisant tourner le reste de café au fond de sa tasse. Elle divagua quelques instants avant d’être tirée de ses pensées par la voix de la serveuse qui la surprit.
« Êtes-vous de la police ?
— FBI, mais…
— L’homme là -bas, fit-elle avec un signe du menton, il a quelque chose d’étrange.
— Étrange ?
— Je sais tout le monde est étrange à cette heure-ci, mais Agent… laissa-t-elle en suspens.
— Pemberton. »
Alicia observa discrètement l’inconnu au visage dissimulé dans les ombres. Son aura n’était pas des plus charmantes, mais il ne fallait jamais juger un livre à sa couverture, aussi peu agréable, fût-elle.
« Et qu’est-ce qui vous apparaît suspect ? dit-elle d’un ton las, mais bas.
— Son visage, je crois que… Il est couvert de sang. »
Alicia fut saisie par la remarque. Ses sens s’étaient brutalement réveillés et elle observa attentivement la serveuse qui, en plus de ne plus avoir l’âge de faire ce genre de blague, avait l’air tellement préoccupée qu’elle ne pouvait que dire la vérité.
Elle risqua une œillade franche sur sa gauche et aperçut la main de l’homme qui tenait une tasse de café ; ses doigts abimés par le froid étaient aussi tachés par une matière sombre qui semblait coller à sa peau.
Alicia savait qu’un crime ne pouvait être supposé par d’aussi maigres indices, mais July avait raison : il y avait quelque chose d’étrange dans l’allure de ce nouveau client. Peut-être s’était-il battu à la sortie d’un bar ou peut-être même était-ce un chasseur au retour d’une longue journée de traque ?
Elle ne pouvait pas voir son visage maculé lui aussi de sang d’après la serveuse, mais elle se devait de ne rien laisser au hasard.
Elle sentit à sa ceinture le poids de son arme de service et se releva lentement avant de sourire à la serveuse pour ne pas éveiller les soupçons.
« Les toilettes s’il vous plaît ?
— La porte sur votre gauche, il y a un écriteau, répondit la serveuse avec appréhension. Vous ne pouvez pas la rater. »
Alicia s’écarta légèrement du comptoir, avança doucement en direction de la porte menant aux sanitaires et vers l’inconnu étrange qui venait de s’installer.
Le temps se figea légèrement lui permettant d’observer tous les détails de cet homme mystérieux.
Ses chaussures usées étaient crottées de boue séchée. Il portait un jean épais et une veste kaki assez longue et chaude dont la capuche était rabattue sur son visage.
Alicia devinait donc qu’il ne pouvait prêter aucune attention à elle.
Le claquement sec de la tasse reposée sur son réceptacle la tira de ses observations et elle distingua plus clairement les notes pourpres laissées sur le récipient en céramique blanche.
« Monsieur ? Tout va bien ? »
Le premier contact n’était jamais le plus simple, mais elle percevait la tension dans l’air. Les autres clients n’écoutaient pas la conversation, trop occupés par leurs affaires personnelles.
L’individu semblait figé quand il tourna enfin légèrement la tête, de sorte qu’il apparaissait à présent de profil pour Alicia. Il souriait étrangement, un sourire carnassier et terrifiant.
« Monsieur, levez-vous, je vous prie. »
L’homme était à nouveau figé dans un instant qui lui glaçait le sang. Son sourire était terrible et effrayant et son impression était renforcée par le silence ainsi que sa relative immobilité. Il y avait quelque chose de surnaturel dans sa présence.
Mais alors que l’inconnu semble enfin se décider à lui parler, une étrange sensation l’envahit, une appréhension particulière comme l’avertissement strident d’une sirène lointaine. Ses mots restent inaudibles et la jeune femme est prise d’un vertige.
« Un problème ? »
Lorsqu’elle reporte son attention au visiteur, son visage avait changé, son expression s’était adoucie. Alicia se tourna vers la serveuse qui ne prêtait plus guère la moindre attention à elle ou au visiteur.
« Tout va bien ? renchérit l’homme au regard bleu.
— Oui, désolé je vais… »
À la fois gênée par la situation et ce qui perturbait ses sens, Alicia poussa la porte des toilettes avec vigueur pour se retrouver face à une pièce plongée dans l’obscurité. En face d’elle, le miroir lui renvoya une image étrange de son propre visage. La personne qui se trouvait là n’était pas inquiète et Alicia eut l’impression que son reflet agissait de son propre chef.
