La lumière du soleil couchant filtrait difficilement à travers l’épaisse couche nuageuse. Par l’étroite verrière avant de l’Émissaire de l’Aube, les nuages tourbillonnants dans la clarté orangée formaient des images fantasmagoriques et menaçantes qui rappelaient au capitaine Vance la toxicité de l'atmosphère environnante, dont elle n’était protégée que par la frêle coque du vaisseau.
Dans un coin de la passerelle, Presley, un homme grisonnant au corps nerveux et au crâne dégarni, était penché sur ses cartes. Compas en main, il recalculait leur route. À ses côtés, Connie, une jeune femme aux cheveux courts et bruns, assurait le double rôle d’assistante navigatrice et d’agente des communications, comme c’était traditionnellement le cas à bord des vaisseaux civils. Presley, qui affichait déjà de façon permanente une expression de profonde contrariété, semblait plus tendu que jamais.
Naviguer aussi bas dans la couche nuageuse prĂ©sentait un certain nombre de dangers, mais offrait l’avantage du couvert : la meilleure dĂ©fense contre les pirates consistait principalement Ă ne pas les croiser. La tension Ă©tait palpable dans l’air de la cabine. La timonière, une femme de fort embonpoint dont la natte noire lui descendait Ă mi-dos, gardait une main serrĂ©e plus que de raison sur le volant mĂ©tallique. L’autre jouait nerveusement avec une boucle d’oreille en or, qui contrastait magnifiquement avec sa peau caramel. Ă€ ses cĂ´tĂ©s, un homme Ă la casquette de toile gardait ses yeux bleus dĂ©lavĂ©s rivĂ©s sur un Ă©cran radar. La grimace d’anxiĂ©tĂ© qui tordait son visage burinĂ©, bordĂ© d’une barbe sertie de bagues et de perles, lui donnait des airs de chiffon Ă qui il aurait poussĂ© des poils.Â
Joxx, le second, un gaillard bien bâti aux yeux gris, faisait nerveusement jouer les articulations de sa prothèse mécanique quand un signal sonore vint briser le silence de la cabine.
« On vient de capter un vaisseau proche, capitaine », annonça Joxx, une tension perceptible dans la voix.
Une ombre d’angoisse passa dans les yeux noisette de Katrina Vance, une expression d’inquiétude pliant sa peau sombre, accentuant légèrement des rides naissantes aux coins de ses yeux. La capitaine de l’Émissaire de l’Aube avait arpenté la mer de nuages durant des années. Son expérience lui soufflait que cette rencontre inopinée n'augurait rien de bon, si loin des itinéraires balisés.
« On a une identification ? »Â
« Leur signature morse les identifie comme des moissonneurs d’eau », répondit la voix de Connie derrière eux.
Joxx s’était retournĂ© vers Katrina pour la jauger du regard, et elle voyait dans ses yeux qu’il Ă©tait aussi sceptique qu’elle.Â
« Un moissonneur ? Aussi bas ?… Connie, communiquez aux vigies de rester en contact permanent avec nous. »Â
Au sommet du vaisseau, dans une nacelle fixée sur le ballon gonflé à l'hélium enrichi, deux vigies emmitouflées dans des scaphandres de protection scrutaient le ciel autour du vaisseau. Au milieu des sifflements du vent, la voix assourdie de la jeune estafette leur parvint à travers les microphones grésillants.
« Cabine Ă vigie, cabine Ă vigie. RĂ©pondez, vigie, Ă vous. »Â
« Ici vigie, Ă vous. »Â
« Vaisseau proche de nous, code morse : moissonneur d’eau. Restez vigilants et en contact avec la cabine. À vous. »Â
Il y eut un bref échange de regards entre les deux scaphandriers, suivi d’un silence, avant que l’un d’entre eux ne se décide à répondre.
« Hum… On doit s’attendre Ă du grabuge ?.. Ă€ vous. »Â
« Pas sĂ»r, peut-ĂŞtre… Restez vigilants. Fin de transmission. »Â
L’un d’entre eux se mit nerveusement derrière sa Parabellum et fit rapidement quelques vérifications de routine sur la mitrailleuse mobile. De l’autre côté de la nacelle, la seconde vigie ouvrit une communication avec la tourelle arrière.
