TERRES PERIPHERIQUES
DOMAINE DU SUD
AUBERGE DU CHENAL
Suerv tordit son nez aquilin. Des relents de vinasse, de viande séchée et de tabac froid empuantissaient la chambre en désordre. Une curieuse odeur florale perçait timidement sans parvenir à s’imposer. Elle jeta un œil discret sur la partie gauche de la pièce et aperçut un baquet d’eau fumante. Une serviette humide pendait à ses côtés. Elle fit la moue et scruta le fond de la chambre. Un corps de taille bien supérieure à la moyenne gisait sur un lit fatigué.
Nu, les bras en croix, Hakrestil ronflait bruyamment. Sa large poitrine couverte de tatouages et de cicatrices se soulevait et s’abaissait dans un mouvement régulier. Un armacier à la crosse zébrée de rouge et de noir était posé non loin du lit contre une poutre, prêt d’un tas de vêtements jetés en vrac.
D’un pas félin, Suerv s’approcha, un pichet d’eau dans une main et ses bottes cloutées dans une autre. Elle tira un tabouret près du lit, grimpa dessus, leva bien haut le pichet et le renversa généreusement sur le visage soudain irrité du colosse.
Celui-ci émit un grognement d’ours et, furieux, balança ses poings dans le vide. Il gesticula un petit moment, le temps de se rendre compte de l’inanité de ses gestes. Sortant péniblement du sommeil, il se frotta les yeux, hébété, pâteux. Ce n’était pas un mauvais rêve mais une piètre réalité.
Assise sur le tabouret, Suerv rechaussait ses bottes, impassible. Il attendit, la lèvre sèche et gonflée, comme fasciné par l’œil mauve de la jeune femme. Ou plutôt son œil vert. Les deux en vérité. Plus exactement le contraste des deux. Le mauve avait la douceur de la plume et le vert la dureté du marbre. Chaque fois qu’il croisait ce regard, il ne pouvait s’en détacher. Crainte et fascination s’étaient bousculées la première fois qu’il avait rencontré la mercenaire. Aucun des deux sentiments n’avait réussi à s’imposer. Il avait vu en elle tour à tour une fée et une gorgone. Et pensait depuis qu’elle devait être les deux à la fois.
Elle étira ses jambes musclées et bondit sur ses pieds, le regard sévère. Soudain gêné, Hakrestil voulut ramener précipitamment la couverture à hauteur de son nombril et, devant l’absence du linge escompté, arracha une poignée de paille qui dépassait du matelas défoncé.
– Je… heu… je peux tout expliquer, Suerv, cette femme que tu vois là n’est pas…
– Hakrestil …
– Quoi ?
– T’es tout seul.
– Hein ?
Hagard, il inspecta le lit de fond en comble. La mercenaire secoua la tĂŞte.
– 'Y a rien sous ton matelas à part des cafards. Je me demande bien ce que tu tenais à m’expliquer. Sauf erreur, nous ne sommes pas mariés. Ni amants. Ni rien. Rêve pas. Juste des associés. Je viens juste te…
– C’est extraordinaire, quand même, je te jure qu’il y avait une femme ici. Je suis désolé, tu sais, mais ce n’est pas ce que tu crois, je…
Il reçut sans sommation le fond du pichet en pleine face.
– Ahhh… Dans mes souvenirs, elle était blonde, avec d’énormes…
Le pichet manqua s’écraser sur le coin droit de son crâne.
– … taches de rousseur sur le nez et…
– Quand tu seras prêt, rejoins-moi dans la cour de l’auberge.
Au ton sec succéda immédiatement un claquement de porte énervé.
Il l’entendit descendre l’escalier d’un pas cadencé et soupira.
« Quand apprendras-tu, quand apprendras-tu… »
Il se massa les tempes, ramassa un bout de miroir brisé et contempla avec dégoût la mine défraîchie de son visage mâché où frisottait une barbe au poil anarchique. Il croisa son regard, deux petites fentes rouges et noires cernées par la fatigue, et souffla.
« Putain de gueule de bois. Tu t'laisses aller mon vieux, tu t’laisses aller… Un beau gosse comme toi. Mâchoire carrée, gueule burinée, une cicatrice d’enfer… Ouais d’accord, t’as le nez cassé et alors ? Elle doit te haïr, c’est sûr. »
Il prit une grande inspiration, quitta sa couche, souleva le baquet d’eau fumante et le renversa sur sa tête en beuglant. Puis, du tas d’affaires en vrac extirpa un coupe-chou aiguisé.