La jeune femme en face d’elle était souriante.
Elle se sentit idiote, ainsi prise dans un tourbillon d’émotions et de sensations désagréables. Elle alluma et se précipita vers le lavabo à la propreté douteuse puis actionna le robinet.
L’agent Alicia Pemberton se sentait mal et l’eau projetée sur son visage la ramena doucement vers la réalité. Appuyée sur la céramique jaunâtre du lavabo, elle avait retrouvé son reflet dans le miroir. Un instant fugace.
La fatigue te joue des tours ma vieille, se dit-elle intérieurement en soupirant. Elle ne sut dire s’il s’agissait de soulagement ou d’une sorte de lassitude.
Un bruit de verre brisé retentit derrière la porte de la petite salle et un cri s’en suivit. Un cri douloureux, profond qui provenait de l’une des deux femmes se trouvant dans la salle.
Alicia était paralysée par la surprise quand la poignée de porte fut malmenée. Le verrou tenait, mais la jeune femme chercha à récupérer l’arme de son étui. Le revolver avait disparu.
Son instinct lui hurlait de se jeter contre la porte pour la maintenir fermée devant les coups de plus en plus violents de la personne qui se trouvait de l’autre côté. Il n’y avait plus aucun doute à présent, les choses allaient mal tourner. C’était une certitude.
Dos à la porte qui tremblait à chaque assaut, elle chercha son téléphone dans la poche de son jean et l’en tira maladroitement. L’écran s’alluma au contact de son pouce et elle composa le numéro d’urgence en vigueur aux États-Unis puis attendit.
Rien ne se passa. Pas un son, pas une tonalité. Rien que le grésillement et le silence assourdissant.
Trop accaparée par l’absence de solution, Alicia n’avait pas remarqué que l’assaillant s’était ravisé.
Son cœur battait à tout rompre et à la surprise succéda la peur. Elle n’était pas en position de se défendre si son adversaire était armé.
Avec une attention particulière, elle détailla le mobilier et les installations présentes dans la petite pièce : rien hormis le vieux balai en bois coincé derrière les toilettes ne pouvait l’aider à se défendre. Mais même ce morceau de bois ne pouvait faire le poids face à une arme à feu ou un couteau.
Se pouvait-il que l’inconnu se soit saisi de son arme sans qu’elle ne puisse s’en apercevoir ?
Elle se releva, le dos contre la porte qui avait tenu bon, puis se précipita pour attraper le balai. Un instant, elle se sentit ridicule. Cette situation lui était familière, et pourtant… Une peur sourde lui enserrait la poitrine.
Alicia avait déjà affronté des criminels pris sur le fait, des meurtriers sans âme dont l’unique but était de tuer encore et encore, convaincus de leur impunité. La plupart n’étaient pas de grands stratèges, seulement des hommes et des femmes prisonniers d’une machine biologique défaillante. Le cerveau humain pouvait basculer, perdre tout sens moral, et entraîner l’individu dans un appétit féroce pour la violence, puis le meurtre.
Elle inspira profondément, raffermissant sa prise sur le manche du balai, puis déverrouilla lentement la porte, attentive au moindre bruit. Rien. Juste un silence opaque.
Lorsqu’elle entrouvrit la porte, l’obscurité dehors la surprit. La salle n’était plus éclairée que par les néons colorés du jukebox près de l’entrée. Son regard balaya la pièce : les clients avaient disparu. Pas même une trace de la jeune serveuse au sourire rayonnant qui l’avait accueillie quelques heures plus tôt. L’homme encapuchonné aussi s’était volatilisé.
Un frisson lui parcourut l’échine.
Elle longea le comptoir, son regard scrutant chaque recoin du diner. Lorsqu’elle atteignit la porte d’entrée, elle s’arrêta net.
Dehors, la brume était si épaisse qu’elle avalait tout sur son passage. Impossible de voir à plus d’un mètre. Pourtant, elle avait la sensation dérangeante que quelque chose bougeait derrière ce mur de vapeur blanche. Seule l’enseigne du restaurant perçait faiblement l’opacité, projetant des lueurs colorées aussitôt absorbées par la brume.
Le silence était trop parfait. Comme si le monde entier retenait son souffle.
Le néon du jukebox clignota, grésilla, puis explosa dans un bruit sec. Des éclats de verre s’éparpillèrent sur le sol. Alicia sursauta. Elle était connue pour son sang-froid, pour son esprit analytique… mais cette fois, la situation lui échappait.
