Une semaine a passé. Je n’ai redormi chez Lily qu’une ou deux fois, et sur le canapé. Depuis que j’ai eu la révélation de mes sentiments pour elle – si on peut vraiment appeler ça comme ça, ils ont juste refait surface après dix ans –, je n’arrive pas à m’approcher d’elle sans avoir envie de la toucher, de l’embrasser, de dépasser les limites que je m’étais imposées au début de cet arrangement. Je ne veux pas qu’elle pense que je ne m’intéresse qu’à son corps. C’est loin d’être le cas. Et de toute façon, ce n’est pas ce qu’elle veut.

J’en suis d’autant plus certain que depuis ce moment-là, elle me lance des regards meurtriers – plus que d’habitude –, et elle va même jusqu’à m’éviter. La dernière fois qu’on a vu Kyle et Zoé, lors du choix du gâteau pour le mariage, ils m’ont tous les deux demandé ce que j’avais fait à Lily pour qu’elle agisse comme ça autour de moi. Et j’en ai pas la moindre idée…

Pierre l’a aussi remarqué. Je le sais parce qu’il a pris un malin plaisir à me demander si tout allait bien entre Lily et moi, en pointant la caméra de son téléphone directement sur moi. Je l’ai baratiné, comme quoi on était fatigué avec le travail et les préparatifs… Il ne m’a sûrement pas cru, mais très franchement je m’en contrefous. Mon attention est tournée vers Lily, vers la manière dont je pourrais nous faire retrouver la complicité qu’on avait avant que cette histoire ne commence. Je veux retrouver son air agacé quand je flirte avec elle et son sourire quand je l’embrasse… Non. Gray, non. Tu n’es pas prêt à perdre la présence de Lily dans ta vie pour des sentiments qui ne sont pas réciproques.

— Professeur Sylvester !

Je tourne la tête vers la porte de la salle de classe dans laquelle aura lieu mon prochain cours, dans une vingtaine de minute. Deux étudiants essoufflés se tiennent dans l’embrasure. Je reconnais l’un d’eux comme étant Léo, l’un de mes étudiants en troisième année. L’autre, c’est Simon, l’employé de Lily. Il n’est pas dans mon département, qu’est-ce qu’il fait là ?

— Simon ? Léo ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Ils ne répondent pas, se contentent d’entrer dans la salle et de refermer la porte.

— On a un problème. Enfin, vous avez un problème.

— De quoi tu parles…, dis-je en m’approchant des deux étudiants.

— Léo, montre-lui.

Léo se redresse, toujours à bout de souffle, et tourne son téléphone vers moi. L’application TikTok est ouverte sur un compte que je ne connais pas, sur lequel il n’y a qu’une seule vidéo. Je fronce les sourcils et regarde les deux jeunes sans comprendre. Avant que je n’ai le temps de demander plus d’explication, Léo lance le TikTok.

« Bonjour à toutes et à tous. Je souhaiterais aujourd’hui vous parler de Gray et Lily. Vous devez les connaître, sur le compte de ArchiPierre. Ils sont les héros d’une série tuto sur la préparation d’un mariage. Je sais que ce que je m’apprête à vous montrer va en déconcerter plus d’un, je sais que vous avez suivi leur aventure avec beaucoup d’intérêt, et beaucoup d’entre vous ont cru à leur histoire d’amour trop belle pour être vraie… »

Je reconnais immédiatement la voix bien que le visage de la personne qui est en train de parler soit placée dans l’ombre.

« Je suis un proche de Lily et Gray. Et je ne peux plus rester dans le silence. Ma conscience ne me permet pas de continuer de vivre ainsi. »

L’homme fait une pose et prend une grande inspiration, comme si la culpabilité ou l’angoisse pesait sur sa poitrine.

« Lily et Gray n’ont jamais été un couple. Il y a sept ans déjà, leur histoire n’était qu’un faux pour duper les professeurs conservateurs de l’université où Gray travaille aujourd’hui. Aujourd’hui, tous deux se sont alliés pour récupérer un héritage conséquent qui ne leur revient pas, ils ont décidé de tous vous mentir afin de rendre leur histoire crédible. Ils ont menti à leurs amis, leur famille, leurs collègues. Aujourd’hui, je me dois des rétablir la vérité. »

La caméra se coupe pour monter une photo de Lily dans un bowling. Elle est assise, de dos, et sa tête est posée sur l’épaule d’un type aux longs cheveux blonds attachés sur le haut de sa tête, et les bras couverts de tatouages… Emmett.

