Je commence un peu à regretter d’avoir accepté d’aider Lily. Ce n’est vraiment pas contre elle, mais sa cousine est bien trop enthousiaste et énergique pour moi. Cela fait déjà deux heures qu’elle nous montre des images de décorations sur divers thèmes. Dès que Lily commence à dire – pour nous libérer de cette situation – qu’elle aime bien l’un ou l’autre, Ally sort une nouvelle palette de couleurs et repart dans des explications bien trop longues.

Je suis installée sur le canapé, Lily à côté de moi. Sylvia a pris place sur le fauteuil dans lequel j’étais assis plus tôt, tandis que Kyle et Zoé sont perchés sur les chaises de la table haute qui longe les baies vitrées. Pierre est très prévenant et aide Ally en lui tendant les bons outils au bon moment. Il est très investi dans sa mascarade.

Je ne doute pas une seule seconde qu’il n’est là que pour son propre gain. Il n’a pas tort, après tout. Aider la coordinatrice du mariage est le meilleur moyen d’être aux premières loges, de déceler les potentielles incohérences entre les futurs mariés. Un seul faux pas et il pourrait délier le plan de Lily pour sécuriser son héritage sans aucune difficulté. Malheureusement pour lui, Titi et Rominet se connaissent depuis quinze ans, savent exactement quelle réaction correspond à quoi chez l’autre. Et puis je ne lui donnerais pas l’opportunité de gâcher le futur de Lily de toute façon. Surtout pour une raison aussi stupide que la misogynie de son grand-père décédé il y a plus de vingt ans.

Du coin de l’œil, je vois Sylvia commencer à piquer du nez, tandis que Zoé et Kyle jouent les témoins investis… trop investis. Il faut dire que ni Zoé ni Kyle en sont à leur premier rodéo ; ils savent de quoi ils parlent.

— Ally, je suis désolé, mais il est tard, la coupé-je. Lily se lève tôt demain, et je crois que Sylvia a besoin de se reposer…

— Oh ! Oh, pardon ! Je suis désolée ! Une fois que je suis lancée, c’est pas facile de m’arrêter. Hum… on pourra reprendre plus tard ? Un autre jour ? Ah, mais tu travailles tous les jours, Lily, je crois ?

— Sinon, tu peux nous envoyer tout ça par mail ? Toutes tes idées ? Et on reviendra vers toi quand on aura choisi ? Comme ça, on pourra voir ça à tête reposée… Tiens.

J’attrape mon portefeuille et en sors l’une de mes cartes de visite. Je la lui tends, mais c’est Pierre qui me la prend des mains. Plus ça va, moins je l’aime, ce type.

— Professeur Gray Sylvester, lis-t-il à voix haute, d’un ton faussement impressionné. Littérature chinoise… Tu es chinois ? T’as pas un nom chinois.

J’empêche un soupir, et plaque un sourire qui n’atteint pas mes yeux sur mes lèvres. Je viens, bien malgré moi, de relancer un sujet de conversation qui va durer beaucoup trop longtemps.

— Gray est né à Hong Kong, mais il a grandi ici. Il a été adopté par les Sylvester quand il avait six mois, répond Lily à ma place, d’un ton assez sec et toisant Pierre du regard. Ally, tu peux tout envoyer sur l’adresse de Rominet– pardon, Gray. On regardera ça dans la semaine, d’accord ?

— Rominet ? Comme le dessin animé ? Oh, c’est trop mignon ! C’est à cause de son nom de famille ? Gray, est-ce que tu appelles ma cousine Titi ? Oh, mon Dieu, c’est beaucoup trop chou ! Attendez, ça me donne une idée !

Alphonsine attrape un calepin et commence à griffonner je ne sais quoi dessus. De là où je suis, on dirait une série de vaguelettes, je ne sais pas comment elle va se relire. Au bout de trente bonnes secondes à faire glisser son stylo sur le cahier, Ally s’arrête finalement et nous regarde. Une nouvelle énergie peut se lire dans ses yeux.

— J’ai une super idée ! Je vais m’y pencher dès demain, et je vous envoie tout, OK ? Je pense que c’est la meilleure idée que j’ai jamais eu, je veux qu’elle soit parfaite avant de vous la présenter, OK ? Pierre, tu pourras m’aider ? On peut se retrouver demain ?

