Glossaire disponible dans le prologue

Cycle des Sphères

Année de la Huitième Sphère

Ronde du Reflux des Sables

Coris 14 - Auréon

Le coucher du soleil accompagnait Ella dans sa contemplation de la ville. L’herbe caressait ses jambes nues et le vent faisait onduler sa chevelure, désormais presque entièrement blanche. Des papillons dansaient autour d’elle, et leur ballet hypnotique chassait ses pensées envahissantes.

Plusieurs jours s’étaient écoulés depuis qu’elle avait accepté de suivre Eldan. Ils avaient profané d’autres tombes, se rapprochant un peu plus de leur but : l’immortalité. Elle avait mangé d’autres organes, vécu leurs derniers instants de vie, et interprété les messages transmis à travers leurs émotions.

Elle avait accepté cette situation. Elle avait choisi, en toute conscience. Pourtant, elle ne se reconnaissait plus. Son reflet dans le miroir était devenu celui d’une étrangère. Ses pensées se perdaient dans un combat sans vainqueur. Sa culpabilité l’assaillait tandis que sa conscience lui soufflait qu’elle avait pris la bonne décision. La seule possible.

La réalité était qu’à chaque nouveau cadavre profané, elle sombrait un peu plus, au point d’en perdre son identité. Elle remettait en doute tout ce qu’on lui avait inculqué. Même les mots d’Eldan sonnaient désormais faux. Il avait une vision extrême du monde. Il lui faisait voir les choses autrement, la poussait à se remettre en question. Et c’était cette remise en question qui la plongeait dans une forme de déprime. Un gouffre s’était ouvert et s’élargissait à mesure qu’elle passait du temps avec lui.

Les papillons cessèrent leur danse hypnotique et s’éloignèrent. Ella reprit ses esprits et se redressa, encerclant ses jambes de ses bras. Une ombre vint alors s’asseoir à ses côtés.

— Voilà fort longtemps que nous ne nous sommes pas vues.

Une femme à la peau noire s’installa près d’elle.

— Fondatrice Ewura.

Ella la salua en inclinant la tête.

— C’était donc ici que tu te cachais.

— Que me voulez-vous ?

Sa voix était dure et son regard sombre.

— J’ai appris que tu vivais ici. Je suis donc venue te rendre visite.

— Vous savez très bien que je vis ici depuis le jour où je suis partie.

La fondatrice Ewura sourit, les tatouages de feuilles et de branches sur son visage semblant s’animer légèrement.

— Que deviens-tu, Ella ? Ta vie te plaît ici ?

Elle se contenta de la fixer en guise de réponse.

— Tu seras heureuse d’apprendre que tes sœurs vont bien. La communauté s’est développée depuis ton départ. Nous sommes…

— Bannie, pas partie. Ce n’était pas mon choix de finir seule. Sans famille, sans foyer.

— Ella…

— Pourquoi es-tu là ?

La fondatrice soupira.

— Pourquoi penses-tu que je suis là ?

Ella se leva en grognant. Elle en avait assez des questions en guise de réponses. Fatiguée d’être poussée dans ses retranchements, obligée d’élargir sa vision du monde pour satisfaire les attentes des autres. C’était peut-être bénéfique, son esprit se développait, créait sa propre voie, s’éloignait des préceptes qu’on lui avait inculqués. Mais elle avait l’impression qu’on la traitait encore comme une enfant, qu’on la tenait par la main. Elle n’était pas prise au sérieux.

— Où vas-tu ?

Ewura se leva à son tour, suivant Ella qui s’éloignait.

— J’en ai marre. Je me tire.

Elle se transforma en corbeau et s’envola en croassant.

Ses ailes la portèrent jusqu’à sa cabane. Elle reprit forme humaine devant la porte et entra.

— Es-tu disposée à parler ?

Ella sursauta. Ewura était assise à sa petite table.

— Ai-je le choix ?

— Non.

Sa voix était ferme, rappelant son statut.

Ne pouvant fuir, Ella s’installa sur la seconde chaise.

— Pourquoi es-tu là ? Et ne me réponds pas par une autre question.

Son agacement transparaissait dans sa voix.

— Tu as trouvé refuge au cœur de la nature.

Ewura désigna sa cabane, la faune et la flore environnantes.

— Ce n’était pas l’endroit le plus judicieux si tu voulais passer inaperçue.

Ella serra les dents.

— La nature m’a avertie de ta venue ici. Depuis, elle m’informe de ce que tu deviens.

Ella ressentit une pointe de colère. Pas envers la fondatrice, mais envers elle-même. Elle connaissait parfaitement les principes des Veilleuses du Chant de Vie.

— Je n’ai pas cherché à me cacher, avoua-t-elle en haussant les épaules.

Choisir la forêt lui avait donné l’illusion d’appartenir encore un peu à la communauté. Mais elles l’avaient bannie sans même lui laisser le droit de s’expliquer.

— Je sais ce que tu cherches à faire.