« Toute la vérité est que ni l’un ni l’autre ne fait plus semblant maintenant que leur mariage a été enregistré auprès des autorités. Vous pouvez voir sur ces photographies la preuve que Lily a une relation non-cachée avec un homme qui n’est clairement pas Gray Sylvester. Ce dernier étant connu comme le bourreau des cœurs de l’université ne doit pas être en reste de son côté non plus, même si je n’ai malheureusement pas de preuves concrètes à vous montrer. Je sais que vous serez les meilleurs juges de la situation. »

La caméra revient sur l’homme.

« J’ai communiqué ces informations à Pierre, du compte ArchiPierre, afin qu’il sache qu’il a été manipulé par Lily et Gray. Mais je me devais également de vous en parler à vous aussi qui suivez leur histoire au jour le jour. Vous avez le droit de connaître la vérité. Merci de votre écoute. »

La vidéo redémarre automatiquement au début, et je rends à Léo son téléphone. Mes oreilles bourdonnent un peu, la voix fait encore écho dans ma tête. Je vais le buter.

— Quand j’ai vu, commence Simon, je me suis précipité ici. Je sais pas si Lily est au courant…

— Tu penses que les gens vont croire à ces débilités ?

— C’est sûr ! s’exclame Léo en pianotant sur son écran. Les commentaires sont incendiaires. Ils vous en veulent, ils se sentent trahis, et tout. Faut pas sous-estimer les réseaux sociaux, m’sieur. Pour les gens, c’est comme si leurs meilleurs amis venaient de les poignarder dans le dos.

— Ils ont vraiment pas de vie, j’te jure… Vous savez qui ça peut être le type qu’est dans le noir ?

— Je sais très bien qui c’est. Son visage est peut-être caché mais sa voix n’a pas été modifiée.

Derrière moi, mon portable vibre sur le bureau. Je fais un pas en arrière pour vérifier qui m’appelle : Kyle. J’attrape l’appareil et décroche.

— Il est où ?

— Je suis désolé, Gray.

— Kyle, il est où ?

— J’en sais rien, je l’ai pas vu depuis des semaines. Il ne vient même plus aux rendez-vous avec les avocats. Mais Gray, ne fais pas de connerie que tu pourrais regretter, OK ? Le plus urgent, là, c’est Lily et toi. Les gens sont tarés, ils pourraient s’en prendre à vous.

Je jette un regard à Simon qui comprend très vite ce que je lui demande. Il sort son propre téléphone et appelle Cookie Dough. Je vois à ses sourcils froncés que personne ne répond sur la ligne fixe.

— Je suis à l’université, mais je m’en fais pas trop pour moi. Ce connard a laissé entendre que Lily est infidèle, je vais lui faire bouffer son arrogance. Il se prend pour qui sérieusement ?!

— Gray, concentre-toi. Je m’occupe d’Oliver, OK ? Toi, tu contactes Lily, tu la trouves. Je n’arrive pas à la joindre.

— Oui. Oui, d’accord. Faut que j’annule mon cours. Je te rappelle quand j’ai trouvé Lily.

Je raccroche et mon regard tombe sur l’expression horrifiée de Simon. Son téléphone à la main, il regarde une vidéo. Ou plutôt, un live TikTok. Je m’approche et reconnaît très vite l’intérieur de Cookie Dough. Des gens hurlent après Lily, de sortir et de venir s’expliquer. Patty se tient ferme face à eux, leur bloquant le passage. Cette femme est exceptionnelle.

Je ne réfléchis pas plus, Lily doit être enfermée dans son bureau à la boutique. J’attrape mes affaires, mes clefs de voiture et commence à me diriger vers la sortie de l’université. Simon et Léo sont sur mes talons. J’ignore les regards des étudiants et les appels de mes collègues.

— J’viens avec vous ! s’exclame Simon quand j’arrive près de ma voiture.

— Léo, dis-je en direction de l’étudiant, tu peux aller au secrétariat du pôle et leur dire que je ne pourrais pas assurer mes cours sur le reste de la journée ? Je leur enverrai un mail plus tard.

— Ouais, bien sûr, pas de soucis !

Simon monte côté passager, et je sors du parking de l’université aussi rapidement qu’il m’est possible de le faire. J’aurais pu aller à Cookie Dough à pied, ce n’est pas loin. Mais au vu du direct qui joue toujours sur l’écran de Simon, il y a un monde de dingue dans et devant la boutique. Je fais un grand tour pour aller me garer dans la ruelle à l’arrière de la boutique où il est normalement interdit de se garer – les places sont réservées aux livraisons.