La brume dehors gagnait en densité, oppressante.
Un bruit derrière elle.
Alicia se retourna d’un geste vif.
Trop tard.
Une silhouette se détachait dans la faible lueur filtrant par les fenêtres. Une douleur fulgurante lui transperça le ventre. La lame s’enfonçait, froide et implacable.
Le monde chavira. Ses jambes flanchèrent, la douleur lui arracha un cri muet. Elle tomba.
Puis la chaleur. Intense.
Ses yeux se fermèrent.
Une douleur fulgurante au ventre la fit hurler et elle se retrouva Ă terre, le ventre meurtri.
L’éclat de la tasse, à nouveau. Même son. Même voix.
« Je suis… toujours aussi maladroite, on dirait. »
La lumière l’aveuglait et le regard médusé de la serveuse la perturba au point qu’elle fut incapable de comprendre les informations qui l’envahissaient.
La noirceur et la douleur du combat s’estompèrent alors qu’elle reprenait son souffle, le dos légèrement endolori par la chute de son tabouret devant le comptoir.
« Tout va bien, vous ne vous êtes pas fait mal ? »
La serveuse était sincère, son regard ne mentait pas.
Alicia voulut lui répondre, mais les mots se heurtaient dans sa cervelle à tel point qu’elle aurait été bien incapable de les mettre en ordre.
« Oui ça va… Je…
— Vous vous êtes endormie, je crois. »
Alicia vit une main tendue sur sa gauche, il s’agissait de l’homme qui discutait avec son épouse sur l’une des banquettes du petit restaurant.
« Rien de cassé ? dit-il un peu gauche. Vous avez fait une sacrée chute.
— Vous nous avez fait peur surtout ! surenchérit sa femme qui se trouvait derrière elle.
— Désolée, je suis un peu fatiguée je crois. »
L’homme l’aida à se relever et l’accompagna pour s’installer sur le tabouret.
« Vous devriez vous installer sur une banquette. Cela vous éviterait ce genre de déconvenue.
— Et de vous blesser, ajouta la serveuse avec empathie.
— Ou de nous faire peur ! ajouta l’épouse avec sarcasme.
— Ne faites pas attention à ma femme, elle parait un peu agressive, mais elle a bon fond. »
L’homme devait avoir une cinquantaine d’années, il sentait l’aftershave bon marché et portait un costume qui devait avoir connu mille vies. Il l’observa retourner vers son épouse du coin de l’œil puis entendit :
« Elsa, tu pourrais au moins tenir ta langue avec les inconnues !
— Bien sûr mon cher époux, dit-elle, provocante. Et toi Wilfrid… »
La suite fut par l’intérêt renouvelé de la serveuse pour elle :
« Il n’a peut-être pas tort, vous devriez vous installer plus confortablement, ce n’est pas la place qui manque à cette heure-ci.
— Oui, je… Je vais juste reprendre un peu mes esprits si ça ne vous dérange pas. »
L’étiquette sur l’uniforme mauve de la serveuse indiquait le doux prénom de July. July était une jolie jeune femme qui, si elle avait sans doute terminé le lycée il y a quelques années, ne devait pas être âgée de plus de vingt-et-un ans. Elle détailla l’apparence des personnes présentes comme si sa vie en dépendait.
Le rêve, si réaliste et effrayant fut-il, lui collait à la peau. Son cœur avait retrouvé un rythme normal quand elle quitta l’assise de son siège rembourré pour rejoindre la table à droite de l’entrée.
« Je vous apporte quelque chose ? demanda poliment July.
— Oui, un autre café et un morceau de… »
Alicia observa les morceaux disposés dans la vitrine éclairée du comptoir et repéra une tarte aux pommes qui lui donna envie.
« De tarte s’il vous plaît. »
July lui adressa un sourire et commença la préparation de la commande.
Quelque chose revint en mémoire d’Alicia : dans le rêve, elle n’avait pas son arme de service dans l’étui suspendu à sa taille. Si elle était persuadée d’avoir senti le poids de l’arme en se dirigeant vers le canapé, elle porta instinctivement sa main à l’intérieur de sa veste pour le vérifier et fut rassurée par le contact de la crosse froide.
Okay tout va bien, c’était un cauchemar. Juste un putain de cauchemar.
Elle soupira distraitement et fut surprise par la présence sur sa droite de July. La serveuse déposa l’assiette et la tasse de café fumant devant elle puis s’éclipsa.
