Le visage de Lily est un mélange d’embarras – ses joues rosissent à vue d’œil – et de frustration. Je n’ai pas compris toute son histoire, à part le fait qu’elle ait besoin de se marier pour garder… ou récupérer la propriété de sa boutique. Ce que je trouve très étrange, quand même. Qui décide ça ?

- OK, tu veux bien reprendre du début, Titi, s’il te plaît ? Pourquoi c’est ton mari qui doit hérité de ta boutique ?

- Mon grand-père était très, très conservateur. Du coup il a mis une clause dans son testament qui dit que l’ancienne boulangerie de son père, mon arrière-grand-père, ne pourra être légué qu’à mon époux, un an après la réouverture.

- Il a eu le droit de faire ça ?

- Apparemment, soupire-t-elle en passant les mains sur son visage.

- Et si t’es pas mariée ?

- C’est un neveu au deuxième degré de mon grand-père qui récupérera l’immeuble.

- Je suppose que tu ne le connais pas ?

Lily secoue négativement la tête. Qu’est-ce que c’est que cette histoire digne d’un drama… Je scrute mon éternelle rivale, dans l’espoir qu’elle soit juste en train de se foutre de moi, mais elle a des cernes sous les yeux, ses lèvres sont abîmées comme si elle se les était mordues à répétition à cause du stress…

- C’est ta seule option ? Le testament est pas contestable ?

- Si je le conteste, je perds le droit d’hériter. Si je ne suis pas mariée en septembre, je risque de me retrouver face à quelqu’un qui ne voudra pas me laisser continuer mon business, qui ne voudra peut-être même pas me vendre l’immeuble… non pas que j’ai les moyens de le racheter de toute façon. Je t’avoue que je préfère signer des papiers dans une mairie pour sept ou huit mois et bien dormir la nuit plutôt que de continuer à vivre dans l’angoisse.

Je ne réponds rien, et prends le temps de traiter toutes les informations qu’elle vient de me donner. Je suis content de ne jamais avoir à rencontrer son grand-père. C’est quoi cette idée de ne léguer son bien qu’au mari de sa petite fille et pas à elle directement ? C’est n’importe quoi. Je comprends aussi pourquoi elle ne peut pas demander à Kyle ; connaissant Oliver, ils ne seront jamais divorcés d’ici septembre.

- Tu m’as choisi comme époux potentiel, alors ? lui dis-je, moqueur, essayant de la faire sourire.

Sans surprise, son expression reprend l’air blasé et agacé que je lui connais, et je lui souris en me penchant vers elle.

- J’suis flatté, tu sais. Je savais déjà que j’étais l’homme idéal, et là, même toi, tu l’avoues…

- J’avoue rien du tout, Rominet, lâche-t-elle, fronçant les sourcils. On descend de ses grands chevaux. Je te demande cette faveur uniquement parce que Zoé et Kyle pensent que c’est une bonne idée. Il a fallu beaucoup de persuasion pour que je l’envisage, crois-moi.

- Je n’en doute pas. Mais je ne raterais jamais une occasion de te taquiner, Titi. C’est ce qui me donne envie de me lever le matin.

- Tu me fatigues. Tu sais quoi, oublie ma demande, je vais suivre l’autre idée de Zoé, dit-elle tout en se levant de la chaise, mais j’attrape son poignet pour l’arrêter et la faire se rasseoir.

- Je rigole, Lily. C’est quoi l’autre idée de Zoé ? Elle a pas toujours des bonnes idées…

- Payer un escort.

- Heh, ouais. Tu fais pas ça. Je vais t’aider.

- T’es sérieux ?

Elle plisse les yeux dans ma direction, sûrement pour vérifier si je suis sincère. J’entends dans le ton de sa voix que, même si je l’agace, elle est aussi tellement stressée et fatiguée par cette situation que ma réponse est probablement son dernier espoir.

- Oui, Titi. Je suis sérieux. J’accepte ta demande en mariage, même si elle est franchement pas géniale, je suis sûr que tu peux mieux faire.

- Vous allez vous marier ?

- Oh putain ! Simon, sursauté-je. T’es trop discret, gamin.

- Bonjour professeur, bonjour Lily. Je croyais que vous sortiez pas ensemble ?

- Pourquoi ? Tu es intéressé par ta boss, c’est ça ? tenté-je de le taquiner, sans succès, il est imperturbable, ce gosse.

- Non, c’est juste que j’avais demandé à Lily quand j’ai entendu les rumeurs à la fac… et elle m’avait dit que non.

- Les rumeurs ? Quelles rumeurs ?

Lily est autant surprise que moi. Bon, je sais que je suis la cible de rumeurs, comme une grande majorité des professeurs de l’université. Mais j’ignorais que certaines concernent Lily et notre relation amoureuse inexistante. Simon nous regarde tour à tour, et vérifie que personne n’attend à la caisse – il doit avoir pris son service, remplaçant Patty.

- Vous saviez pas ? Sérieux ? Toute la fac raconte que vous êtes en couple depuis plus de dix ans, depuis que vous êtes enfants limite. Et que c’est pour ça que le professeur Sylvester vient ici aussi souvent. J’ai même déjà entendu des profs en parler.