Son regard vert se fit grave.

— De quoi parles-tu ?

— Il est trop tard pour faire l’innocente.

Dehors, les animaux s’étaient tus et les arbres avaient cessé de danser. La faune et la flore restaient les seuls témoins de la conversation.

— La nécrophagie. As-tu tout oublié de ton enseignement ?

— C’est la seule solution.

— L’immortalité n’existe pas. Tu devrais le savoir. Toute chose vit et meurt. La longévité varie, mais elle ne s’éternise pas. C’est le cycle de la nature.

Ses paroles rappelèrent à Ella ses années d’apprentissage.

— Quel est le but de la communauté ? demanda Ewura comme à l’époque.

— Préserver l’équilibre de la vie en aidant les êtres naturels à rester en harmonie.

— Que sommes-nous ?

— Des protectrices des frontières entre Quenara, l’Éthéra et Fénora, veillant à ce que la nécromancie et les autres usages abusifs des pouvoirs liés à la mort ne perturbent pas l’équilibre.

En récitant cette leçon, la gravité de la situation lui apparut clairement.

— Je…

Elle voulait s’excuser, mais que dire ? Elle avait trahi tout ce qu’elle avait appris. Utilisé son don pour obtenir des rituels nécromanciens. Pratiquer la nécrophagie. Un crime même chez les nécromanciens.

— Ai-je… brisé l’équilibre ?

La peur blanchit son visage.

— Pas encore.

Ella soupira de soulagement.

— Mais ce n’est qu’une question de temps. Profane encore trois ou quatre corps et l’équilibre sera perdu.

Les larmes jaillirent. Sa gorge se serra.

— Si tu te souviens de notre enseignement, alors agis pour rétablir l’équilibre avant qu’il ne s’effondre.

Ses mains tremblaient.

— Cet homme… n’est pas un être de la nature.

Ella hocha la tête, sans vraiment comprendre.

La fondatrice posa ses mains sur les siennes et son front contre le sien.

— Ni chaînes, ni entraves, la nature est notre seule loi. Que son souffle nous porte et que son chant nous enseigne. Souffle des arbres, murmure des eaux, écho des esprits. Que l’équilibre demeure.

Le mantra résonna dans l’esprit d’Ella et l’apaisa.

— Je suis… désolée, sanglota-t-elle.

— Se perdre n’est pas une erreur.

Ella releva les yeux, pleine d’espoir.

— À condition de ne pas franchir certaines limites.

La honte empourpra ses joues.

— Le chant de la nature pardonne à ceux qui en sont dignes.

Ces paroles rallumèrent une étincelle en elle. Ewura effleura la marque noire sur son visage.

— Tu as toujours cru que cette marque était une malédiction.

— C’en est une.

— Non. Tu n’es pas maudite.

Ella secoua la tête. Son vieillissement prématuré en était la preuve.

— La nature t’a marquée en te confiant un pouvoir immense. Communier avec les esprits sans rituel est un don.

— C’est faux. Regarde.

Elle désigna ses mèches blanches.

— Ce n’est que le reflet du cercle de la nature.

Elle voulut répliquer, mais se tut. Elle avait toujours cru que son pouvoir et son vieillissement étaient une malédiction. Mais ce n’était que le cycle, la vie et la mort, éternels et inévitables.

— La nature a vu en toi quelqu’un de suffisamment fort pour porter ce pouvoir.

— Pourquoi ? murmura-t-elle.

— Pour accomplir ta destinée.

Ella ne comprenait pas. Son but avait toujours été de briser cette prétendue malédiction.

— Que te permet la marque ?

— Je peux interagir avec les esprits, leur parler, les invoquer, les apaiser… et les manipuler.

Elle n’avait essayé qu’une seule fois de les contrôler. L’esprit s’était rebellé. Elle s’était juré de ne jamais recommencer.

— Tu vois l’Éthéra, tu peux y interagir.

Elle hocha la tête.

— Alors, souviens-toi du cercle de la nature. Pourquoi t’a-t-on confié cette marque ?

Ella réfléchit longuement. Elle entendait les esprits, leurs souffrances, leur détresse. Elle pouvait les soulager.

Le visage de Rose lui revint. Profanée. Son âme prisonnière. Errante. C’était pour elle qu’elle avait suivi Eldan. Mais rien de ce qu’elle avait fait ne l’avait aidée. Il l’avait manipulée, utilisant ses failles.

— Je dois les aider. Je ne peux plus les laisser à sa merci.

Elle devait les protéger. Plus de Rose. Plus d’esprits en errance. Elle avait failli, trahi ses principes. Perdu son identité.

— Je protégerai les esprits et veillerai sur l’Éthéra.

Le chant de la nature faisait partie d’elle. Elle réparerait ses erreurs.

Ella fixa Ewura avec détermination.

— Je rétablirai l’équilibre.

Ewura lui sourit.

— N’oublie jamais qui tu es.

Elle posa sa main sur son épaule, puis disparut dans la nature.