La fatigue engluait son esprit et sa capacité à réfléchir dans une sorte de marécage de pensées dont elle ne pouvait pas vraiment se défaire. Elle avait vraiment besoin de repos.
Peut-être aurait-elle dû s’arrêter dans un motel, histoire de se reposer quelques heures avant de reprendre la route.
Alicia fit le vide dans son esprit et concentra ses pensées sur sa respiration. C’était une technique empruntée à la méditation : une sorte de maîtrise des énergies et quelque chose de similaire.
Le tintement de clochette la ramena à la réalité avec un triste sentiment de déjà -vu. La situation lui sembla tout à coup bien moins confortable, plus angoissante que jamais.
Son cœur manqua un battement alors qu’elle sentait le vent glacial s’engouffrer derrière elle. Les pas lourds du visiteur marquèrent un rythme qu’elle seule semblait remarquer. Happée par sa propre curiosité, elle ne put s’empêcher de jeter un œil tandis que l’individu s’approchait du comptoir et enjambait l’un des tabourets recouverts de similicuir.
Elle vit July s’approcher de lui, sa veste d’hiver masquant toute la partie supérieure de son corps. La capuche rabattue sur son crâne ne laissait entrevoir aucun indice sur son identité.
Alicia sentit une inquiétude grandissante en observant l'étranger, son intuition lui dictant de rester sur ses gardes. L’attente lui sembla interminable tandis que la serveuse semblait faire de son mieux pour apporter à son nouveau client de quoi se sustenter. La tasse de café fumante déposée devant lui, elle saisit l’assiette blanche sortie pour l’occasion et y déposa une part de tarte à la cerise.
L’agente n’avait aucune idée du temps qui s’écoula entre ce moment et celui où July se planta devant elle puis déposa l’assiette devant elle.
« Tout va bien ? s’enquit-elle en levant un sourcil.
— Oui, je… Je me demandais simplement… Non, euh. Rien. »
La serveuse haussa des épaules et s’en retourna derrière le comptoir. Alicia ne lui prêtait déjà plus aucune attention lorsque la musique du jukebox monta en intensité.
La mélodie crépita plus fort sans qu’aucun des autres visiteurs présents ne le remarque.
« Dream a little dream of me… »
La mélodie se distendait, ralentissait. Les voix semblaient se tordre.
Elle comprit un peu tard que l’étranger la regardait. Il ne lui faisait pas directement face. Elle pouvait à présent distinguer le profil de son visage. La lueur dans ses yeux était un point d'accroche sur son identité dévorée par les ténèbres.
Il y avait cet éclat étrange et glaçant. Les voix s’étaient tues dans la chanson, laissant toute sa place à la mélodie désaccordée.
« Commences-tu à comprendre ? »
La voix de l’étranger était grave et mystérieuse. Presque étouffée. Bien trop caverneuse et rauque pour être celle d’un homme.
Cette dernière réflexion aurait dû la surprendre, mais il n'en était rien. Toute son attention à présent accaparée par l'étranger.
Quelles que pussent être ses intentions, elle en gardait une impression étrange à mi-chemin entre le dégoût et l’amertume. Un bien étrange mélange.
« Ne lutte pas inutilement.
— Tout ça, c’est pas réel. »
Elle perçut son rire rauque et guttural. Un son vibrant qui sembla atteindre ses os. Alicia n’avait plus envie de lâcher cet homme du regard, persuadée qu'au moindre écart le prédateur parviendrait à ses fins.
« Mais qui t’es putain ? »
Elle s’était levée de la banquette et tenait l’homme en joug, le regard fixé sur l’ouverture de sa capuche.
« Il n’y a pas d’échappatoire Agent Pemberton, persifla l’homme sombre. Lutter est vain. »
Alicia décida de faire ce qu’un agent chevronné comme elle n’aurait jamais dû : réduire l’espace entre eux. Nourrie par une colère démesurée, l’agente s’affranchissait des précautions d’usage qu’elle avait toujours mis un point d’honneur à respecter.
L’homme se volatilisa comme un morceau de bois calciné dont les cendres se dispersaient sous l’influence d’un mouvement d’air. La poussière voleta dans l’air, semblant se dissoudre dans l’atmosphère pour n’en plus laisser aucune trace.
Ce n’est pas possible… pensa-t-elle. Rien autour d’elle n’avait survécu à la nuit. Ni le couple sur la banquette près de l’entrée, ni la serveuse derrière son comptoir ou encore le vieil homme au bout de celui-ci.
