Glossaire disponible dans le prologue

Cycle des Sphères

Année de la Huitième Sphère

Ronde du Reflux des Sables

Olen 24 - Noxen

Les treize esprits errants passèrent devant Ella. Leur regard était vide. Ils agissaient sans conscience de ce qu'il se passait réellement, de qui ils étaient. Seul l’appel d’Ella résonnait dans leur esprit éteint. Elle les contrôlait, soutenue par les forces de la nature. Une connexion s’était établie, une transmission purement intuitive et spirituelle.

Les esprits se placèrent en cercle autour de Kaye. Leurs mains s’unirent, tissant une barrière invisible. Il tenta de fuir, heurta les esprits pour les faire vaciller. En vain. Ella avait invoqué toute sa puissance dans cet appel, implorant le soutien de la nature. Les esprits en avaient été dotés. Il lui était désormais impossible d’échapper à leur emprise.

— Ella ! Tout ceci est vain ! Tu ne pourras jamais m’arrêter !

Elle observa les visages tourmentés de ceux qui l’encerclaient. Ils étaient la preuve vivante de ses actes. Il les avait condamnés à l’errance pour tenter de combler le vide en lui. Ses intentions avaient peut-être été louables, mais pas au prix d’autres âmes. Ella distingua les traits déformés par la douleur : le visage rond de Rose, le dos voûté d’un vieillard, le regard figé d’un jeune homme, les cicatrices d’une femme.

Ces esprits ne méritaient pas de subir les manques de cet homme. Ils devaient avoir le choix de rejoindre Fénora ou de rester dans l’Éthéra. Quelle que soit la croyance, ce choix leur appartenait.

— Nous sommes prêts.

Virine, l’esprit du cimetière, se tenait à ses côtés. Derrière elle, des centaines d’autres attendaient. Tous rassemblés pour épauler Ella. Ils lui confiaient leur force, leur confiance, pour rétablir l’équilibre.

Ella ferma les yeux. Elle sentit sous ses chaussures le contact de la terre, perçut la présence des arbres, des animaux, du vent soulevant doucement ses cheveux. La nature était partout, dans chaque être, chaque fibre du monde. Elle devait s’y abandonner pour recevoir à son tour. C’était un partage, un lien profond et sacré. Elle perçut la présence des esprits, leur puissance, leur détermination.

Elle tendit les bras et inspira profondément. Elle canalisa la force des esprits, l’accumula, puis s’en servit pour drainer l’énergie de Kaye. Une douleur fulgurante le traversa. Ses jambes fléchirent, son souffle devint erratique, ses mains tremblèrent. La sueur glacée coula en filets sur son front tandis que la vie l’abandonnait.

— Que… fais… tu ?

Aucune réponse ne lui vint. Ella était entièrement absorbée par sa tâche.

Kaye était désormais dépourvu de force vitale. Son énergie flottait au-dessus de lui, vibrante, instable. Ella aurait pu la dissiper et en rester là. Mais les torts étaient trop nombreux. L’équilibre devait être rétabli. Elle divisa l’énergie de Kaye en treize fragments.

— Par le souffle des âmes errantes, par la sève qui unit les mondes, je rends à la terre ce qui lui a été volé. Revenez à vous, retrouvez votre voix. Que la force qu’il vous a prise vous soit rendue et que son pouvoir soit scellé.

Elle redistribua l’énergie à chacune des âmes errantes. Les esprits furent pris de convulsions. La barrière se brisa, mais Kaye, trop faible, ne pouvait plus fuir. Impuissant, il assista à la renaissance de ses victimes.

Leur regard retrouva une étincelle. Ils recouvrèrent la parole, leur identité arrachée leur était enfin rendue. Certains s’inclinèrent devant Ella avant de disparaître dans un soupir apaisé, rejoignant Fénora. D’autres prirent une nouvelle direction, libres de choisir leur destin.

Rose s’approcha et l’enlaça de ses petits bras.

— Merci, souffla-t-elle.

Ella caressa tendrement sa tête, les larmes aux yeux.

— Que va-t-il lui arriver ? demanda Virine en fixant le corps chétif de Kaye.