Je ne sais pas si Pierre est très heureux de cette alternative, mais il n’a pas l’air d’avoir vraiment le choix. Avec cette toute nouvelle énergie, Ally commence à ranger tous les magazines et échantillons qu’elle a éparpillés un peu partout sur toutes les tables. Kyle l’aide pendant que Zoé assiste Sylvia pour se relever du fauteuil.

J’aimerais que Pierre et Ally sortent d’eux même du café, sans qu’on ait besoin de les accompagner. J’aimerais bien pouvoir discuter de ce qu’il vient de se passer avec les autres, mais apparemment, ce n’est pas possible. Nous nous retrouvons tous les sept devant la porte de Cookie Dough que Lily ferme méticuleusement à clef. Avant qu’elle n’ait le temps de le faire, je tends le bras pour attraper le rideau de fer et le descends complètement pour bloquer la porte. Ça me permet également de me rapprocher assez de Lily pour que mes prochaines paroles ne soient entendues que d’elle.

— Je te ramène.

— Ça ira–

— Pas d’objection, Titi, je te rappelle qu’on est censé vivre ensemble. Ça va paraître bizarre si tu prends le métro alors que je suis en voiture.

Son expression se transforme en celle d’agacement, ce qui me ravie. Lorsque nous nous retournons, Zoé me lance un regard tueur tandis que le visage de Kyle est barré d’un grand sourire. Lui, il a cru voir ou comprendre quelque chose qui n’existe que dans son imagination débordante, et je vais le voir débarquer chez moi bien trop tôt demain matin…

Je le savais. La sonnette de ma porte d’entrée retentit sans discontinuer depuis presque une minute. J’ai essayé de faire le mort, de faire croire à Kyle – je suis sûr que c’est lui – que je n’étais pas là. Mais il est têtu. Et je n’ai pas rentré la voiture dans le garage hier soir.

En grognant, je roule hors de mon lit. Ou plutôt hors du matelas défoncé qui me sert de lit. Un coup d’œil à mon téléphone m’indique qu’il est à peine six heures du matin. Je vais le buter. Je n’ai cours qu’en fin d’après-midi.

Je me traîne au rez-de-chaussée, déverrouille la porte et l’ouvre pour voir le visage souriant de Kyle. Il brandit devant mes yeux un sachet brun estampillé au nom d’une boulangerie lambda. Il me scrute de haut en bas, se rinçant l'œil au passage. Je n’ai pas pris la peine de mettre un tee-shirt. Il ne se formalise ni de ma tenue ni du regard meurtrier que je lui lance et me dépasse pour entrer.

— Mec, qu’est-ce que tu me veux, il est trop tôt pour voir ta tronche.

— T’as pas le droit de dire quoi que ce soit. J’ai apporté les croissants. Et t’as vraiment cru que j’allais te laisser tranquille après la prestation d’hier devant Ally et Pierre ? Et crois pas que j’ai oublié la bague. Ça vaut plusieurs centaines un bijou comme ça.

Je grimace tout en fermant la porte d’entrée, et suis Kyle qui a déjà investi le tréteau qui me sert de table dans ce qui deviendra un jour ma cuisine. Pour le moment, c’est une pièce aux murs blancs et aux trous vomissant des câbles électriques. C’est la dernière partie de la maison dans laquelle il n’y a pas d’électricité.

Kyle est perché sur une chaise de bar que j’ai déniché dans un vide grenier et ouvre le sachet de viennoiseries pour se servir. Il me tend un gobelet de café, comme si ça allait calmer mon envie de le foutre dehors. Ça fonctionnera pas.

— Je t’ai déjà dit que tu ne sauras rien du tout sur la bague, Kyle, dis-je en sirotant une gorgée de café – moins bon que celui de Cookie Dough.

— S’il te plaît, Gray ! Pourquoi t’as acheté cette bague, hein ?

— Pourquoi tu m’saoules avec ça, Kyle ? C’est toi qui a dit à Lily que je l’aiderais avec son problème d’héritage. Et c’est ce que je fais !

— Hu-hu. Aider une amie avec de la paperasse administrative, c’est une chose. Dépenser plusieurs centaines, voire milliers si vous préparez vraiment le mariage, c’est pas pareil ! Tu le sors d’où cet argent, d’ailleurs ? Tu viens d’acheter une baraque et t’es en pleines rénovations.

Je ne réponds pas et croque dans un croissant en m’installant sur un tabouret, de l’autre côté de Kyle. Je sens son regard me scruter avec beaucoup d’intensité. Il est architecte, mais il aurait tout à fait pu être avocat avec un tempérament et une obstination pareilles.

