Glossaire disponible dans le prologue

Cycle des Sphères

Année de la Huitième Sphère

Ronde du Reflux des Sables

Olen 24 - Noxen

Ella poursuivit Kaye jusque dans la forêt. À plusieurs reprises, elle manqua de perdre sa trace, mais chaque fois, il ralentissait le pas pour qu’elle puisse le rattraper. Il s’arrêta finalement au cœur de la forêt, là où la terre avait été calcinée en un cercle parfait. Un tapis de cendres parsemé de branches mortes, seul vestige d’une terre autrefois prospère. Au centre de ce cercle noirci se dressait un large tronc d’arbre coupé. Sa surface lisse formait un autel idéal. Des traces sur le bois témoignaient de l’utilisation passée de bougies. Ce lieu avait servi de point de connexion pour invoquer les esprits.

Kaye, toujours couvert de sang, laissa échapper de sa paume la brume caractéristique de son pouvoir. Elle consuma le cercle magique que les nécromanciens avaient tracé avec leur sang, effaçant toute trace de leurs méfaits.

— Tu les as tous décimés, dit Ella, dégoûtée.

— Ils le méritaient.

— Pourquoi l’avoir fait ?

— Ils devaient payer pour ce qu’ils ont fait à mes frères… à moi.

La colère qui brillait dans ses yeux était si intense qu’Ella en perdit ses mots.

— Leurs agissements devaient cesser. Je devais les arrêter.

— Pourquoi ne pas avoir demandé de l’aide, comme Lior l’a fait ? répliqua-t-elle, sans se laisser intimider par la menace qu’il représentait.

— Il a simplement eu la chance de croiser la route de Suri.

— Tu aurais pu avoir cette même chance.

Un rire moqueur lui répondit. Ella sentit son sang se glacer. Cet homme lui faisait peur.

— Tu aurais dû les laisser en vie. Ils auraient répondu de leurs actes devant la justice.

— L’idéalisme de Suri déteint sur toi…

À la mention de sa sœur, Ella s’avança vivement. Elle ne tolérait pas qu’il ait pu se jouer d’elle. Qui pouvait dire quel impact il laisserait dans sa vie ?

— Ne parle plus jamais de Suri. Tu t’es bien servi d’elle. Tout comme tu t’es servi de moi.

— Seul mon prénom était faux avec toi.

— Et c’est censé me consoler ?

Il lui tourna le dos.

— Je disais simplement ça comme ça.

Il termina d’effacer le cercle, et la brume se dissipa.

Ella pensa que Suri aurait été touchée par cette remarque. Qu’elle aurait peut-être même tenté de l’étreindre. Ce n’était pas son cas. À ses yeux, cet homme était un manipulateur et un profiteur. Rien de ce qu’il disait n’avait de valeur.

— Que comptes-tu faire à présent ?

— Brûler cette abbaye maudite, et…

Elle tressaillit.

— … continuer ta quête d’immortalité, compléta-t-elle.

Il sourit en passant devant elle, se dirigeant vers la bâtisse. Son travail ici était terminé. Mais Ella ne pouvait pas le laisser partir. Il avait déjà commis trop d’atrocités. Il en commettrait d’autres. Elle devait agir. Elle devait protéger les esprits de l’Éthéra, et le cercle de la nature.

— Ne peux-tu pas te contenter de la vie que tu as ? De ta longévité ?

Il s’arrêta, soupira.

— Quelle vie ? Quelle longévité ?

Ella se concentra. Elle faisait mine de s’intéresser à ses paroles, mais en vérité, elle gagnait du temps en le forçant à parler.

— Notre essence de vie est une fusion entre le sang de nos pères nécromanciens et des fragments d’âmes des esprits de l’Éthéra. Notre existence est artificielle, privée du lien naturel de la vie.

Ce qu’il décrivait revenait à n’être ni pleinement vivant, ni réellement mort. Ella comprenait ce sentiment.

— Vous autres, vous découvrez le monde à travers vos expériences. Nous, nous portons les souvenirs d’autres, des émotions qui ne nous appartiennent pas. Tu imagines ce que ça fait ?

Elle resta muette. Que pouvait-elle répondre ? Elle ne pouvait qu’écouter. Jamais elle ne comprendrait pleinement ce qu’il ressentait. Personne, hormis ses frères d’infortune, ne le pourrait.

— Aucun de mes frères n’a jamais été désiré. Nous sommes les bâtards de ce monde. Créés pour servir un dessein. Mon existence n’a aucun sens.

— Dans ce cas, pourquoi chercher l’immortalité ?

— Que crois-tu qu’il m’arrivera le jour où je mourrai ?

Ella haussa les épaules, à moitié concentrée sur leurs échanges.

— Mon âme n’est pas comme la vôtre. Elle est incomplète. Je ne rejoindrai probablement jamais l’Éthéra. Je disparaîtrai. Dissous comme les échos qui m’ont façonné.

Le sang sur son visage commençait à sécher, figeant ses traits, mais son regard trahissait la détresse profonde qui l’habitait.

— Je ne suis pas né naturellement, et je ne pourrai jamais avoir de véritable lien avec Quenara. Je sais qu’un jour, mon existence artificielle prendra fin. Et c’est précisément ce que je refuse.

Il parlait en marchant de long en large, prisonnier de ses pensées.

— Je ne cherche pas l’immortalité par goût de la vie que je ne chéris même pas, mais pour éviter cette disparition absolue.

Ella suivait ses gestes du regard, l’oreille attentive. Ils approchaient. Ils répondaient à son appel silencieux.

— Je cherche le moyen de stabiliser mon existence. De devenir un être complet. D’obtenir une âme véritable.

Une larme unique coula de l’œil droit de Kaye. Elle glissa sur sa joue souillée de sang. Il ne l’essuya pas. Elle reflétait la souffrance qu’il portait. Cette lutte acharnée pour ne pas être oublié par le cercle de la nature. Pour ne pas redevenir un simple écho dans l’Éthéra.

Sous leurs pieds, le sol se mit à trembler. Kaye chancela, surpris. Il fixa Ella qui affichait un sourire triomphant.

— Qu’es-tu en train de faire ? l’accusa-t-il.

Elle recula de quelques pas sans le quitter des yeux. D’un geste de la main, des centaines d’esprits s’élevaient depuis la forêt. Ella reconnut ceux avec lesquels elle avait conversé au cimetière. Une petite fille marchait en tête du cortège, accompagnée d’autres âmes. Les larmes montèrent aux yeux d’Ella en reconnaissant Rose. Cette enfant qu’elle avait profanée. La culpabilité lui enserra la gorge.

Elle aperçut aussi l’homme qu’elle avait vu mourir, le synergiste que Kaye avait profané devant elle. Ils étaient tous là. Des dizaines d’esprits errants, incapables de parler, de se souvenir de leur vie passée, de s’orienter.

Tous là, guidés par la force de son esprit, par son appel.

— L’heure de ton jugement est venue.