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Les Rejetons du Ciel

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tome 1, Chapitre 3 « RĂ©veil Douloureux » tome 1, Chapitre 3

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Noir… Chaud… Confortable... Comme si elle avait été allongée sur un coussin d’air agréablement tiède ou dans un écrin de coton. Elle n'aurait pas su dire depuis combien de temps elle dérivait dans cette délicate obscurité. Des yeux verts et un sourire chaleureux — terriblement chaleureux — mais qui découvrait des crocs acérés. Très haut au-dessus d’elle, la dominant de toute sa hauteur, la monstrueuse figure la toisait. Ses cheveux de feu léchaient sa peau blême, et au fond de ses yeux émeraude brillait une faim dévorante : un appétit insatiable prêt à consumer le monde entier dans l’avide brasier qui illuminait ses entrailles. Le visage aux dimensions cyclopéennes approchait lentement, et la chaleur de sa fournaise envahissait tout l’univers. La douillette tiédeur dans laquelle elle flottait venait de se changer en étuve étouffante. Elle tendit les mains devant elle, dans un geste de protection incontrôlé. Avec horreur, elle vit sa peau se cloquer et craqueler, accompagnée de la douleur la plus intense qu’elle n’ait jamais ressentie. Son sang bouillait dans ses veines quand le visage géant, au sourire carnassier, fonça sur elle : une bouche démesurée, un puits sans fond garni de dents effilées, refoulant une odeur de soufre et de pourriture.

Le claquement sec des mâchoires.

Katrina ouvrit les yeux, la respiration courte et saccadée, le corps engourdi et l’esprit vagabond. Elle mit un moment à comprendre où elle était. Durant un instant, elle s’était crue dans la chambre de sa demeure familiale, à Chonnakhet, son père penché sur son bureau, dans un coin de la pièce. Cependant, sa chambre s’était mise à tanguer, et le docteur Chelska, l’air épuisé, grattait du papier sur un bureau envahi de documents et de matériel médical plus ou moins organisé. 

Ah oui, l’Émissaire de l’Aube, l’abordage, tout lui revenait. Ça allait être un fameux bordel administratif à régler, sans compter les rencontres avec les familles des victimes. Les victimes, bon sang... combien en avait-elle perdu ? Elle n’avait pas le temps de rester allongée. En se relevant précipitamment, elle eut une perte d’équilibre et faillit tomber du brancard sur lequel elle était. Chelska avait sauté de sa chaise pour la rattraper par les épaules.

« Du calme capitaine ! »

La tête lui tournait un peu, et la docteure essaya de la recoucher avec un geste ferme, mais non dénué de douceur. Cependant, Katrina voulait s’asseoir, et après un léger bras de fer entre les deux, Chelska l’aida à s’installer au bord du brancard.

« Vous avez besoin de vous reposer », lui dit-elle d’un ton docte et réprobateur.

« Combien… » Katrina fut prise d’une douleur qui lui arracha un grognement. La soudaine souffrance dans son œil la força à le fermer. 

« Huit morts… » répondit Chelska, devinant la fin de sa question. « Une quinzaine de blessés. Trois graves », renchérit-elle en pointant les lits du fond, sur lesquels trois personnes semblaient inconscientes. « Je ne peux pas encore me prononcer sur leurs chances de survie », bien qu’elle ait annoncé cela avec une certaine retenue dans la voix, l’expression sombre qui tordait les rides de son visage laissait percevoir la pression que les morts apposaient sur sa conscience.

Une brique venait de lui tomber dans l’estomac : presque un tiers de son équipage avait disparu dans la nuit. Elle se prit la tête dans les mains avec un profond soupir, et ressentit, au creux de sa main droite, une épaisse couche de compresse humide là où elle aurait dû trouver son œil. Avec surprise, et non sans une certaine appréhension, elle vit que sa main était couverte de sang. Elle releva les yeux vers Chelska, avec une expression d’horreur contenue sur le visage.

Sortant de son ruminement moribond, la femme se reglissa dans son rĂ´le de docteure.

« Je vais devoir changer votre pansement. »

Avec un empressement attisé par l’angoisse latente, Katrina essaya rapidement de retirer le bandage avant que la médecin de bord n’écarte sa main, comme si elle chassait une mouche.