— J’ai des économies de côté. Mais en quoi ça te regarde, déjà. Je fais ce que je veux avec mon argent, à ce que je sache.

— Ce n’est pas ce que je veux dire, Gray. Excuse-moi. C’est juste… t’es pas censé détester Lily ?

— Je ne la déteste pas.

— Je comprends pas votre relation. Il y a sept ans, à la soirée de gala de l’université, j’ai vraiment cru que vous étiez un couple. Un vrai couple, le genre qu’on voit dans les téléfilms et dans les romances Harlequin, tu sais ? J’ai été super surpris quand j’ai appris que c’était du flan.

— On se connaît depuis quinze ans, Kyle. Heureusement qu’on se connaît assez pour faire croire qu’on est un vrai couple. Ça serait bien emmerdant, sinon, pour cette histoire de mariage blanc.

— Ça va au-delà de ça, Gray. Vous êtes proches à un point où c’est pas possible qu’il y ait jamais rien eu entre vous.

— Pourtant…

— T’es sûr t’es pas amoureux d’elle ? Genre refoulé ?

Je ne daigne même pas lui répondre et me contente de lever les yeux au ciel. Je suis assez ouvert et conscient de ma sexualité et de mes préférences sentimentales pour savoir que je n’ai aucun sentiment amoureux envers Lily. Quoi qu’en pense Kyle. Et même si je dépense de l’argent pour un mariage qui n’est pas vrai.

Je pense que je le fais plus par esprit de compétition. Habituellement, je suis plutôt contre Lily. Elle est mon éternelle rivale. Cette fois-ci, on est juste dans la même équipe. Ça ne veut pas dire que je ne vais pas faire tout ce qui est en mon pouvoir pour gagner contre le testament d’Ulysse Martin ou contre Pierre.

En parlant du loup, d’ailleurs, l’écran du téléphone de Kyle s’allume à cause d’une notification. TikTok. Je n’ai pas l’application. Il faudrait que je la télécharge, il paraît que ça me permettrait de mieux connaître mes étudiants. Mais j’ai l’impression que ça va surtout m’ouvrir à un monde de procrastination dont je n’ai pas besoin.

La notification porte le nom de Pierre – enfin, de son compte sur le réseau social. Kyle s’est créé un compte fictif pour pouvoir le suivre et le surveiller. Il prend autant à cœur que moi cette histoire d’héritage et de mariage blanc, au final. Je crois qu’il est un peu déçu de ne pas pouvoir aider Lily à ma place, à cause d’Oliver et du divorce. Je ne serais pas surpris qu’il ait un petit crush sur Lily.

Si je n’arbore aucun amour envers elle, je ne suis pas complètement insensible non plus. Lily est intelligente, gentille, un peu trop généreuse parfois. Sa petite taille – en tout cas par rapport à moi, mais je fais presque un mètre quatre-vingt-dix – la rend adorable, et sa ténacité est admirable. C’est tout à fait plausible que beaucoup de personnes aient un coup de cœur pour elle. Kyle y comprit. Même si je pense qu’il n’en fera jamais rien.

— Sérieusement mec ?!

L’accès de surprise de Kyle me fait sursauter. Il a le regard braqué sur l’écran de son téléphone. Le son n’est pas réglé assez fort pour que je puisse entendre quoi que ce soit. Ça doit être la vidéo de Pierre. Et il doit avoir poster quelque chose qui va moi aussi m’énerver, vu la réaction de mon meilleur ami…

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Pierre a posté une vidéo sur TikTok. Il se fout de notre gueule, en fait ! Regarde ! Il est face caméra, il parle de Cookie Dough. Le connard raconte que le lieu est vétuste, que Lily n’a fait que cacher la misère avec les rénovations. Elle en a pourtant chier pour tout remettre à neuf !

Je regarde l’écran que Kyle a tourné vers moi. Rien que de voir la tête de ce type me donne envie de le frapper. Je l’écoute à peine alors qu’il raconte absolument n’importe quoi sur Cookie Dough et Lily. Sans jamais citer personne, bien évidemment. Il termine la vidéo en disant qu’il a peut-être trouver une manière de s’assurer de récupérer la propriété.

Et puis, sans crier gare, changement total d’attitude : il annonce qu’il va démarrer une nouvelle série de vidéos, en collaboration avec une cousine éloignée, sur la marche à suivre lorsqu’on organise un mariage.