Heureusement, les gens ont décidé d’attaquer la boutique de front, il n’y a donc personne pour m’empêcher de passer. Simon toujours sur mes talons, je tambourine à la porte fermée à clefs.

— Lily ? Lily, c’est moi, ouvre.

J’attends presque une minute avant d’entendre le déclic du verrou. La porte s’ouvre sur la cuisine, je ne vois personne. Je m’engouffre, laisse passer Simon qui se dirige immédiatement dans la salle principale pour aller épauler Patty, et en refermant la porte à clefs, je vois Lily assise à même le sol, le dos collé au chambranle de sa porte de bureau. Elle tremble comme une feuille et semble avoir du mal à respirer.

— Titi, hey. Qīn’ài de, regarde-moi.

J’attrape ses mains pour dévoiler son visage couvert de larmes. Je croises son regard effrayé, elle tente de parler entre de grandes inspirations.

— Gray… Gray, il… Oli… Il...

— Je sais, qīn’ài de. Je sais. On s’en occupera plus tard, d’accord ? Là, j’ai besoin que tu respires calmement, OK ? Inspire… OK, expire…

Pendant que je l’aide à retrouver une respiration normale, je sers sa main le plus fort possible dans la mienne et essuie les larmes qui dévalent encore ses joues avec mon pouce. Au bout d’une bonne minute, elle retrouve finalement un souffle un peu plus régulier. Des sanglots s’échappent encore parfois, mais elle est plus calme.

Je tends l’oreille pour essayer d’entendre si Simon ou Patty ont besoin d’aide, mais je ne perçois que les cris des personnes qui filment et nous insultent, Lily et moi. Un bruit de verre brisé résonne dans la cuisine, et Lily recommence à respirer rapidement. Bordel, faut que je la sorte d’ici. Juste quand je réfléchis à comment gérer la situation, quelqu’un tambourine à la porte arrière. Je jette un œil par la vitre et reconnaît la silhouette d’Emmett.

Sans laisser Lily seule, je tends le bras pour déverrouiller et ouvrir la porte. Il est accompagné de leur père et de Zoé. Cette dernière de manque pas une seconde et vient s’agenouiller à côté de Lily et moi. Pendant qu’elle tente de la calmer une nouvelle fois, j’essaie de me relever pour parler de la situation avec Emmett et Patrice, mais Lily refuse de lâcher ma main.

— Vous avez appeler la police ? demande Patrice.

— Patty… Patty a…

— Ne cherche pas à parler, ma chérie, la stoppe Zoé. Concentre-toi sur ta respiration, d’accord ? Inspire… Expire… Tu as le droit de détruire la main de Gray, il t’en voudra pas.

— Simon et Patty sont devant, expliqué-je. On a entendu du verre brisé, je ne sais pas ce qu’il se passe.

— Je vais voir, déclare Patrice. Emmett, retourne dehors au cas où la police arrive.

Emmett disparaît dans la ruelle tandis que Patrice se faufile dans la cuisine jusqu’à la porte menant à la salle.

— Parfait, ma chérie… Super…

Je laisse Zoé aider Lily à reprendre son souffle, me contentant de l’observer et de caresser le dos de sa main avec mon pouce. Me contentant d’être simplement là. Au bout de plusieurs secondes, Lily est de nouveau calme, ses pleurs se sont stoppés. Les cris venant de la salle principale se sont calmés. J’aimerais aller voir, mais je préfère ne pas laisser Lily seule. De toute façon, elle tient ma main tellement fort que je serais parfaitement incapable de m’en défaire.

— Gray, reste avec elle. Je vais voir ce qu’il se passe là-bas. Je reviens ma chérie, OK ?

Lily hoche la tête et Zoé se lève pour rejoindre la salle. Je me déplace pour m’asseoir – mes jambes sont endormies d’être resté accroupi aussi longtemps. Je fais un peu glisser Lily pour pouvoir m’installer entre elle et l’encadrement de la porte. Je la place entre mes jambe et entoure mes bras autour de sa taille. Sa main enferme toujours la mienne avec force.

— Je suis désolée, Rominet…, murmure-t-elle.

— Tu n’as pas à t’excuser, Titi…

— Mais tu vas avoir des problèmes à cause de moi…

— Je te l’ai déjà dit, qīn’ài de. On n’aura des problèmes que s’ils arrivent à démontrer que nous nous sommes mariés par intérêt et non par amour… Et crois-moi, ils vont avoir un mal de chien à prouver que je ne suis pas complètement raide dingue de toi.