« Tourelle arrière. On pourrait avoir de la visite. Garde l’œil ouvert. »Â
Dans les lointains embruns orangés, son regard capta le geste du mitrailleur arrière : un pouce en l'air dans leur direction. Rassuré que la seconde tourelle soit sur ses gardes, il rabattit les binocles fixés à son casque devant ses yeux. Il ne fallut que peu de temps pour qu’un léger bourdonnement s’insinue dans les sifflements de la mer de nuages. Le scaphandrier balaya le ciel de ses jumelles pour trouver la source du bruit et découvrit quatre aéronefs surgissant soudain des nuages.
Un Spitfire rouge flamboyant en tête, suivi par trois biplans — un Gloster Gladiator jaune éclatant, un Blériot-SPAD dont une bande violette vibrante surmontait un ventre blanc, et enfin un Arado Ar 197 dont le nez et la queue vert vif encadraient un corps rouge.
La vision de cet escadron, bariolé, couvert de symboles stylisés et de marques de victoires, noua les tripes à la vigie, qui se jeta sur les communications pour y crier.
« Escadre en vue, quatre appareils ! »Â
Plusieurs secondes passèrent, interminables, avant que la sirène de l’Émissaire de l’Aube ne retentisse sous le ballon. Les deux tourelles au sommet de l’aéronef ouvrirent le feu sur les chasseurs approchants. Quelques instants plus tard, ce furent toutes les défenses du petit vaisseau qui se mirent en branle, illuminant les nuages ocres de stries ardentes dans un crépitement assourdissant.
À travers les verres bombés de ses jumelles, la vigie, qui se tenait en arrière du mitrailleur, vit quelque chose qu’il ne comprit pas immédiatement. Derrière le Spitfire criard qui délivrait une première salve dévastatrice de ses quatre mitrailleuses Browning, il vit ce qui ressemblait à des silhouettes humanoïdes entre les ailes des biplans.
La seconde salve du Spitfire força les mitrailleurs à se mettre à couvert, et lorsque les autres chasseurs passèrent à sa suite en basse vitesse à ras du ballon, le guetteur vit ses craintes confirmées ; chacun des biplans portait deux assaillants entre ses ailes. Ces derniers, profitant de ce que les mitrailleuses s’étaient tues, sautèrent sur le dirigeable, armés de fusils courts et d’armes blanches. Leurs sombres scaphandres renforcés réfléchissaient la lumière orangée des nuages.
D’une voix paniquĂ©e, l’homme cria dans le micro : « On a des gremlins sur le ballon ! »Â
Le mitrailleur eut à peine le temps de se remettre à son poste qu’une grenade atterrit dans la nacelle.
Ă€ travers les Ă©metteurs du casque, une explosion assourdissante retentit, forçant Connie Ă l’arracher brusquement avec un rictus. MalgrĂ© les acouphènes dĂ©clenchĂ©s par la dĂ©tonation, elle s’empressa de renfiler les Ă©couteurs Ă travers lesquels ne rĂ©sonnait plus que des grĂ©sillements parasites.Â
Malgré ses efforts pour garder une voix claire, la panique perçait dans son ton. « Cabine à vigie, cabine à vigie ! Répondez ! » Elle laissa s’écouler quelques secondes avant de réitérer son appel, qui resta sans réponse.
« Capitaine, on a perdu le contact avec le ballon ! »Â
Toute la cabine fut secouée par une explosion sur la coque externe, juste avant que le Spitfire, rugissant à plein régime, ne fende l'air devant la verrière avec l'Arado sur son aile gauche. Une trainée de balles les suivait, crachée par la tourelle avant du vaisseau dont les rafales régulières résonnaient, assourdies, jusque dans la salle de contrôle du dirigeable.
Katrina s’était levée instinctivement et suivait les deux appareils des yeux, le Spitfire s’éclipsa dans les nuages, mais avant que son ailier ne puisse le suivre le tracé de balles vint couper ses ailes gauches et l’Arado partit immédiatement dans une vrille folle, arrachant le pilote de son cockpit. Elle put voir le corps tomber à travers les nuages, comme un pantin désarticulé, probablement étourdi par la violence de l’éjection, si cette dernière ne lui avait pas purement et simplement brisé le cou. Mieux vaut ça que de brûler dans la carcasse, se dit-elle in petto, avant de balayer les nuages des yeux à la recherche du Spitfire.
