À peine nous ai-je isolés du reste des invités que Lily se retourne vers moi, les yeux aussi ronds que ceux d’une biche prise dans les phares d’une voiture. Et j’ai très envie de rire. Je ne le fais pas, mais je laisse quand même s’échapper un sourire en coin. Je m’adosse à la porte fermée, croisant mes chevilles et plonge mes mains dans mes poches. Je ne quitte pas Lily du regard.

Elle commence à faire les cent pas dans la petite pièce. Sans le vouloir, nous nous sommes habillés de manière accordée. Elle porte une robe courte et fluide, de la même teinte de crème que mon pantalon. Et un gilet en grosse laine blanche recouvre ses bras nus. Elle a attaché ses longs cheveux blonds en une natte qui repose sur son épaule droite. Malgré moi, mes yeux tombent sur la bague qui tient parfaitement à son annulaire.

- Elle te plaît ?

Lily arrête de marcher et me regarde comme si j’étais le pire des fous. Elle ne l’aime pas ? On n’avait pas vraiment prévu de porter des alliances. Je ne sais pas pourquoi j’ai acheté cette bague de fiançailles. Je n’en avais pas l’intention. Mais quand je suis passé devant la vitrine de cette petite bijouterie artisanale, j’ai vu le lotus en diamant et… je ne sais pas.

- Dis-moi que c’est de l’aluminium peint et des strass.

- Je crois qu’on dit or blanc et diamant. Il faut que tu revois tes pierres précieuses et tes métaux, Titi.

Elle secoue vivement la tête et commence à enlever la bague de sa main tout en se rapprochant de moi à grands pas.

- Je peux pas accepter ça, Gray. Je peux pas. T’as payé ça combien, hein ? Je te dois déjà beaucoup d’avoir accepter de m’aider, plus ta prestation de tout à l’heure qui m’a sauvé la vie… je peux pas, en plus, accepter une bague qui vaut bien plus que–

- Respire, Titi, respire, dis-je en posant mes mains sur ses épaules, puis en les faisant glisser jusqu’à ses mains. Vois la bague comme l’accumulation de tous les cadeaux d’anniversaire que je ne t’ai jamais fait.

Je prends l’anneau et le glisse une nouvelle fois, délicatement, sur son annulaire. Elle lui va toujours aussi bien. Je suis assez content de moi d’avoir bien gérer la taille de la bague. Parce que je l’ai totalement estimé, et si j’avais été à côté, mon excuse de tout à l’heure aurait été beaucoup moins plausible.

- Tu essaies de me dire que je te dois aussi l’équivalent de quinze ans de cadeaux d’anniversaire ?

- Je dirais pas non ! Si ça peut être sous forme de billets. Je prends aussi les chèques et les virements bancaires.

Les yeux de Lily se plissent une demi seconde avant que son poing ne vienne s’écraser sur mon bras, avec la force d’un papillon. Je fais semblant d’avoir mal, avant d’exploser de rire. Lily, elle, croise les bras et baisse la tête pour regarder la bague à son doigt.

- Plus sérieusement, Titi… Elle te plaît ou pas ?

- Elle est magnifique, répond-elle en relevant ses yeux bleus sur moi. Merci, Gray…

Je sens une émotion, dont je ne souhaite pas, poindre le bout de son nez. Il est temps de désamorcer la situation. Je plaque un sourire narquois sur mes lèvres et ébouriffe ses cheveux comme si ma vie en dépendait, me valant d’autres tapes et des grognements de la part de Lily. Je ne m’arrête pas pour autant, défaisant presque complètement sa natte.

- Bordel, Rominet, tu me soûles ! s’agace-t-elle en s’éloignant d’un pas, tentant de replacer ses mèches de cheveux défaites.

- Je sais, c’est ce que je fais de mieux. Parfait, il manque un petit suçon juste là, dis-je en pointant sa clavicule du doigt, et on a l’excuse idéale pour notre absence.

- Essaie pour voir, lâche-t-elle. Je plaiderais la légitime défense.