— Ne vous inquiétez pas. Il ne pourra plus faire de mal.

— Vous en êtes certaine ?

Ella hocha la tête.

— Pendant l’absorption de son essence, il a été aspiré dans l’Éthéra. Il n’a plus d’attache solide à Quenara.

— Est-il mort ? interrogea une voix parmi les esprits.

— Non. Il n’est ni mort ni vivant. Il est devenu un être fantomatique, prisonnier d’une dimension intermédiaire. Il ne peut plus interagir avec les vivants. Nous seuls pouvons le percevoir.

— Peut-il parler ?

— Pas encore. Il le pourra. Mais bien plus tard.

Un silence réconfortant s’installa. La menace était écartée.

— Je vous promets de protéger l’équilibre entre Quenara, l’Éthéra et Fénora. Si vous avez besoin de moi, je serai là.

Les esprits la remercièrent chaleureusement avant de s’éloigner. Ella resta seule avec le corps recroquevillé de Kaye. Un vide étrange l’envahit. Elle avait rendu justice, mais à quel prix ? Kaye n’avait pas été qu’un bourreau. Il avait été aussi une victime. Une part d’elle se demanda s’il n’avait pas mérité une autre destinée.

— Tu devrais t’asseoir.

Une voix douce la tira de ses pensées. Elle se retourna et aperçut les Veilleuses du Chant de Vie.

— L’équilibre est rétabli. Merci, Ella.

La fondatrice Ewura s’inclina avec le plus grand respect, imitée par ses sœurs.

— Le cercle de la nature t’accueille désormais comme l’une des siennes. Ta voix portera l’écho de l’équilibre à préserver. Nous sommes fières de toi.

Un sourire, humide de larmes, illumina le visage d’Ella. Elle avait tant désiré, des Années durant, cet instant. Elle n’avait jamais été seule. Elle avait commis des erreurs, mais c’étaient elles qui lui avaient permis d’accomplir son devoir en ce Noxen. L’équilibre était préservé grâce à elle. Elle avait trouvé sa place dans Quenara.

— Pourquoi êtes-vous ici ? demanda-t-elle en essuyant ses larmes.

— Ton appel a été d’une grande puissance. Nous y avons répondu pour t’aider.

— Suri ?

— Nous l’avons aidée à guider les enfants en ville.

Ella sentit un poids s’envoler de sa poitrine. Elle avait poursuivi Kaye sans vraiment songer à sa sœur. Heureusement, la communauté avait veillé sur elle.

— Nous avons également fouillé l’abbaye pour récupérer ce qui pourrait servir, et brûlé le reste.

Ella leva les yeux vers le ciel. Une épaisse fumée noire voilait les étoiles. Une odeur de cendres persistait dans l’air. Tout son être avait été absorbé par le rituel, à tel point qu’elle n’avait perçu aucun mouvement autour d’elle.

Soudain, une pluie torrentielle s’abattit. Elle fit retomber la fumée, creusant des flaques sombres dans le sol meurtri.

L’épuisement la rattrapa. Elle dut s’asseoir sur le tronc coupé, au centre du cercle calciné. Un sourire étira ses lèvres. C’était terminé. Elle avait agi pour le bien de tous. Contribué à l’harmonie du cercle de la nature.

Elle porta une mèche de cheveux devant ses yeux et remarqua sa teinte violette. L’énergie qu’elle avait puisée et redistribuée aurait dû la consumer davantage. Pourtant, elle ne ressentait qu’une fatigue passagère. Son reflet dans une flaque ne montrait aucun signe de vieillissement prématuré.

Elle croisa le regard d’Ewura, qui lui adressa un sourire complice et un clin d’œil. Une intuition traversa Ella. Avait-elle reçu une bénédiction ? Un sceau invisible posé sur elle en reconnaissance de son engagement ? Un sort de protection, peut-être.

Qu’importait. Elle leur rendit leur sourire, le cœur apaisé. Elle avait trouvé sa place.

L’épuisement l’emporta. Elle ferma les yeux et se laissa bercer par le souffle du vent, le murmure des esprits et le crépitement du bois encore chaud sous ses pieds.

Le Noxen s’étendait, et avec lui, une nouvelle ère.