Je dois malheureusement avouer que l’idée de Gray n’est pas mauvaise.

Il est assis sur le fauteuil en cuir, à côté du canapé où Zoé masse les jambes de Sylvia, toujours enceinte jusqu’aux yeux. Je suis assise juste devant, à même le sol, regardant le mur tableau noir que Kyle a rempli de flèches, de mots que je n’arrive pas à lire et de dessins de bonshommes bâtons.

Le plan de Gray est assez simple : jouer le jeu de la préparation du mariage, en mettant Ally responsable de l’organisation. Et comme ma cousine a la fâcheuse tendance à changer de projet professionnel tous les six mois, d’ici juillet, elle aura laissé tomber l’idée. Et nous, de notre côté, on pourra simplement dire à la famille que l’organisation d’un grand mariage est trop compliquée pour nous, et qu’on préfère faire un truc simple et sans prise de tête.

- Vous vous rendez compte que tout ce plan tient sur le fait que la cousine de Lily va peut-être se lasser d’organiser le mariage ? résonne la voix de Sylvia. Vous êtes sûrs que c’est plausible ?

- Avec Ally, à trois cent pourcent, dis-je. Elle a commencé des études en esthétisme, en psychologie, et en droit. Toutes abandonnées. Là, elle est en marketing.

- Elle est indécise, effectivement. Mais tu penses que ça suffira à satisfaire ta famille éloignée, ceux qui sont pas au courant du testament, en tout cas ?

- Très franchement, je m’en fous un peu. L’idée, c’est qu’Adèle arrête de me soûler, et puis surtout que ça fasse assez vrai pour que Pierre ne cherche pas à dénoncer un mariage blanc.

- Oh ! Soit dit en passant, j’ai fait des recherches sur lui ! s’exclame Kyle en se retournant vers nous.

- Comment ça des recherches ?

- C’est Gray qui m’a demandé. Donc, le type est bien le neveu au deuxième degré de ton grand-père. Le fils de la fille de sa sœur ? Bref, il est bien l’unique descendant biologique homme de ton grand-père. C’est assez dingue, quand même, quand on sait que ton grand-père avait douze frères et sœurs.

- Il fait quoi dans la vie, ce Pierre ? demande Zoé.

- Créateur de contenu.

- Un tiktokeur ?

- Et Instagram, Facebook, Snapchat. Il est sur toutes les plateformes qui existent. Il fait principalement des vidéos de rénovation. On a été dans la même école d’architecture… pas la même année, je suis son senior.

- Tu penses qu’il voudrait hérité du café pour le rénover ? m’inquiété-je.

- J’en suis même sûr, répond Kyle en sortant son téléphone de sa poche. Les dernières vidéos qu’il a sorti sont face caméra, et il parle de Cookie Dough. Il ne mentionne rien de précis mais il ne lambine pas sur le fait qu’il va être bientôt propriétaire d’une maison de charme, légué par un oncle éloigné, etc. Il mentionne aussi qu’il est en « guerre » avec une autre personne qui revendique l’héritage…

Kyle tourne l’écran de son téléphone vers Zoé, Sylvia et moi. On peut voir le visage de mon cousin en gros plan, en train de radoter sur le fait qu’il va sûrement devoir se battre pour récupérer la propriété d’une boulangerie de famille. Il se lamente tellement sur son sort que je tape sur l’écran du portable pour mettre la vidéo en pause.

- Tu le connais, Syl ?

- Jamais entendu parler, mais on est pas vraiment dans les mêmes cercles.

Lorsqu’elle n’est pas à quelques semaines de son accouchement, Sylvia est barmaid à mi-temps et créatrice de contenus le reste du temps. Elle est spécialisée dans les livres, « booktok ». Elle ne veut pas en faire son métier principal, mais à quand même une belle petite communauté qui la suit depuis maintenant un bon moment.

- Tu veux que je demande un peu si d’autres influenceurs le connaissent ?

- Non, t’inquiète pas. Vu comme il essaie de médiatiser sa vendetta, il pourrait t’embarquer dans un drama inutile s’il l’apprend. Mais merci, Syl.

- Il y a donc des chances qu’il reste dans le coin jusqu’en septembre. Je ne sais pas s’il serait du genre à activement essayer de prouver qu’on n’est pas un vrai couple, mais dans le doute…

- Ouais… OK, il vaut mieux prévenir que guérir. Mais je peux pas financer un mariage, en fait ! Parce que même si Ally se lasse d’ici trois mois, il va quand même falloir commencer à payer des trucs. J’ai pas cet argent.