Les choses étaient totalement incompréhensibles et terribles dans leur enchainement, comme un cauchemar en pleine conscience. Son esprit avait du mal à dissocier le réel de l’irréel. Elle se raccrocha à une ancre pendue à sa taille depuis le début, une sorte de poids la rattachant au réel, à la sécurité.
Le jukebox s’illumina, inondant son champ de vision d’une lumière providentielle. Bien trop pour vraiment l’être.
La musique démarra lentement, accélérant chaque seconde comme un vinyle que l’on déplacerait manuellement, crachant une musique déformée et effrayante.
Un bris de verre attira son attention vers la porte menant aux toilettes. Quelque chose se débattait là , fracassant le matériel, jusqu’à heurter lourdement la porte.
Dans un sursaut nerveux, Alicia tira l’arme de son étui et observa avec attention, le canon levé, ce qui pouvait surgir à tout moment du local.
Un fracas fit exploser la porte, projeta des milliers d’éclats dans sa direction. Protégeant son visage au dernier moment, il ressentit chaque projectile comme autant d’aiguilles s’écrasant sur son corps. Elle ne ressentait pas exactement de la douleur. Mais ce n’était pas agréable pour autant.
Lorsqu’elle baissa ses bras, elle vit qu’une étrange lueur s’échappait de l’endroit, pulsant au rythme d’un cœur battant.
À sa grande surprise, il n’y avait personne dans l’encadrement. Ses sensations refaisaient lentement surface et, tandis que la douleur lancinante se répandait dans ses membres, elle aperçut ce qui pulsait : un cœur, lumineux et jaunâtre.
« Ce monde est cruel, fendit la voix masculine dans les ténèbres. Comprendre demande une volonté sans faille et la capacité de faire face à la réalité. »
La dernière phrase fut comprise comme une menace quand Alicia fut brusquement attirée à l’intérieur par une main invisible et une force implacable.
Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle se trouvait devant le cœur, un organe sans conteste humain et relié par des extensions semblables à des fibres musculaires le maintenant en lévitation. La mélodie des battements était hypnotisante, calmant son anxiété et ses appréhensions. Si le cauchemar prenait fin, elle se dirait probablement que tout cela n’avait été qu’une hallucination digne des opiacés les plus puissants.
« Résister rendra tout cela encore plus douloureux agent Pemberton. »
Elle ne répondit pas, mais ses yeux s’agitaient à la recherche d’un indice sur la localisation de son propriétaire. Son esprit était endormi, comme embrouillé par la mélodie tambourinant tout autour d’elle. Il n’y avait plus de place pour ses propres pensées.
Les murmures se détachèrent du reste progressivement, insidieusement, comme pour mieux pénétrer son esprit et imprégner ses pensées.
Mort, culpabilité, étrange, seule…
Bientôt Alicia fut submergée par un flot ininterrompu de pensées et d’idées aussi effrayantes que fugaces.
Un mot se détacha des autres, curieusement synchronisé avec le dernier battement de cœur : raison.
Le coup de feu résonna dans ses oreilles, fracassa ses pensées et ses sens. Elle voulait hurler, mais n’en eut jamais le souffle.
Le réconfort et la chaleur l’enveloppèrent rapidement.
Le bruit de porcelaine se répéta. Un frisson parcourut Alicia.
« Je suis maladroite, hein ? » lança Elsa, l’œil fixe.
Elle se recula d’un coup sec, faisant se renverser le tabouret sur lequel elle était vraisemblablement assise. July l’observait avec un air interrogateur à mi-chemin entre la surprise et l’inquiétude.
Alicia avait à nouveau quitté les sphères de l’étranger pour redescendre dans une réalité moins effrayante. La mort et la douleur qui la précédaient tiraillaient son esprit et son corps entre l’inconfort et la douleur.
« Tout va bien ? s’inquiéta July dont le visage trahissait la réelle émotion.
— Pardon, oui… Je crois que je me suis assoupie. Je suis désolée. »
Alicia avait souri distraitement pour masquer son malaise et la stupéfaction. Pourtant les pensées tempêtaient sous son crâne en un flux ininterrompu d’hypothèses s’entrechoquant. Aucune plus crédible que l’autre, mais elle n’arrivait pas à se résoudre devant la réalité qui s’accomplissait. Le temps faisant son œuvre, les souvenirs des boucles devinrent plus confus, moins présents.