Lorsqu’il eut fini ses ablutions, il s’habilla rapidement et descendit dans la salle de l’auberge en sifflotant.
Arrivé en bas, il pila net devant le comptoir et cessa de siffler. L’aubergiste l’attendait, bras croisés, le regard inamical. Hakrestil se tourna du côté de la salle et fit la grimace.
La soirée avait été particulièrement arrosée hier. Le spectacle désolant d’une pièce dévastée au mobilier ravagé venait de faire resurgir quelques souvenirs peu glorieux. On boit quelques verres, on fraternise, on joue, fait des paris, boit d’autres verres, perd, s’insulte, en vient aux mains. On a une réputation à tenir. Les amis d’un soir deviennent les ennemis du soir.
Hakrestil s’approcha du comptoir et arbora son plus beau sourire. Le tenancier pointa son armacier, peu sensible au charme dentaire du colosse.
– Eh bien l’ami, dit-il en reculant légèrement, ton établissement mérite d’être connu. On y mange bien, on y boit copieusement, la literie n’a pas trop d'punaises, les filles sont…
L’aubergiste activa son armacier, un rictus mauvais sur les lèvres.
Le colosse se frappa le front du plat de sa main.
– Une fille remarquable… Et le père l’est encore plus, s’empressa-t-il d’ajouter alors que l’aubergiste levait son arme. Tenez, de quoi régler ma note et acheter du nouveau mobilier…
Il avait sorti quelques pièces de sa bourse et espérait s’en tirer à bon compte. L’immobilisme de l’aubergiste et la lumière rouge de l'armacier lui indiquaient que non. Il serra les dents et lui remit l’intégralité de sa bourse.
L’aubergiste tendit une main méprisante, glissa l’argent dans sa poche et alla prier le colosse d’aller se faire pendre ailleurs. Hakrestil sortit en trombe de l’auberge, son paquetage sur l’épaule.
Dans la cour, Suerv discutait avec deux hommes à la mine patibulaire et renfrognée. L’un d’eux, trapu, presque cubique et totalement chauve répondait au sobriquet de Le Croc et l’autre, un grand maigre un peu courbé nanti d’une cicatrice en forme de poire sur la joue gauche portait le nom de Fig.
Hakrestil écarta les bras, tout sourire.
– Je vois que tous mes associés sont là , c’est parfait !
Il passa devant Suerv, qui le fusilla du regard. Fig et Le Croc dévoilèrent leurs chicots, goguenards.
– Pendant que certains fumistes festoyaient, je nous ai trouvé du travail.
Hakrestil émit un sifflement admiratif, le visage radieux.
— Suerv, tu es la meilleure. J’ai eu le nez fin en t’engageant dans mon équipe.
Médusée, la mercenaire regretta de ne pas avoir emporté de pichet.
– Tu veux que je te rappelle comment cette « équipe » s’est formée ?
– Ça va Suerv, il te taquine, intervint Le Croc. On sait bien que c’est toi le boss, va…
– Ben, je croyais que c’était Hakri…
– Ta gueule Fig ! On t’a pas sonné, espèce de…
– Espèce de quoi ? S’emporta l’interpellé, l’œil mauvais.
– Espèce de gars-qui-devrait-la-fermer-une-bonne-fois-pour-toute !
– Ah ouais, et qui c’est qui va…
Hakrestil soupira.
– Allons, allons, calmons-nous, je…
Il s’avança vers Suerv, qui eut un mouvement de recul et se tint sur ses gardes.
– Inutile de sortir ton armacier, Suerv, je… heu… je m’excuse. Voilà . Je m’excuse… heu… pour ce que j’ai dit. Ce n’était pas très malin.
Fig et Le Croc se regardèrent, aussi décontenancés que la mercenaire.
– Ben ça alors, t’es…
– N’en parlons plus, coupa Hakrestil en se raclant la gorge. Tu nous as trouvé du travail, parfait. Un peu d’action ne peut pas nous faire de mal. Ainsi qu’à nos bourses.
Fig et Le Croc opinèrent du chef, sans se départirent de leurs sourires goguenards.
– Alors, de quoi s’agit-il ?
Suerv les observa un par un, songeuse, ouvrit la bouche, la referma puis se lança.
L’opération commanditée était une capture. Autrement dit, il s’agissait d’enlever une personne pour le compte d’une autre. La « cible » se trouvait du côté des Bois sombres. Il devait la prendre vivante et la ramener au client dans les plus brefs délais. Plus tôt ils rapporteraient le colis, plus grande serait la récompense.
