Sylvia est en salle d’accouchement depuis plus de deux heures, Zoé est avec elle. On n’a pas de nouvelles pour le moment. J’ai laissé Lily dans la salle d’attente de la maternité, avec Kyle, et je suis allé me réfugier dans les toilettes. J’ai besoin de m’éloigner un peu, avant de finir par devenir cinglé.
Les quelques minutes qui ont précédé notre départ de l’appartement tournent en boucle dans ma tête. J’ai l’impression de les avoir rêvées : ses lèvres sur les miennes, sa peau sous mes doigts, son souffle contre mon oreille… Rien que le fait qu’elle ait accepté d’aller plus loin que les quelques bisous volés de ces dernières semaines a suffit pour me rendre encore plus addict. Je donnerais n’importe quoi pour qu’on soit à nouveau seul dans son appartement. Ou dans une voiture. N’importe où d’assez intime pour être tout à fait franc. Un vrai junkie.
J’éclabousse mon visage d’eau glacée pour essayer de me réveiller de cet état second qui me colle à la peau. Ça n’a que peu d’effets. Reprends-toi, Gray.
— T’aurais pas des choses à me raconter, toi ?
— Bordel ! sursauté-je en me retournant vers Kyle qui est apparu par magie à côté de moi. Qu’est-ce que tu fais là …
— T’as des choses à me raconter, répond-il comme si c’était une vérité incontestable.
Je fais mine de réfléchir, avant de secouer la tête négativement. Je mens éhontément à mon meilleur ami, mais je sais que si on commence à parler du sujet de Lily, ça va mal se finir. Pour moi.
— Gray.
— Kyle.
— T’es pas drôle. Tu essaies de gagner du temps, je le sais. Dis-moi ce qu’il se passe. T’es pas comme d’habitude. Enfin, non, t’es bizarre depuis que toute cette histoire avec Lily a pris de l’ampleur, mais là c’est différent. T’es nerveux. T’es jamais nerveux.
Kyle me connaît tout aussi bien que Lily, voire même mieux sur certains sujets, et ce n’est pas en ma faveur à l’heure actuelle. Ce n’est pas que je n’ai pas envie de parler des derniers évènements avec lui ; au contraire, j’aimerais avoir son avis sur tout ce que ça peut signifier, notamment concernant le comportement de Lily. Il la connaît d’une façon qui m’est inaccessible. Il est son ami. Moi, non.
Je regarde le profil de Kyle dans le miroir, il est focalisé sur moi. Je pourrais lui demander s’il a eu des nouvelles de Sylvia, mais je sais qu’il va m’envoyer bouler. Et s’il était venu me chercher parce que le petit était né, il me l’aurait dit sans détours. Il est là pour en découdre.
— J’ai embrassé Lily.
— Ça, je le sais, merci. J’ai assisté à plusieurs de vos démonstrations fictives d’affection.
— Non, Kyle. J’ai embrassé Lily. Pour de vrai. Et elle était d’accord. Et elle m’a embrassé. Et j’étais plus que d’accord. Et si Zoé n’avait pas appelé pour nous annoncer que le travail avec commencé…
Je ne termine pas ma phrase, mais l’expression du visage de Kyle me confirme que je n’en ai pas besoin. Il a très bien compris où je voulais en venir. Rien que d’y repenser, je dois me frapper les deux joues pour rester dans l’instant présent et pas repartir dans mes fantasmes. C’est pas le moment, bordel.
Kyle ne dit rien pendant presque une minute. Il m’observe, bras croisés.
— Elle était d’accord ?
— Évidemment, pour qui tu me prend ?
— Il n’est jamais trop prudent de vérifier. Sache que je lui demanderais aussi de confirmer.
— Tu me demandes pas si j’étais d’accord, moi ?
— Tu viens de me dire que t’étais « plus que d’accord ». Et puis c’est pas comme si ça me surprenait, je t’ai déjà dit que j’ai été surpris quand j’ai appris que vous n’étiez pas un vrai couple après la soirée de fin d’année de notre première année de doctorat.
C’est vrai, il m’en a déjà parlé plusieurs fois. Puisqu’il est devenu ami avec Lily, il a bien fallu qu’il sache la vérité sur notre relation. Il est tombé de haut, on avait apparemment très bien vendu notre histoire lors de cette toute première soirée en tant que faux couple. À vrai dire, je crois que le Professeur Luo nous croit toujours en couple. Il a pris sa retraite depuis, donc nous n’en discutons plus, mais je ne lui ai jamais dit quoi que ce soit, et avec les rumeurs qui tournaient à l’université de toute façon…
— T’es amoureux de Lily.
Ce n’est pas une question.
— N’importe quoi, soufflé-je en essayant de ricaner, mais ne réussissant qu’à me racler la gorge.
— Mec, c’est une réponse d’ado de quatorze ans, ça. Pas d’un type de vingt-huit ans connu pour son charme et son sex-appeal.
Je grimace à la mention de ma réputation de tombeur. Je n’en ai jamais été un. Certes, je plais à une grande partie de la population universitaire, étudiants et professeurs, mais ce n’est qu’apparences et faux semblants qui les attirent. Outre mon apparence sur laquelle je ne fais que le minimum d’efforts, j’édulcore ma personnalité et mon caractère au point que personne, à part ma famille et mes amis – Lily et Kyle –, ne me connaît vraiment.