« Rouler dans cet état n’est pas une bonne idée… »
Le couple derrière elle discutait, mais la conversation était suffisamment forte pour qu’Alicia en saisisse chaque mot. Lui ne pensait probablement pas à mal en affirmant cela. Et pire : il avait entièrement raison.
Le restaurant était seul au bord de la route. Alicia s’était arrêtée pour prendre un café, manger quelque chose et probablement aussi pour une envie pressante, mais ces souvenirs aussi commençaient à lui échapper.
« Un peu de café ? s’enquit la serveuse en souriant distraitement.
— Merci oui…
— Vous ne devriez pas rester sur ces sièges dans votre état. Les banquettes sont libres. Je vous apporterais votre tasse. »
Alicia remercia la jeune femme d’un sourire et convainc qu’elle n’avait aucune envie de rester au comptoir. L’esprit embrumé par un réveil soudain, elle se rapprocha vers la première table, à l’opposé du couple. À mi-parcours, ce qu’elle vit au travers des fenêtres du restoroute polies par les lavages répétés lui glaça le sang.
Au milieu de la brume dense et saturée de lumière par les néons de la station-service, un homme demeurait immobile. Son allure et tout ce qu’il dégageait rappelèrent à Alicia les souvenirs diffus de leurs précédentes rencontres.
La peur noua brusquement son estomac et son souffle fut coupé. Lorsqu’elle releva les yeux, il avait disparu.
« Madame ? Tout va bien ? vint s’enquérir Wilfrid.
— Oui, merci. »
Alicia avait répondu sèchement, si bien que l’homme qui s’était levé pour la rattraper, reprit sa place sans mot dire. Sans doute avait-elle été un peu trop désagréable, mais elle n’avait pas envie d’y penser. L’homme mystérieux semblait être le seul à ne pas jouer un rôle. C’est ainsi qu’elle l’interprétait en tout cas.
« Tu vois, je t’avais dit qu’elle n’avait pas besoin de toi, » railla la dénommée Elsa à mi-voix.
Tandis que Wilfrid reprenait place en face de son épouse, le mécanisme du jukebox s’enclencha et un 45 tours fut lancé après quelque craquement sonore. Dream a little dream…
Les premières notes de l’accord eurent l’effet d’un électrochoc sur Alicia.
July déposa sur la table une tasse de café et une part de tarte aux cerises.
« On est mieux ici que dehors, dit-elle avec un sourire. Cette brume, j’en ai des frissons.
— Cela fait longtemps que c’est comme ça ?
— Oh, vous savez ici, on est habitué. Mieux vaut rester à l’intérieur, elle finira par s’en aller. »
La serveuse s’éclipsa en un instant et, ramassant quelques tasses sur la table d’à -côté, retourna à ses occupations.
Alicia avait beau se souvenir, rien ne lui paraissait logique. Les éléments étaient comme les pièces d’un puzzle immense dont elle ne pouvait deviner la structure ou la forme.
Elle posa ses doigts contre la céramique blanche de la tasse pour se réchauffer et, toujours perdue dans ses pensées, chercha un moyen de dénouer les fils. Il n’y avait pas de logique pour le moment, mais elle ne pouvait que trouver un indice sur la façon dont elle devait regarder les événements pour les comprendre. Dans son travail, cela constituait l’essentiel de ses capacités extraordinaires d’enquêtrice : sa capacité à voir au-delà des apparences, à lier des éléments qui, apriori, n’avaient rien en commun.
La clochette de l’entrée tinta doucement, mais Alicia se raidit. Elle tournait le dos à la porte, mais il lui sembla qu’il était trop tard pour se lever ou se retourner discrètement.
Pour la première fois depuis longtemps, elle avait la sensation que quelque chose de mal allait se produire du fait de cette simple erreur.
Les pas lourds résonnèrent sur la musique désuète. Il se dirigea vers le comptoir et s’installa sur un tabouret de sorte qu’Alicia, pétrifiée, pouvait le distinguer à la limite de son champ de vision.
L’homme n’avait pas changé, sa veste froissée et légèrement humide, son allure négligée. Elle devinait même que ses mains étaient encore couvertes de sang séché.
Alicia prit une profonde inspiration et imagina comment elle pouvait appréhender la situation en évitant que tout cela ne parte en vrille. Les deux fois précédentes, tout s’était drastiquement compliqué lorsqu’elle avait tenté de le confronter directement.
La musique s’arrêta brusquement comme si le disque en plastique avait été brutalement arraché de son emplacement. La radio avait pris le relai, un grésillement sur les ondes suivi d’un crépitement sonore qui obligea tout le monde à porter les mains à ses oreilles pour s’en protéger. Seul l’étranger demeurait immobile, perché sur son siège telle une statue sans âme.