Elle le vit percer les nuages à une vitesse prodigieuse, en plein en face d’eux. La mitrailleuse de tête, prise de court, ouvrit le feu trop tard… Trop tard et trop haut. Katrina eut le temps de voir l’éclat du tir des deux canons Hispano de l’appareil et avant qu’elle ne puisse crier à son équipage de se mettre à couvert, toute la salle de contrôle fut secouée par une fantastique explosion.
 La détonation résonna dans tout le bâtiment, jusque dans l’exigu couloir qui menait au sas d’accès principal vers le pont extérieur. Embusqué dans les cabines et derrière les poutres métalliques bordant le couloir, l'équipage, armes levées et masques à air vissés, guettait la lourde porte en fer noir. Une petite barricade avait été dressée à la va-vite devant la porte principale. Boonmee, le vieux quartier-maître et deux aéronautes y étaient tapis à couvert. De l’autre côté du sas, le petit commando largué par les biplans travaillait visiblement à enfoncer la porte. Les échos de leurs tentatives résonnaient dans le silence oppressant du boyau de cuivre.
La charge explosive qui l’arracha de ses gonds projeta la lourde porte dans le couloir, elle finit sa course en s’écrasant dans la barricade de fortune. Ă€ peine l’équipage sortait-il de ses abris pour recevoir les assaillants que le corridor fut balayĂ© par plusieurs volĂ©es de chevrotines. Ă€ deux pas de Boonmee, un homme, le visage ravagĂ© par des billes de plomb, tenait dĂ©sespĂ©rĂ©ment son masque Ă oxygène en place alors que les vapeurs toxiques s’insinuaient dans le vaisseau. MalgrĂ© le choc initial, le juste retour de feu de l’équipage cloua les commandos sur place, les empĂŞchant complĂ©tement de pĂ©nĂ©trer dans la brèche.Â
Elle avait momentanĂ©ment dĂ» perdre conscience. Katrina se redressa rapidement, un peu trop rapidement, et la passerelle de commandement tourbillonna autour d’elle quelques instants. AgenouillĂ©e par terre, Connie semblait en Ă©tat de choc, le visage blĂŞme, striĂ© du sang qui dĂ©goulinait de son arcade sourcilière. Elle regardait le vieux Presley, dont le corps avait Ă©tĂ© fendu de la clavicule au nombril par un gros dĂ©bris de mĂ©tal. Une impressionnante flaque de sang s’étendait autour de lui. Ses yeux vides Ă©taient rivĂ©s dans la direction du capitaine et elle remarqua que mĂŞme dans la mort, il avait un air quelque peu chafouin. De l’autre cĂ´tĂ©, Pakhi Trachtenberg, la timonière, Ă©tait plus que jamais cramponnĂ©e à la barre. Le responsable radar, quant Ă lui, Ă©tait restĂ© fidèle au poste, bien que sa tĂŞte ne soit partie plusieurs mètres en arrière, arrosant abondamment la passerelle au passage. Elle roulait maintenant de droite Ă gauche, au rythme du dirigeable, l’air surpris. Au milieu de ce chaos, Joxx lui criait quelque chose.Â
« ...ien ?! »Â
« Quoi ?! »Â
« J’ai dit, vous allez bien ?! » Il la regardait, l’air horrifié. « Capitaine ! » ajouta-t-il comme s'il venait de se rappeler son rang.
Elle se leva en titubant. Son Ĺ“il droit Ă©tait gorgĂ© de sang Ă tel point qu’elle n’arrivait plus Ă l’ouvrir et tous les sons étaient couverts d’un voile sourd en plus d’un sifflement suraigu.Â
« Je me porte comme un charme. » lui répondit-elle d’une voix légèrement tremblante alors qu’une horrible douleur lui fendait la moitié droite du crâne. Un regard rapide de son œil valide autour de la salle et ses tripes se nouèrent quand elle vit le haut de la verrière éclatée qui laissait entrer la brume toxique. « Sortez-nous de la couche nuageuse ! »
La timonière entama immĂ©diatement une ascension d’urgence, et Joxx attrapa la jeune estafette pour la remettre debout d’un geste brusque.Â
« On a besoin de vous aux communications ! Maintenant ! »Â
Son visage était toujours un masque de cire, mais Connie se remit à son poste. Joxx se rapprocha du capitaine, ils voyaient tous les deux la couche nuageuse qui devenait de plus en plus fine.