- Ne t’inquiète pas pour ça, qīn ài de.

- Tu veux bien arrêter de m’appeler comme ça ?

- Comme quoi ?

- J’essaierais même pas de le prononcer. Ça veut dire quoi, d’ailleurs ?

- C’est un secret. Tu préfères Titi ?

- Je préfère mon prénom, Gray.

- Non, Gray, c’est moi. Toi, c’est Titi.

- Tu m’énerves !

J’attrape un coussin qui traîne à côté de moi et le balance dans sa direction. Ça n’a bien évidemment aucun effet si ce n’est de le faire rire. Il me fatigue. Et puis c’est quoi sa remarque là, que je ne m’inquiète pas de l’argent ? Je viens à peine d’ouvrir un café qui me permet à peine de me dégager un salaire, je n’ai clairement pas les moyens de financer un faux mariage !

- Comment exactement tu comptes faire pour que Lily ne s’inquiète pas pour le prix du mariage, professeur Sylvester ? demande Zoé, sceptique. Parce que, crois-en mon expérience, ça coûte un rein de se marier. On a failli prendre un crédit avec Sylvia.

- Je suis en réalité un millionnaire très proche du peuple, tu savais pas ?

- T’as pas plutôt quelques cougars dans le placard qui t’entretiennent ?

- Uniquement Li–

- Dis un mot de plus et vois ce qu’il se passe, le stoppé-je, me valant un nouveau sourire de sa part. De toute façon, t’as déjà dépensé bien assez pour toute cette histoire, Rominet. Hors de question que je te laisse tout payer.

- Comment ça il a déjà dépensé ? demande Sylvia en se redressant.

Je me mords l’intérieur de la joue tout en regardant Gray arborer l’expression la plus satisfaite que je lui ai jamais vu. Il m’agace quand il fait ça. Il sait très bien que la bague était une excellente idée et qu’elle nous a clairement sauvé samedi dernier. Et je le sais, je l’admets. Avec réticence, mais je l’admets.

Sous les regards remplis de questionnements de Zoé, Sylvia et Kyle, j’enlève la longue chaîne que je porte autour du cou et dans laquelle j’ai enfilé la bague de fiançailles que Gray a achetée. Je ne la porte pas pour ne pas l’abîmer. Et je ne peux pas pâtisser avec, de toute façon. Je lève le bras, la chaîne en or se balançant au bout de mes doigts.

- Oh mon Dieu ! s’exclame Kyle en prenant la bague entre ses doigts pour l’inspecter avant de la relâcher et de se tourner vers Gray. T’as payé ça combien ?

- Je l’ai pas dit à Lily, tu crois sérieusement que je vais te le dire ?

- Elle est splendide ! ajoute Sylvia en l’admirant sous toutes les coutures. Pourquoi un nénuphar ? T’as choisi au hasard ? Tu peux pas avoir dépensé autant d’argent pour un truc choisi au hasard.

- Water Lily, dit Zoé en fixant Gray les yeux plissés. Nénuphar en anglais. T’es un peu trop doué. Quelles sont tes intentions envers notre Lily ?

- Mon poids en cookies. Potentiellement. Je sais pas encore, j’ai pas décidé du montant de la rétribution pour mon magnifique jeu d’acteur et pour mon premier mariage. C’est quand même pas rien, je prends mon temps pour choisir.

Je dois bien avouer que je ne suis pas complètement sereine face à la faveur que je demande à Gray. Surtout parce qu’il ne me fait pas vraiment une faveur, et vu comme je m’endette de plus en plus au fur et à mesure des jours qui passent, la note va être salée. Il ne me demandera jamais de faire quoi que ce soit avec lequel je ne suis pas d’accord, ou qui me met mal à l’aise. Je suis au moins sûre de ça. Mais il est tout de même capable de me demander quelque chose qui va m’agacer au plus au point, juste pour son amusement personnel.

Alors que Zoé et Sylvia organisent un interrogatoire en règle de Gray, qui répond de la manière la moins sérieuse du monde, plusieurs coups retentissent à la porte de la boutique. J’ignore au premier abord, il s’agit sûrement de clients qui n’ont pas lu la pancarte « fermé », bien qu’elle soit à hauteur d’yeux, mais l’insistance me fait me lever pour aller vérifier. À travers la vitre opaque, je devine plusieurs silhouettes : au moins deux. Je déverrouille le loquet et entrouvre, prête à sortir mon discours de fermeture exceptionnelle, mais je suis stoppée dans ma lancée.