Au milieu des grésillements, une voix surgit des profondeurs comme un appel lugubre et effrayant :
« Alicia… Alicia ! »
Les mots d’une conversation inaudible glissèrent sur le crépitement qui s’était atténué. Pour elle en tout cas, car July et les clients demeuraient prostrés, paraissant souffrir le martyre.
« Si vous m’entendez, ne… »
L’homme qui émettait sur la radio paraissait paniquer. Son discours aussi haché que passionné nourrissait une étrange idée dans l’esprit d’Alicia, si bien qu’elle n’avait même pas remarqué que l’étrange se trouvait sur la banquette de l’autre côté de la table à laquelle elle s’était installée.
« Comprends-tu maintenant ? »
La salle entière sombra dans les ténèbres, de sorte que seuls les néons au dehors et le jukebox derrière elle projetaient sur les murs les ombres du mobilier.
La lueur jaune de la machine vacillait, mais éclairait par instants le visage de l’étranger.
« Alors ? »
L’inconnu n’en était pas un. Pas totalement en tout cas.
Elle n’avait plus la maitrise de son corps ou de ses idées. Sa mémoire progressait lentement vers un aperçu de ce qui était enfoui profondément dans son esprit.
Les traits étaient réguliers, presque rassurants, mais son regard noir…
July apparut à sa droite et se jeta sur l’étranger, un couteau de cuisine dans la main avec la ferme intention d’en découdre. Plus rapide et agile que la serveuse, il parvint à la saisir par le cou, sans aucune difficulté et se releva en observant le visage de la jeune femme.
« Les goules sont nombreuses, tu les attires comme un phare appelle les papillons. »
Il tordit le cou de son assaillante dans un craquement qui fit sursauter Alicia qui se redressa d’un bond, et se retrouva, l’arme à la main en train de menacer l’Étranger.
« Qu’est-ce que tu fous !? hurla-t-elle en regardant le corps de la jeune femme retomber mollement sur le sol.
— Tu n’as pas encore compris finalement… Esprit faible dans un corps sans âme. »
Il disparut comme la dernière fois en une volée de poussière qu’une brise trop puissante balaya.
Alicia était seule à présent dans la salle, seule avec le corps inerte de July.
Ses muscles se relâchèrent comme après un choc. Ses membres étaient lourds.
Tout était absolument irréel et cauchemardesque. Après avoir regardé tout autour d’elle, elle fit un pas sur le côté pour quitter la table et vit le corps de la jeune femme abandonné sur le sol. Son regard était fixé sur elle.
« Merde… ça va recommencer, c’est ça ? »
La question était à fond perdu, mais elle avait la sensation inverse, comme si la réalité commençait à se fracturer.
L’étranger réapparut non loin d’elle, lui tournant le dos perché sur son tabouret au comptoir du restaurant.
« Plus nous recommençons, plus les chances de t’en sortir sont faibles. Arrête de résister. »
Alicia dressa son bras dans la direction de l’homme assis, pointant son arme de service sur sa nuque.
« Cette voie est sans issue Alicia. Chaque retour en arrière affaiblit la barrière qui te protège.
— Qu’est-ce que tu veux de moi ? »
Wilfrid qui n’était plus présent l’instant d’avant sortit des ombres et se jeta sur l’étranger et fut bientôt suivi par son épouse. L’étranger ne cilla pas, son corps demeurant aussi immobile que s’il avait été constitué de béton armé. Wilfrid tenta de le frapper, mais ses poings se brisèrent dans un craquement humide qui retourna l’estomac d’Alicia.
Elsa qui s’était jetée sur l’Étranger avec le courage du désespoir fut projetée à l’autre bout du restaurant. Le fracas avait forcé tout son corps à prendre une forme improbable en heurtant les étagères fixées au mur.
« Il est temps que tu sortes Alicia. »
L’étranger la saisit par le cou et projeta en arrière, au travers de la porte en verre du restaurant. La douleur était vive, mais Alicia eut le temps d’apercevoir July, Elsa et Wildrid se remettre debout et se jeter sur son agresseur.
Se pouvait-il seulement que…
L’air frais l’enveloppa et ses yeux balayèrent instinctivement les environs à la recherche d’une menace évidente. Rien ne l’attaquait, mais elle vit enfin le regard des trois personnes du restaurant fixé sur elle. L’expression de leur visage était à la fois terrifiante et insupportable. Leurs corps étaient désarticulés, cependant ils se tenaient debout et immobiles dans la pénombre de la salle de restaurant.