« Ils vont pouvoir lancer un véritable abordage dès que nous serons sortis, Cap’. »
Katrina attrapa une ceinture qui pendait au dossier de son fauteuil et la fixa à sa taille. « Eh bien, il est de notre devoir de les recevoir », répondit-elle, en fixant le holster de son colt double action à sa cuisse. « Madame Trachtenberg, la passerelle est à vous ! » annonça-t-elle avant de clopiner vers la sortie.
Ils croisèrent rapidement le docteur Chelska, une femme sur la fin de sa cinquantaine dont les cheveux poivre et sel formaient un carrĂ© autour de son visage aquilin, bien qu’ils soient en ce moment plus Ă©bouriffĂ©s que de coutume. DrapĂ©e de sa blouse verte et blanche de mĂ©decin, elle portait deux caisses de matĂ©riel et Ă©tait talonnĂ© par deux autres personnes qui portaient un blessĂ© grave.Â
« On dĂ©localise l’infirmerie. » lança-t-elle au passage, d’un ton sec. L’hĂ´pital de bord avait dĂ» subir de gros dĂ©gâts pour que Chelska se sente obligĂ©e de l’évacuer.Â
Alors que l’Émissaire de l’Aube perçait enfin la couche nuageuse pour rentrer dans une atmosphère plus dégagée et moins toxique, trois nouveaux appareils vinrent rejoindre les chasseurs qui harcelaient déjà le dirigeable.
En tête d’escadrille, un CA-13 Boomerang, monoplan, une livrée rouge vif striée de noir sur la moitié avant et un damier noir et jaune couvrant l’arrière ; sur son aile gauche, un biplan Boeing P12 le suivait à plein régime, le corps d’un Violet vibrant, couper en son milieu par une bande blanche, le nez bombé, typique des moteurs étoile, était décoré d’un damier blanc et bleu ; sur son aile droite un autre biplan le talonnait, un Avia B.534, le corps orange vif à motifs de flammes rouges, la queue frappé d’un dragon noire. Ils jureraient tous les trois magnifiquement dans la lumière rosée du couchant.
Émergeant d’un nuage voisin, un gigantesque cuirassĂ© Ă double ballon vint poser une ombre menaçante sur le vaisseau marchand. L’Émissaire Ă©tait une corvette de taille respectable, mais le vaisseau de guerre le rendait insignifiant. LĂ oĂą le marchand pouvait compter sur deux canons de 120 mm, le pirate s’enorgueillissait d’une bordĂ©e de cinq Ă six pièces sur chaque bord et une tourelle ventrale avant munie de deux canons supplĂ©mentaires.Â
Le cuirassé affichait fièrement son statut de pirate, il battait un pavillon rouge et noir frappé d’un crâne hilare, de profil, avec une longue chevelure retenue par un bandana. Dans un coin de l’étendard, un petit sablier était brodé.
La bordée de canons cracha une volée de grappins qui vinrent mordre dans la coque du vaisseau dans un grincement sinistre. Le cuirassé ramenait l’Émissaire comme un banc de sardines pris dans ses filets. Plusieurs dizaines de pirates attendaient déjà contre le bastingage, emmitouflés dans leur épaisse combinaison de vol, guettant le moment opportun pour sauter sur le pont extérieur du marchand.
Le long des corridors, les regards qu’elle croisait lui renvoyaient un mélange de choc et d’horreur, le tout teinté, parfois, d’un soupçon de fierté. Elle devait avoir l’air fichtrement amoché pour susciter de telles émotions et elle n’arrivait toujours pas à ouvrir son œil droit… tant pis, elle tirerait du gauche.
Katrina finit par arriver à l’artère principale, flanquée de Joxx, les échanges de feu entre les deux équipages résonnaient douloureusement contre les parois en fer de l’aéronef. Elle prit position à l'abri d’une poutre qui bordait le couloir puis, prit une longue inspiration afin de calmer la violente douleur qui lui fendait le crâne par vagues. Mais rien n’y faisait ; la souffrance semblait encore plus vivace, comme une écharde de verre qui s’enfonçait dans son orbite. Elle passa rapidement la tête pour estimer la situation, le petit commando était encore bloqué à la porte d’entrée, tenu en respect par les aéronautes de l’Émissaire, embusqués dans les cabines alentour et les renfoncements du couloir. Trois corps étaient allongés derrière une barricade défoncée. Deux étaient inertes ; le troisième remuait faiblement. Tous étaient en charpie. Une balle claqua à quelques centimètres de son visage, rebondit sur les parois et alla se perdre dans le couloir. Son œil droit ne lui permettait pas de viser précisément, elle déchargea tout de même une salve de trois tirs dans la direction générale de la porte.