Je ne peux pas empêcher mes lèvres de s’étirer plus encore. Son ton n’est pas sérieux. Non pas parce qu’elle ne le ferait pas – tout au contraire, elle est largement capable de prendre le dessus sur moi, mais parce qu’elle sait que je ne l’attaquerais jamais ainsi. Si nous ne sommes pas exactement amis, j’ai autant confiance en elle qu’elle a confiance en moi. Je n’ai pas vraiment de raison de le croire… mais je le sais. C’est comme ça.

Lily a défait complètement sa natte et brosse ses cheveux à l’aide de ses doigts. Bien qu’elle n’ait aucun miroir à disposition, elle refait les croisements de mèches avec expertise. Une fois l’élastique sécurisé au bout de la tresse, elle se tourne complètement vers moi, mains sur les hanches, et me regarde avec sérieux.

- Pierre.

- Moi, c’est Gray.

- Commence pas…

- Pierre, le type qui me regardait comme si j’étais une théorie du complot sur pattes ? C’est lui le neveu au je sais plus combientième degré de ton grand-père. Ta mère m’a dit. Enfin… Zoé m’a dit.

- Hein ?

- Tu t’es pas demandé pourquoi j’ai débarqué à un repas de famille dont tu m’as jamais parlé ? me moqué-je. Quand ta mère a découvert que Pierre était là, elle a appelé Zoé, qui m’a ensuite harceler d’appels. J’étais en plein dans les travaux de la maison, j’ai pas entendu le téléphone tout de suite ; elle m’a insurgé de venir à ta rescousse.

- T’as une maison ?

- J’ai une maison, mais elle est en gros travaux. J’y habite pas vraiment, j’y fais plutôt du camping. Il serait judicieux qu’on dise à ta famille que je vis chez toi, soit dit en passant. Et qu’on a acheté une maison que je retape. Sinon, ça va être bizarre qu’on vive pas ensemble. Surtout si on est techniquement en couple depuis huit ans.

- Tu l’as sorti d’où, ça, d’ailleurs ?

- Ça fait à peu près ça depuis la soirée de gala pendant ma première année de doctorat, non ?

- Oui… oui, ça doit être ça. Bien pensé. On peut l’utiliser comme preuve de notre relation, t’as raison.

- J’ai pas réfléchi jusque là, je t’avoue. Tu penses vraiment que tu vas avoir besoin de prouver quoi que ce soit ? Les papiers administratifs devraient être suffisants pour l’avocate, non ?

- Tu sais qu’on fait quelque chose d’illégal, Gray, rassure-moi ? Tu sais qu’un mariage blanc, s’il est découvert, on peut avoir des problèmes avec la loi ?

- Bien sûr que je le sais, mais il n’y a pas de raison que qui que ce soit nous dénonce… Attends, tu crois que ton cousin au millième degré serait assez intéressé par Cookie Dough pour te mettre des bâtons dans les roues ?

- Je sais pas, je suis pas du genre à voir le mal partout, mais là j’ai discuté avec lui à peine dix minutes et il a eu des remarques très bizarres. Et Nana n’a pas l’air de l’aimer. J’ai plutôt confiance en son instinct.

- Tu sais que ta grand-mère m’adore ?

- Sa seule erreur de jugement. Je blâme ton insupportable charme.

- Tu me trouves charmant ?

- Je te trouve insupportable.

Après un bon quart d’heure à discuter avec Lily de l’histoire que nous allons utiliser pour sa famille, nous redescendons dans le jardin. Bien entendu, tous les regards se tournent vers nous, comme si nous étions l’attraction de la journée. Je sens Lily se tendre à côté de moi, et glisse ma main dans la sienne pour la rassurer. Ça ne fonctionne probablement pas, mais ça fait couple amoureux.

- Ma puce, ça va ? s’inquiète la grand-mère de Lily en s’approchant de nous. J’aurais dû me douter qu’Adèle allait faire ressortir des parents de ton grand-père du fin fond des Enfers. C’est pour ça que ta mère a fait venir Gray, c’est plus prudent vu la situation. Même si on est de la même famille, on ne sait pas ce que ce Pierre va vouloir faire, hein ? Mais ça va aller, on est avec toi, d’accord, ma puce ?