« Non… Attends… »
July fut la première à avancer dans sa direction. Son regard éteint et les marques noires autour de son cou étrangement étroit lui donnaient un air menaçant qu’elle n’aurait jamais soupçonné.
« Alicia… crépita la voix dans le jukebox… Réveillez-vous ! »
L’étranger se matérialisa devant elle s’interposant devant July.
« Maintenant, dis-moi que tu comprends. »
L’étranger repoussa July non sans mal. Et, tandis que le corps de la serveuse retournait s’écraser sur ses congénères, l’étranger lui fit face dans la clarté des néons blancs de la station-service.
« Ils ne sont plus très loin, il faut que tu te réveilles. »
Alicia aperçut finalement son regard. Il avait quelque chose de familier, de réconfortant.
Lentement la mémoire reprit sa place, les pièces du puzzle s’assemblèrent de plus en plus rapidement dans un esprit qui reprenait le dessus.
« Le jour se lèvera bientôt, Alicia. »
D’un mouvement du menton, il lui indiqua la route qui semblait s’en aller vers un ciel orangé, comme si les premières lueurs de l’aube se déversaient par-delà la cime des arbres sur un paysage qu’elle connaissait.
« Ne perds pas de temps, » lui dit-il avec un air inquiet.
Alicia approuva et vit les trois silhouettes se relever au-dessus de ses épaules. L’étranger fit demi-tour pour confronter les trois goules. Ces êtres répugnants et sans âmes, avides de dévorer les esprits malchanceux qui avaient l’imprudence de quitter leur corps.
Alicia se mit à courir en direction de la route et sentit bientôt la chaleur du soleil réchauffer son visage dans la brume qui se dispersait.
Réveillée comme après une apnée trop longue, Alicia inspira profondément, le souffle court et les yeux brûlés par la lumière crue du Diner.
Autour d’elle, les voix résonnaient, proches, mais étouffées, comme filtrées par une cloison invisible. Elle plissa les paupières et reconnut l’endroit où elle se trouvait…
« Dieu soit loué, vous allez bien ! » fit Elsa, la main tremblante.
Alicia cligna des yeux, distinguant Wilfrid puis la silhouette d’un homme au téléphone, une veste à capuche repliée non loin. Il leva brièvement les yeux. Ce bleu… Elle le connaissait, sans savoir d’où.
Il est lĂ .
Son cœur accéléra brutalement. Tout semblait… normal. Trop normal.
« Vous m’avez sauvé ? »
Le quinquagénaire prit un air fier, mais son visage animé par un sourire se raidit :
« J’aimerais pouvoir m’en attribuer le mérite, croyez-moi. »
Wilfrid l’aida à se remettre sur ses pieds, puis elle remercia chaleureusement le couple.
Alicia avait rejoint la banquette sur laquelle elle s’était retrouvée une partie de la nuit. Son regard s’attarda sur ses mains tremblantes. Elle ne savait plus très bien où s’arrêtait le rêve et où commençait la réalité. Quelque chose d’inquiétant pesait sur ses pensées, plus encore que les bribes de souvenirs de la boucle qui s’étiolaient.
July lui tendit un verre d’eau fraîche, accompagné d’un sourire distrait. Les conversations avaient repris autour d’elle, le bruit du lave-vaisselle derrière le comptoir, la cafetière broyant les grains torréfiés… Tout cela la rassurait.
« Dites, vous savez de qui il s’agit ? »
La serveuse observa avec attention le fond de la salle, là où Alicia apercevait encore l’inconnu au regard clair.
« Vous vous êtes sans doute cogné la tête en tombant, répondit-elle, amusée et gênée. Vous devriez manger quelque chose. Je vous apporte une part de tarte, ne bougez pas. »
Un cliquetis retentit derrière elle. Le jukebox.
La mélodie s’éleva doucement.
Dream a little dream of me…
Mais cette fois, la voix était plus grave. Plus lente. Comme si elle n’avait jamais cessé.
Certains rêves ne s’éteignent jamais. Ils attendent, tapis dans l’ombre qu’une âme égarée s’y perde à nouveau. Le cœur d’Alicia battait encore… mais pour combien de temps ?
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Où le jour se lève parfois… sur une nuit qui n’en finit pas.
— Le Témoin

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