Devant moi se trouvent Pierre et Alphonsine. Tous les deux arborent de larges sourires, et portent d’immenses pochettes à dessins – les grandes chemises en carton vertes et noires, là. Il me faut dix bonnes secondes pour me remettre de cette vision inattendue.

- Ally ! Pierre ! dis-je le plus fort possible sans passer pour folle. Qu’est-ce que… qu’est-ce que vous faîtes là ?

À ma gauche, j’entends Kyle se jeter sur le tableau noir pour l’effacer. Bientôt, Gray se place juste derrière moi et m’attrape la main – la gauche – pour glisser la bague de fiançailles à mon annulaire. Il le fait d’une manière tellement fluide et imperceptible que si je ne me concentrais pas sur sa main autour de mon poignet, je ne le remarquerais même pas.

- Bonjour, sourit-il. Que nous vaut le plaisir de vous voir ici ?

Même s’il se veut poli, son ton est juste assez cassant pour que quiconque comprenne que ce n’était pas du tout un plaisir. Ally, évidemment, ne s’en rend pas compte. L’expression de Pierre, par contre, se veut plus tendue derrière ce sourire de façade qu’il nous a déjà servi samedi.

- Lily, je suis tellement contente ! crie Alphonsine dans mon oreille en venant m’enlacer. Maman m’a dit pour ton mariage, c’est ton fiancé ? Enchantée, je suis la cousine de Lily, Alphonsine. Tu peux m’appeler Ally. Tu t’appelles Gray, c’est ça ?

Ma cousine tient de sa mère. Une fois qu’elle est lancée, il est difficile de l’arrêter. Sans même attendre que je l’invite à entrer, elle se fraye un chemin jusqu’au salon qui constitue une partie du café. Là où Kyle, Zoé et Sylvia sont installés, faisant semblant d’être en pleine discussion à propos de… Dieu sait quoi.

- Oh, bonjour ! Vous êtes des amis de Lily et Gray ? Enchantée, je suis Ally. C’est moi qui m’occupe de l’organisation du mariage ! Est-ce que vous ne seriez pas les témoins, par pur hasard ?

Bien malgré mon envie, je laisse Pierre entrer dans Cookie Dough. Il ne manque pas de regarder le lieu sous toutes les coutures. Gray, bras croisés, est posté derrière lui et le regarde avec une hostilité à peine dissimulée. Je me jette à moitié sur Ally, prenant son bras pour tenter de la recentrer sur moi.

- Ally, qu’est-ce que tu fais là ? Et pourquoi Pierre est avec toi ?

- Oh ! Maman m’a dit que tu voulais bien que j’organise ton mariage, pour me faire de l’expérience ! Alors, me voilà ! Et comme Pierre est architecte et décorateur d’intérieur… Il est influenceur, sur les réseaux sociaux, et tout ! Il s’est proposé de m’aider !

- Vraiment ! s’exclame Zoé en se levant du canapé pour se rapprocher de nous. Comme c’est gentil à lui de proposer son expertise… Au fait, je suis Zoé, la témoin de Lily. Voici mon épouse Sylvia. Et Kyle, le témoin de Gray.

Zoé est passée en mode passif-agressif. Elle est très douée pour ça, une déformation professionnelle qui a empiré depuis qu’elle est devenue conseillère d’éducation. Je ne crois pas qu’elle utilise cette tactique avec les élèves… mais avec les parents, sans aucun doute !

- Oh, c’est parfait que vous soyez là ! J’ai apporté plusieurs choses, on peut commencer par parler de la date, peut-être ? Gray, Lily, installez-vous là. Oh ! Un tableau ! Je peux noter dessus ?

Ally est lancée. Bien lancée. J’adore ma cousine, elle est vraiment adorable, et toujours prête à s’investir à deux cent pourcent. Elle est plutôt indécise quant à son avenir professionnel, mais quand elle se met dans quelque chose, elle s’y met à fond. Sur le moment, tout du moins. Elle va juste rarement au bout.

Je ne suis pas surprise de la voir déballer des catalogues par dizaines spécialisés dans les mariages : robes, traiteur, cérémonies religieuses ou civiles… Je ne sais pas trop où donner de la tête. Surtout parce que je n’ai jamais imaginé mon mariage. Je n’ai aucune base. Enfin… si, j’ai dû me poser la question quand j’avais quatorze ans et que je me nourrissais quasi exclusivement de comédies romantiques. Mais c’était il y a bien trop longtemps. Là, aujourd’hui, à bientôt trente ans, je suis plus inquiète de comment je vais payer mon prochain loyer plutôt que quelles polices d’écriture je souhaite pour l’invitation d’un mariage blanc qui ne durera pas un an.