Lorsque Suerv annonça le montant escompté, ils en restèrent bouche bée. Fig et Le Croc voulurent partir sur le champ pour les Bois Sombres. Suerv leur rappela qu’ils n’avaient pas encore de plan. Elle se tourna vers Hakrestil.
– J’ai fait ma part du boulot. À toi.
Le colosse se caressa le menton fraîchement rasé ou saillait une fossette balafrée.
– De toute évidence, la cible n’est pas n’importe qui. On t’a dit qui… ?
– Non. On ne doit pas savoir. Ni pourquoi. Ça fait partie du contrat. On emballe et on livre. C’est tout.
– Et ton client, il a un nom ?
– Il souhaite rester anonyme. Ça fait…
– Partie du contrat. Ouais. Je vois.
– Ça te pose un problème ?
– Je n’aime pas ça.
Suerv mit les mains sur ses hanches et planta ses yeux vairons dans ceux du colosse.
– C’est quoi ces délicatesses de chat ? Nous n’avons pas à aimer ou pas aimer ! C’est notre boulot, notre gagne-pain. Nous l’avons choisi. T’as oublié ? Si ça ne te plaît pas, tu peux toujours retourner…
– Du calme Suerv, du calme. Je n’ai pas dit que je ne voulais pas, j’ai dit que ça ne me plaisait pas. Nuance. De toute façon, je n’ai pas le choix. Je suis à sec, endetté, et une somme pareille – si du moins ce n’est pas une blague – ça ne se refuse pas.
– Ah la bonne heure ! J’ai cru un instant que tu allais te dégonfler… Alors, on s’y prend comment ?
– Minute papillon, intervint Fig. Comment ça : t’es à sec ? Et le pognon que je t’ai filé, il est où ? Tu m’as bien dit que ça allait faire des petits, non, que t'allais… heu… investir, c’est ça ? Investir dans un truc qui allait nous enrichir, non ?
Le Croc secoua la tĂŞte en ricanant.
– Tu lui as filé ton oseille ? T’es givré mon pauvre Fig ! Il a dû tout claquer en jeu et en gaudriole, hein Hakri ?
L’interpellé croisa les bras et fit la moue.
– Il se trouve que j’ai tout misé sur une affaire en or mais dont j’avais mal apprécié les risques. Et j’ai tout perdu. C’est la dure loi des affaires. J’ai tout perdu, mais j’en ressors grandi. Car j’ai appris, vois-tu Fig. Les expériences malheureuses nous apprennent beaucoup plus que les expériences heureuses.
Fig le regarda, les pupilles en boulets de canon.
– Et mon poing dans ta gueule, ça va t’apprendre des choses, espèces de…
Suerv s’interposa et brandit son armacier sous la trogne écarlate de Fig.
– Les premiers qui se bastonnent je les refroidis, c’est compris ?! Nous avons un contrat à remplir et plus on cause moins on a de chance d’empocher l’argent, c’est clair, ça ?! Alors, vos différends, vous les réglerez plus tard. Tout le monde est fauché, non ? Alors activez-vous ! C’est quoi ton plan, Monsieur panier percé ?
Hakrestil ne releva pas la pique. Il prit un air espiègle et se frotta les mains.
– Ce dont nous avons besoin, c’est d’un bon filet.
Le Croc lâcha le bout de tabac qu’il mâchouillait et explosa.
– Ah non, ça va pas recommencer !
– C’est un maniaque ce type, renchérit Fig, l’œil torve.
Hakrestil bomba torse et biceps et toisa ses acolytes.
– La technique du filet est une bonne technique. Elle a fait ses preuves.
– En tant que technique foireuse, cracha Le Croc.
– Le sieur Le Croc devrait s’abstenir de la ramener, rapport à son rôle dans la foirade. S’assurer de trouver un filet solide, c’était ta mission, non ?
– Et le sieur Hakrestil aurait pu me prévenir que la cible faisait plus de cent kilos !
– T’as déjà vu un Cimrol des plaines de moins de cent kilos ?
– Comment j'pouvais deviner que c’était un Cimrol des plaines ? T’as juste dit : « un machin adipeux court sur pattes qui refoule à trois kilomètres. »
– C’est vrai ça, ç’aurait pu être ta mère !
– De toute évidence, coupa Suerv, vous avez un vieux contentieux. Je ne sais pas comment vous procédiez auparavant et je m’en fiche. Je ne veux pas d’accroc. Du travail de pro. Suis-je clair ?