« Il faut qu’on les repousse totalement avant que… » Tout le vaisseau fut secoué par une violente secousse.
Ils avaient entendu les grappins mordre dans le fuselage, et maintenant, il était trop tard : le pirate les avait tractés bord à bord. Un échange de regards avec Joxx suffit à comprendre qu’il était sur la même longueur d’onde. Le reste de l’équipage allait les aborder et il ne pourrait pas les retenir.
« Au mess. On pourra y organiser une meilleure défense. »
« Aye, aye ! Reculez, au mess ! » ordonna le second au reste de l’équipage avant de décharger son fusil à  pompe Spencer vers la porte pour couvrir leur retraite.
Le réfectoire, une grande pièce carrée, servant aux repas et aux temps libres. On y trouvait généralement une dizaine de tables alignées, en bois épais, cerclées de zinc, bien qu’elles soient pour le moment renversées en barricade devant la porte principale.
« Les blessés vers la passerelle de contrôle ! Le docteur Chelska y a installé un hôpital de fortune. Le reste, à couvert ! »
Ils étaient à peine une dizaine, alignés derrière les tables. Joxx entra le dernier, des balles ricochant à sa suite, et bondit par-dessus la barricade avec une souplesse féline que sa carrure ne laissait pas deviner. Il s’arcbouta, le dos contre la table la plus proche, pendant que sa main prosthétique s’activait à enfourner des cartouches dans la fenêtre de chargement de son Spencer. Se tournant vers la capitaine Vance, la bouche tordue en un sourire crispé, il lui parla d’un ton faussement badin.
« Il n’avait pas l’air disposé à se rendre capitaine. »
Un petit rire, qui sonna davantage comme un spasme, la secoua. Avant qu’elle ne puisse trouver une réplique intelligente, le claquement des bottes qui résonnait dans le couloir devint trop proches pour qu’elle puisse continuer de les ignorer.
« Faites une… » par les vents, ce qu’elle avait mal ! Un pic de douleur dans son œil éborgné venait de lui couper le souffle en milieu de phrase. Pendant un instant, elle s’était sentie au bord du précipice de l’inconscience. Le battement violent et sourd de son pouls qui résonnait dans ses oreilles devenait hypnotique, presque apaisant. L’abysse sombre et calme semblait plus attirante que jamais.
« Cap’taine ?! » La voix grave et un peu éraillée de Joxx, dans laquelle perçait de l’inquiétude, la ramena à l’instant présent. Elle essaya d’avaler sa salive pour s’humecter la gorge, mais sa bouche était désespérément sèche.
Sa voix se fit plus rauque qu’elle ne l’aurait voulu quand elle aboya : « Faites une ligne de feu, et tirez sur tout ce qui passe cette porte ! »
Tous les canons se tournèrent vers la petite porte, juste à temps. Des pirates, probablement ragaillardis par leur assaut, s’engouffrèrent imprudemment dans le mess. Le tir organisé de la défense en laissait trois sur le carreau, criblés par le peloton d’exécution qui les attendait. Son œil dirigeant hors service, Vance tirait au jugé. Un jeune homme avec une chapka de cuir qui lui couvrait le visage se découvrit un peu trop, arme à la main. Avant qu’il n’ait le temps de faire quoi que ce soit, la moitié de son visage éclata comme un fruit trop mûr ; les débris de son crâne aveuglèrent un pirate de l’autre côté de la porte.
La femme à la gauche de Vance qui venait de faire ce carton fit sauter la douille de son vieux fusil Springfield. En engageant une balle dans la chambre avec trop d’empressement et des mains un peu tremblantes, elle fit tomber la cartouche et en prit une autre en maugréant : « Foutu fusil à un coup. »
De l’autre côté de la porte, les assaillants s’agglutinaient, essayant de trouver un abri, ils avaient avancé trop vite et étaient exposés au feu roulant de l’équipage de Vance. Un d’entre eux glissa dans le sang de ses camarades et, dans une cascade presque comique, s’étala de tout son long dans une bordée de jurons. Sa botte explosa dans une gerbe rouge avant qu’on ne le traîne précipitamment vers l’arrière.
