Je l'ai trouvée dans la cuisine, agenouillée devant le frigo ouvert, les mains pleines de cerises noires, les yeux rouges d'avoir pleuré.

La Bête.

Elle vit avec moi.

Elle ne paie pas le loyer, mais elle prend tout l'espace.

Je n'entends presque jamais sa voix. Quand elle se manifeste, c'est pour rire, et son rire, c'est le bruit que fait mon souffle quand il se retourne contre moi.

Elle me suit partout.

Quand je me lave, elle boit l'eau du fond de la baignoire.

Quand je mange, elle fait semblant d'être rassasiée. Puis elle gratte, gratte à l'intérieur, jusqu'à ce que je ne sache plus si c'est la faim ou la honte qui serre. Et quand je pense... ah, quand je pense...

Quand je pense, je nourris la Bête.

Elle se redresse, lèche ses griffes mentales, s'adosse à ma colonne vertébrale et chuchote : Encore.

Elle aime les pensées en spirale, les souvenirs décomposés, les rêves où je me noie dans un bol de soupe tiède en criant : Maman.

Elle ronge. Elle digère. Elle grossit.

Et quand je nourris la Bête, la Bête me mange.

Pas d'une traite. Non.

Elle commence par les choses que personne ne voit :

Mon courage.

Mon humour.

Ma façon de marcher sans me demander si je dérange.

Elle se lèche les babines de mes élans.

Je deviens fine, translucide, presque écho.

Un jour, je tends la main vers le miroir, et c'est sa griffe qui me répond.

J'ai voulu la tuer. Une fois.

Je me suis enfermée dans le placard, sans rien penser pendant six heures.

Mais elle s'est assise dehors, a gratté doucement la porte, a chanté la comptine de mon enfance à l'envers.

Finalement, j'ai ouvert.

J'avais faim.

Elle aussi.

Alors je lui ai donné un bout de moi, comme on donne un biscuit à un chien pour qu'il nous aime.

Mais la Bête n'aime rien. Elle consomme. Elle rumine.

Quand je pense, je nourris la Bête. Et quand je nourris la Bête, la Bête me mange.

Je n'ai jamais su où la Bête commence et où je finis.

Parfois, je me demande si, sans elle, il me resterait encore quelque chose à nourrir.