- Quoi ?

- Y a même une photo.

- Une photo ?

Simon sort son téléphone de la poche arrière de son jean et cherche une bonne minute dans son téléphone. Il le tourne ensuite vers nous, et… Je vais tuer tous mes anciens camarades doctorants. Quelqu’un a pris une photo la seule et unique fois où Lily et moi avons été assez intimes pour être pris pour un couple : il a sept ans, pendant le gala de fin d’année lors de ma première année de doctorat – je n’ai jamais assisté aux autres éditions. On nous voit nous embrassant sous une branche de gui.

- Ah…

- C’est ta première réaction ? Sérieux ?

- Qu’est-ce que tu veux que je dise d’autre… ils l’ont pas inventé la photo, dit Lily. J’étais là, je te rappelle. C’est moi, la personne en robe que t’as embrassé.

- Oui, bon… Simon, elle est sur quel réseau social, cette photo ? Tu sais qui l’a postée ?

- Elle est pas sur des réseaux, elle est juste transmise de temps en temps sur des groupes de conversation entre élèves. C’est jamais la même personne. Sur quatre groupes d’études dans lesquels je suis, je l’ai reçu cinq fois.

- Va falloir que j’en parle à l’administration, soupiré-je. Merci pour l’info, Simon.

- De rien, hausse-t-il les épaules. Du coup, vous allez vous marier ? Ça choquera personne si vous vous marriez, parce que tout le monde vous croit ensemble… mais pourquoi, du coup, si vous êtes pas vraiment en couple ?

Simon n’a pas le temps de continuer son interrogatoire, la sonnerie de la porte d’entrée retentit et il retourne à son poste. Je me tourne vers Lily, qui a les coudes sur la table et mains jointes devant son visage, elle semble réfléchir intensément.

- Qu’est-ce qu’il y a ?

- Tu savais vraiment pas que cette rumeur existait ?

- Je te garantie que non. Les rumeurs sur moi ne me dérangent pas, mais si j’avais su que tu en faisait les frais, j’aurais arrêté le délire très vite.

- Tu vas démentir ?

Je ne réponds pas tout de suite et évalue son expression. Si elle me pose cette question, c’est qu’elle a une idée derrière la tête. Et je ne suis pas sûr que ça soit une bonne idée. Je crois que je vois où elle veut en venir ; ça serait parfait pour son problème qu’on soit considéré comme un couple officiel depuis des années par tout mon lieu de travail.

- Tu veux que je corrobore ?

- Non, pas nécessairement… commence-t-elle. T’es vraiment d’accord pour hériter de Cookie Dough ? Après les délais légaux, tu me donnes la propriété, et après on divorce ? C’est une question de quelques mois… huit, peut-être neuf ?

- Je t’ai déjà dit que je signerais les papiers, Titi. Je ne vais pas revenir sur ma réponse. Mais je voudrais quelque chose en retour. C’est donnant-donnant, tu t’en doutes.

- Tu veux quoi ? demande-t-elle sur la défensive.

- Je sais pas encore, on peut le mettre sur ta note en attendant. Mais tu veux que je fasse quoi avec la rumeur, exactement ?

- Est-ce que tu pourrais juste… l’ignorer ? Tu peux voir pour faire supprimer la photo, c’est glauque. Mais… juste pas répondre à la rumeur ? Je sais pas à quel point je vais devoir prouver la véracité de notre mariage, alors quelques centaines de personnes convaincues qu’on est « vrais », ça pourrait être utile.

J’acquiesce, la rumeur ne me dérange pas à proprement parler. Et son existence explique d’ailleurs bien des choses. Je pensais que certains professeurs avec qui j’ai travaillé étaient sur le point de m’inviter à sortir, mais aucun ne l’avait fait. Je ne suis pourtant pas le dernier à user de mon charme, et je n’ai jamais mis de stop à leurs avances insinuées. S’ils ont entendu la rumeur entre Lily et moi, ça explique tout.

- OK. C’est toi qui vois, Titi. Du coup… on s’organise comment pour le mariage ?

- Je sais pas encore. Je pensais pas que t’accepterais. Je sais même pas de quels documents ont a besoin pour remplir la paperasse.

- Sûrement des actes de naissance, et les papiers de mon adoption pour moi. Il nous faut des témoins, aussi, je pense. Tu vas demander à Zoé ?

- Et Sylvia. Toi, tu en parles à personne d’autre que Kyle, OK ?

- Cheffe, oui, cheffe. Tout sera fait en catimini selon vos dires, qīn ài de.

Lily me lance un regard blasé, mais ses traits se sont détendus. Un sourire étire ses lèvres, et ses yeux ont retrouvé la lueur qu’ils ont habituellement. Elle me dit simplement qu’elle me recontactera lorsqu’elle en saura plus sur les procédures, et retourne en cuisine. Je la regarde disparaître derrière le comptoir, avant de retourner à mon café, désormais froid, et mon roman. Mais je n’arrive pas à lire. Je n’arrête pas de revenir aux derniers instants lunaires que je viens de vivre. Dans quoi est-ce que je me suis embarqué, exactement ? Parce que ça ne peut pas être aussi simple que de signer un papier dans une mairie.

C’est jamais aussi simple.