— Raide dingue, rien que ça…, rit-elle dans un souffle.

— Au moins ça…, murmuré-je en déposant un baiser sur son épaule.

Je sens son corps lentement se détendre contre moi quand Zoé revient vers nous. Elle s’accroupit pour nous faire face.

— Ça va, ma chérie ? Tu penses pouvoir te lever ? Les flics sont arrivés, ils voudraient te parler.

Et voilà que disparaît la détente ; son dos se raidit contre mon torse et sa main se resserre sur la mienne. Elle a beau avoir du caractère, elle n’aime pas plus la confrontation qu’un autre, et avoir à porter plainte – parce que je vais m’assurer que c’est ce qu’elle va faire – ne l’enchante pas du tout, je le sais.

— Je t’aide, dis-je en commençant à me relever, attrapant ses coudes.

Ses jambes sont un peu flageolantes, mais elle tient quand même debout. Nous suivons Zoé jusque dans la salle principale. Patty raconte ce qu’il s’est passé à grand renfort de geste à l’une des agents, tandis que l’autre prend les témoignages de Simon et Patrice. Emmett se tient dos à la porte d’entrée derrière laquelle se pressent encore des gens.

— Oh mon Dieu, Lily, s’exclame Patty en abandonnant sa déposition pour venir inspecter Lily sous toutes les coutures.

— Boss, tu vas bien ? demande Simon depuis là où il se trouve, de l’autre côté de la pièce.

Lily leur fait un sourire, et assure à Patty qu’elle va bien. Même si c’est parfaitement faux, je le vois aux tremblements de sa main. Patty, une fois convaincue que Lily s’est remise, retourne continuer son récit de ce qu’il s’est passé. Un troisième agent s’occupe de discuter avec Lily et moi. Je la laisse parler, expliquer comment, d’un seul coup, une personne puis deux, puis cinq ont commencé à l’interpeler et à lui demander des comptes sur notre relation à elle et moi. Puis comment la situation a escaladé : les téléphones en train de la filmer, la dizaine de personnes qui se sont ajoutées au groupe de départ pour l’insulter, les chaises et tables renversées dans la cohue…

— Tout cela a eu lieu parce qu’ils ont vu une vidéo diffamatoire sur les réseaux sociaux vous accusant d’être dans un mariage blanc, c’est ça ? demande l’agent sans lever les yeux de son calepin dans lequel il note tout avec précision.

— C’est ça…, murmure Lily.

— Êtes-vous dans un mariage blanc ?

— C’est sérieusement votre problématique, là, maintenant ? s’exclame Emmett depuis la porte.

— Emmett…, commence Lily.

— Non mais sérieusement !

— Monsieur, vous êtes ? demande l’agent en se tournant vers Emmett.

— Attendez, vous êtes le type sur la vidéo, déclare Simon avant de plaquer sa main sur sa bouche – je suppose que Simon n’a jamais rencontré le frère de Lily…

— La vidéo diffamatoire ?

— C’est mon frère, déclare Lily.

— Sur la vidéo qui a été postée, la personne dénonce l’infidélité de ma compagne. C’est une photo d’elle et son frère qui est utilisée comme preuve, déclaré-je. Et pour répondre à votre question : non, nous ne sommes pas dans un mariage blanc.

— Avez-vous un moyen de le prouver ?

— Comment vous voulez prouver ça ? commence à s’énerver Zoé. Vous voulez qu’ils forniquent sur le comptoir, là, pendant qu’on regarde ?

— Zo !

— Quoi ?!

— Madame, je vous demanderais de rester polie, déclare calmement mais fermement l’agent.

Zoé est toujours énervée mais se retient d’en rajouter. L’agent note quelque chose dans son carnet avant de le fermer. Il fait un signe de tête à ses collègues, avant de reporter son attention sur Lily.

— Très bien, madame Noble, si vous souhaitez porter plainte pour les diffamations et les dégradations, je vous invite à vous rendre au poste afin de remplir les documents nécessaires et ce dans les plus brefs délais. Pour le moment, je vous invite à prendre le temps de rependre vos esprits et de réfléchir à votre situation. J’aimerais que vous sachiez qu’il ne sera pas aisé de retrouver toutes les personnes qui vont divulguer la vidéo diffamatoire. Nous ferons toutefois tout notre possible. Sur ce, messieurs dames…

Sur ces paroles, ses collègues nous saluent également et tous les trois sortent de la boutique. Une fois la porte refermée à clef, l’atmosphère semble se détendre d’un seul coup.