– Très. C’est également mon credo. Nous allons préparer ça recta. Vu vous autres ?
Fig et Le Croc grommelèrent quelques insultes.
Suerv agrippa le bras du colosse.
– Dis-moi Hakrestil, ils n’ont pas l’air convaincu par ton plan. Je ne veux pas de foirade sur ce coup.
– Et moi, tu crois que j’en veux ? Avec cette petite fortune à la clef ?
Devant sa mine circonspecte, il engagea un sourire rassurant et lui tapota l’épaule.
– Fais-moi confiance. Capture sur mesure ! N’est-on pas la meilleure équipe de mercenaires jamais constituée ? Peut-être qu’un jour on chantera nos exploits et les riches Cytarks afflueront pour louer nos services !
Suerv secoua la tête, un rictus ironique sur ses lèvres charnues.
– Nos exploits ? Tu délires mon vieux. Nous sommes des mercenaires, des parias, des moins que rien. Personne ne veut entendre parler de nous ! Regarde-nous bien Hakrestil, regarde-nous bien, et pas à travers un miroir déformant. Nous sommes de la pourriture, offerts aux plus offrants… Tu rêves de servir les puissants ? C’est ça ton ultime ambition ? C’est ce que t’appelles être un héros ? Personne ne chantera jamais ni nos exploits ni nos louanges. Nous sommes tous les quatre passés par la case prison. Nos faits d’arme, c’est ça. Mercenaire, c’est tout ce qu’on a trouvé pour survivre. C’était dans nos cordes. Et encore… Nous n’aurons jamais de considération. Tu vois nos tatouages dans nos cous, nos numéros de forçats ? C’est indélébile. On nous a marqués comme des bêtes pour qu’on n’oublie pas… que nous sommes des bêtes ! Tu sais la seule chance que nous avons eue dans l’existence ? C’est de ne pas finir dans le Horlech. Alors, garde pour toi tes contes pour enfant. Assure, c’est tout.
Hakrestil avait écouté la diatribe de son associée, la lèvre boudeuse.
– Tu sais quoi, Suerv, je sais ce que tu es, en définitive. Une pessimiste. Voilà , c’est ça : une pessimiste.
– Non, une réaliste, soupira la mercenaire.
– Peuh ! Tu vois toujours tout en noir.
– Je vois le monde tel qu’il est : une saloperie. Du chiendent à mastiquer au quotidien.
– Ah ! Qu’est-ce que je disais : une pessimiste…
– Dis-moi, Hakrestil, c’est congénital, ton idiotie ou…
– Tu peux prendre ça de haut, Suerv, mais j’ai juste une façon de voir les choses plus optimiste que la tienne.
– Et alors, ricana-t-elle, ça te vient d’où, cet « optimisme » ?
– Eh bien, puisque ça t’intéresse, c’est à la suite d’un de mes séjours en taule… Il y avait là un homme, une sorte de prêtre qui, infatigable, prêchait la bonne parole de l’Ordre céleste. La plupart des taulards se foutaient de lui. Mais il continuait, imperturbable, toujours un sourire aux lèvres. Au départ, je l’ai trouvé stupide, comme tout le monde. Et puis, il a fini par titiller ma curiosité. Il ne se souciait pas des moqueries et continuait à croire qu’il pouvait comme il disait « sauver nos âmes » ou simplement nous apporter un peu de réconfort, de sérénité. J’ai trouvé ça très fort. Tu comprends ?
– Non. Ne me dis pas que tu t’es converti à ces foutaises ?
– Bien sûr que non. Mais je me suis demandé comment c’était possible. Comment ça marchait. Sa conviction. Alors, je lui ai parlé. Il m’a dit que c’était une question de foi. Et je me suis dit qu’il fallait que j’en aie, que ça me rendrait peut-être plus fort. Que ça me permettrait de continuer mon chemin, quoi qu’il arrive. Je ne crois pas aux fariboles de l’Ordre céleste. Il me fallait autre chose en quoi croire. Voilà , Suerv : j’ai foi en ce que nous faisons. Et nous pouvons nous améliorer. C’est le chemin que je choisis. Et j’essaie d’être positif. Pas sage, ni pieu, d’accord, mais positif. Mais bon tout ça, ça me regarde… Le temps presse. Allez, fais-moi confiance, tout ce dont j’ai besoin pour ce coup, c’est d’un bon filet.

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