- Merci Nana, sourit Lily. Je suppose que tout le monde est au courant de mon prochain mariage ?

- Conséquence malheureuse d’avoir Adèle comme tante, interjette la mère de Lily, Nadia. Elle a mis dans la tête de tout le monde qu’ils allaient bientôt recevoir une invitation pour « le mariage de l’année ». Je ne sais pas comment on va se dépatouiller de cette situation…

- Avec un peu de chance, ils auront oublié d’ici quelques semaines… tenté-je.

- Connaissant Adèle, j’en mettrais pas ma main à couper.

En parlant du loup, la tante de Lily se rapproche de nous, un immense sourire plaqué sur son visage dénué de maquillage. Elle a les yeux rivés sur Lily et moi ; nous sommes clairement sa cible.

- Ma petite Lily, ma petite Lily ! Je viens d’avoir une merveilleuse idée !

- J’ai peur, marmonne-t-elle juste assez fort pour que je sois le seul à l’entendre.

- Tu te souviens qu’Alphonsine souhaite travailler dans l’évènementiel ?

- Euh… oui ?

- Alphonsine ? chuchoté-je à l’oreille de Lily.

- La fille d’Adèle, ma cousine. Elle préfère qu’on l’appelle Ally. Elle étudie dans ta fac, elle a déjà changé cinq fois de département d’études en quatre ans...

- Eh bien, je me disais, ma petite Lily, que ça serait parfait pour Alphonsine et pour vous deux qu’elle s’occupe d’organiser votre mariage !

- Pardon ?

- Mais oui, mais oui ! Alphonsine a besoin d’expérience, et puis je suis sûre que tu as beaucoup à faire avec ton petit café, et ton fiancé doit également avoir beaucoup de choses à gérer. Vous êtes des jeunes en pleine vie active, après tout ! Donc Alphonsine pourrait s’occuper de l’organisation de la cérémonie, de la réception ! Elle ferait tout gratuitement, bien entendu, bien entendu ! Pour l’expérience !

- Adèle… commence Lily, avec un léger rire nerveux. On n’a pas encore vraiment réfléchi à–

- Oh, mais c’est une excellente idée, Adèle, ajoute la voix que je reconnais être celle de Pierre. Ce serait vraiment très gentil de permettre à Alphonsine de se faire la main. Je suis sûr que ça serait tout à fait le genre de Lily et… Gaspard, c’est ça ?

D’accord, je comprends pourquoi Nana ne l’aime pas. Ce type s’immisce dans une conversation qui ne le concerne absolument pas, et son ton laisse penser qu’il ne croit pas que notre couple à Lily et moi soit légitime. Il n’a peut-être pas tort, techniquement, mais il ne faut surtout pas sous-estimer mon esprit de compétition. Ni le mien, ni celui de ma fiancée. On ne s’est pas rencontré grâce au concours « Meilleur Espoir » de notre lycée pour rien.

- Qīn ài de, je pense qu’on pourrait peut-être réfléchir à la proposition de ta tante. Tu as effectivement beaucoup à faire avec Cookie Dough, et la maison me prend énormément de temps aussi de mon côté, sans compter l’université. Et puis si ça peut aider ta cousine à se faire la main sur le métier…

Je sors mon meilleur sourire, le plus charmeur de ma collection. Lily me regarde avec des yeux exorbités, comme si je sortais de l’asile. J’ai un plan, Titi.

Près de nous, Adèle sautille sur place et commence à déblatérer mille mots à la seconde. J’ai arrêté de l’écouter. De toute façon, je crois qu’elle parle à Nadia et Nana. Le plus discrètement possible, je jette un œil à Pierre qui nous jauge, Lily et moi, avec méfiance. Ouais, je ne le sens pas ce type.

- Gray ! chuchote Lily à mon oreille, m’obligeant à me reconcentrer sur elle.

- Titi ?

- On ne peut pas–

- Ne t’en fais pas, j’ai un plan. Il nous faudra simplement jouer la comédie quelques mois. Par contre, ta dette envers moi vient de gonfler. J’espère que tu es prête à payer mon prix, qīn ài de…