Le charme et la confiance en moi que j’ai forgé toutes ces années ne sont là que pour cacher ma peur. Peur de m’attacher, peur de me dévoiler, peur de faire fuir, peur d’être blessé. Peur de ne pas être à la hauteur.
— Peut-être parce que je suis un ado de quatorze ans qui a un crush sur une fille plus âgée, plus intelligente et juste… trop bien pour lui. Ou en tout cas, je l’ai été.
— Elle est trop bien pour toi, ça, on est d’accord.
— Merci, Kyle. Ça m’aide beaucoup.
— Te mets pas la rate au court-bouillon, Professeur. Je ne pense pas que tu la laisses indifférent. Lily est honnête et directe. Si elle ne voulait pas que votre mascarade prenne un tournant aussi réel, elle t’aurait repoussé bien plus tôt.
Il a raison sur ce point. Quoi que soit en train de devenir notre relation, ça ne doit pas déplaire à Lily, sinon je serais déjà six pieds sous terre. Et Zoé danserait sur ma tombe.
— Et je vais t’avouer quelque chose, Gray. Quand on s’est séparé, avec Oliver. J’ai hésité à tenter ma chance avec Lily. Outre le fait que ce n’était pas le moment, vu que je sortais quand même d’une relation abusive et tout ce que tu sais, j’ai très vite compris que je n’avais absolument aucune chance.
— Pourquoi ?
— Parce que tu es amoureux d’elle, abruti.
— Hey !
— Gray, sérieusement. Vous vous connaissez depuis quinze ans, on est d’accord ? Vous traînez encore ensemble, et pourquoi ? Vous n’avez que très peu de choses en commun, et je suis certain que si tu n’avais pas continué à entretenir votre relation en allant toujours chercher la petite bête auprès de Lily, vous seriez de vieilles connaissances aujourd’hui. Tu veux qu’elle reste dans ta vie. Pourquoi, à ton avis ?
Je ne réponds pas. J’observe mon reflet dans le miroir et réfléchis à notre historique, à Lily et moi. Je suis celui qui ait tout fait pour démarrer une compétition entre nous au lycée, pour qu’elle me remarque. Je suis celui qui passe la majeure partie de sa journée assis à la seule table de Cookie Dough qui a vue sur la cuisine, pour qu’elle continue de me remarquer.
Je suis celui qui a commencé toute cette histoire de fausse relation il y a sept ans.
Je croise le regard de Kyle dans le miroir, il attend patiemment que je réalise quelque chose qu’il sait depuis longtemps, que Zoé sait probablement depuis plus longtemps encore, et que Lily ignore toujours – enfin, je crois.
— J’aime pas quand t’as raison.
— Je suis surpris que t’aies pas pris l’habitude, j’ai tout le temps raison. Alors, tu vas faire quoi ?
— J’en ai aucune idée… Déjà , j’aimerais pouvoir arrêter de penser à elle tout le temps, ça serait bien. J’ai envie de l’embrasser à chaque fois que je la vois, je te jure, on dirait un ado en pleine crise.
— Bon courage avec ça, se moque Kyle en ricanant. Tu pensais déjà tout le temps à elle avant que tu ne te rendes compte de tes sentiments. C’est pas près de s’arranger pour toi, Professeur.
Notre conversation n’a pas l’occasion d’aller plus loin, quelques coups sont frappés contre la porte, et la voix de Lily les suit rapidement :
— Les garçons ? Tout va bien ? Ça fait une éternité que vous êtes là -dedans ! Besoin que je demande de l’aide aux infirmières ?
— Juste toi, ma Lily, en infirmière, devrait grandement aider Gray, dit Kyle beaucoup trop fort à mon goût. Ou l’incapacité, c’est quitte ou double.
Je lui assène un coup dans le ventre pour qu’il se taise, et je prie pour que Lily n’ait rien entendu. Il sourit – très clairement pour se foutre de ma gueule – et passe son bras autour de mes épaules, s’y accrochant comme si j’étais un putain d’arbre.
Je vais ouvrir la porte pour trouver Lily, ses grands yeux clairs fixés d’abord sur moi avant de dévier vers Kyle pour finalement croiser de nouveau les miens. Elle penche la tête sur le côté, en question silencieuse.
— Tout va bien qīn'à – Lily.
Elle fronce les sourcils. Je ne l’appelle quasiment jamais par son prénom. Mais maintenant que Kyle m’a aidé à faire la lumière sur quelque chose que j’ai enfoui depuis tant d’années, les surnoms affectifs que j’ai pu lui donner au fur et à mesure de notre relation me laissent une arrière-goût étrange, qui ressemble à de la peur. Pour changer. Je ne veux pas qu’elle pense que j’utilise ces noms qui sont si importants et significatifs pour moi comme j’utiliserais n’importe qu’elle autre surnom pour n’importe qui d’autre. Je ne les dis pas à la légère, et j’aimerais qu’elle le sache.
— On n’avait besoin de discuter de quelques sujets entre hommes, déclare Kyle en resserrant son bras autour de mes épaules.
— Vous faîtes ça dans les toilettes, maintenant ?
— C’est plus intimiste, précise Kyle. Des nouvelles de Sylvia ?
Lily secoue la tête par la négative, et continue de nous regarder avec suspicion. Kyle le voit, il me lâche pour prendre Lily par le bras et l’entraîner de nouveau dans la salle d’attente. Je reste à plusieurs dizaines de pas derrière eux, les observant. J’essaie de ne pas écouter la voix dans ma tête qui tente de me persuader que mes sentiments pour Lily vont mener à la fin de notre relation.

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