« On va p’tet s’en sortir finalement ! »
Qui que fût la personne qui ait dit ça, elle aurait mieux fait de la boucler ! C’est du moins se que ce dit Katrina, en voyant deux grenades traverser la porte et rebondir vers eux. Tout le monde se plaqua au sol, tous sauf un qui une seconde plus tard eut tout le haut du corps déchiqueté par le shrapnel des grenades qui balayèrent la salle dans une détonation assourdissante. Deux fois dans la même foutue journée, elle commençait à se demander si ses acouphènes partiraient un jour.
Ils n’avaient arrêté leur tir de barrage que quelques secondes, mais quand ils se remirent en position, la porte avait déjà vomi une quinzaine de pirates, menés par un petit homme trapu qui tenait à la main — Vance s’en aperçut avec horreur — un lance-flamme. En un instant, l’univers s’embrasa, le souffle des flammes assourdissait tout, leur chaleur étouffante lui cuisait la peau et leur lumière faisait danser les ombres sur les murs de cuivre. Un cri déchirant lui indiqua que quelqu'un s’était fait engouffrer par le brasier ; sale façon d’y passer.
« Vers la passerelle ! » les flammes continuaient de ronfler au-dessus d’eux au moment où ils rampèrent vers la sortie.
Le petit groupe atteignit rapidement le cockpit principal. Katrina fut un peu rassurée de voir qu’un bon nombre de ses gens étaient encore en vie, même s’ils n’étaient qu’une poignée à pouvoir encore se battre. À leur entrée, Connie avait bondi comme un ressort, un revolver à sept coups pointé vers l’entrée qu’elle releva en les reconnaissant.
« Ne la rangez pas tout de suite », lui ordonna la capitaine, en voyant l’estafette rabattre le chien de son Nagant. « On n'est pas sortis de l’orage », renchérit Joxx en arrivant.
Les deux mains enfoncées dans une large plaie, Chelska était occupée à arrêter l’hémorragie d’une jambe. Elle était couverte de sang jusqu’au coude et presque tout l’équipage autour d’elle portait des bandages ou des attelles. Le docteur n’avait pas chômé.
Les membres de l’équipage encore vaillant se regroupèrent autour de Vance, Joxx Ă Â sa droite et Connie Ă sa gauche, une quinzaine d’entre eux braquaient la porte. Couverte de sueur et la respiration tremblante, elle attendait que l’assault final commence. Cependant, les bruits de pas s’estompèrent et l’encadrure du sas restait vide. Un silence entrecoupĂ© du gĂ©missement des blessĂ©s dura quelques instants.Â
« Le capitaine est-il disponible ? » la voix était claire, articulée et relativement inattendue.
Elle fit jouer ses doigts sur la crosse de son arme, hésitante. « Qui le demande ? »
« Nous pourrions, ma foi, continuer cette petite escarmouche, mais selon mon opinion, la négociation serait à notre avantage à tous. Qu’en pensez-vous capitaine ? »
Une grande femme apparut prudemment dans l’encadrure, les épaules carrées, un visage avenant, constellé de taches de rousseur. Sa longue chevelure rousse était retenue par un bandana vert, serti de perles et de broderies. Le scaphandre de combat noir qu'elle portait était rehaussé d’un long manteau vert sombre en tissu de qualité et taillé avec goût. Une expression de surprise brisa un instant son masque de convenance, ce qui laissa Katrina un peu perplexe. Il lui était poussé des cornes ou quoi pour que tout le monde la regarde avec des yeux de hiboux éberluer ? L’inconnue fit quelques pas en avant, lents, mais assurés.
« Capitaine Llewellyn Bordage, du Chasseur de Typhon. » Elle avait annoncé ça sur le ton de la conversation, comme si elles s’étaient croisées dans un rade d’aéroport. Quelques-uns de ses hommes la suivaient, armes au poing, mais dans une attitude attentive.
« Capitaine Katrina Vance, de l’Émissaire de l’Aube. »
« Capitaine Vance… Bien ! Vous ne nous avez pas encore criblé de balles, ce que je prends pour une volonté de communiquer. Le Chasseur et son équipage vous écrasent cinq contre un sur à peu près tous les aspects. »
« Tout ce que je demande, c'est l’assurance que mon équipage sera sauf, vous pouvez prendre tout le reste. »
Le capitaine Bordage affichait un sourire d’une franchise glaçante. « Oh, avec les efforts dĂ©ployĂ©s pour percer vos dĂ©fenses, je compte bien prendre tout ce qui n’est pas vissĂ© au sol. »Â
« Ou on pourrait vous combattre jusqu’au dernier ! » Connie avait craché ça avec un fiel dans la gorge qui lui était rare. Plusieurs armes se relevèrent des deux côtés, Katrina leva une main pour calmer ses troupes.
« Il me semble que c’est dĂ©jĂ ce que vous avez fait… » la capitaine Bordage avait dit cela en levant lĂ©gèrement la tĂŞte de Presley du bout de sa botte. La main de la jeune estafette tremblait plus que jamais, le chien de son arme menaçant dangereusement de s’abattre. « Je vais vous dire… » tout en soignant sa diction, la pirate entreprit d’arpenter la passerelle avec une dĂ©marche chaloupĂ©e, balançant les Ă©paules d’un air prĂ©dateur « ...vous baissez vos armes, et on vous les restitua en plus de votre vaisseau une fois dĂ©lestĂ©. Cette coquille ne m’est d’aucune utilitĂ©. »Â
Elle aurait pu la tuer, d’une balle bien placée, elle aurait pu... Mais, ça aurait été sacrifier tout son équipage. L’air détaché, drapée dans son manteau vert, la flibustière continuait sa déambulation, sorte de parade nuptiale intimidatrice. Profitant de cette accalmie, un grand nombre de maraudeurs s’étaient glissés dans la cabine, leur puissance de feu venant appuyer l’argumentaire de leur capitaine. Elle avait hésité trop longtemps — Katrina s’en apercevait. Sans tirer un seul coup de feu, la capitaine Bordage venait de prendre l’avantage et ses hommes étaient en place pour un massacre. Avec un nœud dans la gorge, elle baissa son Colt et, lentement, elle le posa au sol.
Un long frisson parcourut l’équipage marchand. Se rendant à l’évidence, Joxx posa doucement son fusil au sol, progressivement, tout l’équipage le suivi. Bientôt, Connie fut seule à tenir son arme, sa mâchoire serrée donnait un air dur à un visage doux. Joxx dû prendre l’arme de Connie qui semblait trop crispée pour la lâcher d’elle-même.
« Bien ! » déclarat-elle en se fixant finalement face à Katrina « Ah et une dernière chose : il me faut votre cuisinier. »
« Pardon ? » la demande incongrue avait pris Katrina de court.
« Boule de suif, n’a qu’un œil. » dit-elle en posant ses doigts sur son œil dans un pantomime grotesque avant de saluer d’un geste de familier un petit homme avec un cache-œil et une bedaine. Engoncé dans sa combinaison de vol, il semblait essayer de disparaitre derrière le reste de l’équipage. Sous les grosses gouttes qui perlaient de son front, une peur panique se lisait dans son œil unique.
Une montée de bille vint lui brûler le bas la gorge à l’idée d’abandonner un de ses hommes aux mains de ces barbares, à moins que cela ne vienne la douleur qui lui vrillait la tête. Elle essayait de rassembler ses pensées, mais même tenir debout devenait un défi.
Le fait de laisser un membre de l’Émissaire de l’Aube à ces bâtards la dégoutait au plus haut point, mais le cuistot les avait rejoints à peine deux mois plus tôt. La plupart de l’équipage s'était plain de lui. Pas de sa cuisine, qui était plus que correcte pour de la cuisine de bord, cependant il avait toujours semblé manigancer un mauvais coup. Même Joxx avait dit qu’il l’avait approché avec des propos qui frôlait la mutinerie. Si c’était lui pour sauver les autres…
Le capitaine Bordage attendait patiemment, la main tendue et le visage affable, comme s'ils négociaient une simple cargaison de courgettes. Avec réticence, elle lui serra la main et elle entendit à cet instant les cris de désespoir du cuistot alors que des hommes le trainaient vers la sortie.
”Eh bien ! Vous pourrez repartir dès que vos cales seront vides capitaine.”
Les jambes de Katrina tremblaient et des taches noires dansaient au bord de son champ de vision quand la capitaine Bordage quitta enfin la passerelle. D’un coup, comme si on avait enclenché un interrupteur, le sol se déroba sous ses bottes, et elle tomba dans l’abysse, embrassant le calme et le silence de l’inconscience.

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