« Du calme, je vais l’enlever pour en refaire un propre. » Le ton qu’elle avait employé pour lui parler était celui qu’on utilise pour rabrouer une gamine indisciplinée. En temps normal, elle l’aurait rappelée à l’ordre, mais à cet instant, elle était cramponnée au chevet de son brancard, tous les muscles de son corps en tension, presque tétanisés. Quand Chelska eut fini de retirer les bandages, la capitaine écarquilla les yeux, mais rien n’y faisait : son œil droit ne transmettait que du noir — ou plutôt, il ne transmettait plus rien. Rien du tout, juste une grande tache aveugle qu’elle n’arrivait pas à concevoir. 

« Je n’arrive pas à voir. » Elle avait dit ça avec un petit gémissement dans la gorge.

« Excusez-moi, capitaine, je dois remettre ça en place. » 

Avant que Chelska ait pu appliquer le nouveau pansement, Katrina lui attrapa le poignet. « Je n’arrive pas à voir ! » rabâcha-t-elle en pointant son œil comme si la docteure n’avait pas compris la première fois. Cette dernière lui prit la main et dégagea doucement son poignet de l’empoigne de la capitaine. 

« Je sais. Je vais vous expliquer, mais je dois poser votre pansement avant. » L'intonation adoptée était calme, presque douce. Chose inhabituelle dans la bouche de cette femme qui avait généralement un franc-parler un peu brut, hérité de sa carrière à bord de navires militaires. Elle finit de fixer le cataplasme de compresses avant de reprendre dans ce même ton apaisant.

« Pendant la bataille, vous avez pris un débris de verre… conséquent. » Le dernier mot avait été prononcé en pointant une grosse écharde transparente, toujours teintée de rouge, posée sur son bureau. « J’ai dû enlever plusieurs autres éclats de votre orbite. J’ai aussi dû extraire ce qui restait de votre œil. »

Alors que la docteure déroulait la chronologie des événements, Katrina sentait le sang lui monter la tête. Les battements de son pouls résonnaient dans ses oreilles, rendant le monologue de Chelska quasiment inintelligible. Sans prévenir, la bile lui monta dans la gorge, et elle ne put pas se retenir de vomir. La toubib, d’un coup de pied expert, fit glisser un seau de cuivre devant le brancard, et la regurgitatrice réussit à y mettre presque tout ce qu'elle expurgeait. Le reste devrait attendre une serpillière. Un goût acide lui envahissait la bouche, qu’elle essaya d’évacuer en crachant ce qui lui restait de salive, avant de se redresser. 

« Désolé, ça m'a pris… »

« Ne vous excusez pas. » Elle lui tendit une serviette en tissu. « C’est assez normal. Et puis, l’anesthésie y est peut-être pour quelque chose. »

Katrina porta inconsciemment une main vers son œil et caressa la compresse qui le recouvrait. La médecin l’observait d’un air compatissant.

« Je suis désolée pour votre œil, capitaine. C’est déjà un miracle que le morceau de verre se soit arrêté là où il l’a fait. Plus loin et c’était le cerveau. »

La lumière du jour, qui inondait la petite infirmerie de bord, rappela au capitaine Vance  un fait qu’elle n’avait, jusqu’ici, pas encore relevé. Lors de l’assaut des pirates, le soleil était rasant, crépusculaire. Or, il semblait maintenant haut dans le ciel — midi, peut-être plus.

« Combien de temps est-ce que je suis restée inconsciente ? »

Après un bref regard vers la montre qu’elle portait au revers du poignet, Chelska lui répondit : « Vingt heures, plus ou moins. »

« Il faut que je voie Joxx. J’ai besoin d’un rapport complet. »

Elle commença à se lever et la toubib lui attrapa le bras, pas pour l’arrêter, mais pour la soutenir. « Quoi que vous ayez besoin de faire, vous allez devoir le faire en douceur. » Elle finit de l’aider à se redresser. « Vous allez mettre du temps à vous faire à l’absence de profondeur. Ça risque d’affecter votre équilibre. »

« Vous avez d’autres bonnes nouvelles ? »

« Votre œil valide va vite se fatiguer. De plus, il est possible que vous ressentiez des douleurs et des migraines. »

« Vous êtes un parangon de positivité, vous savez. »

« Et j’aurai besoin de vous revoir ce soir, pour refaire votre pansement, histoire de m’assurer que ça ne s’infecte pas. » Le ton était sans réplique et Katrina ne se risqua pas à y répondre. Elle se contenta d’un hochement de tête avant de prendre la porte.

Au sortir de l’infirmerie, un courant d’air froid balayait le couloir. Le sas, détruit pendant l’abordage, avait laissé place à un trou béant. Malgré une toile cirée tendue par-dessus et fixée à l’aide de gros rubans adhésifs, le vent s’engouffrait à travers l’ouverture. Elle remarqua alors qu’elle était couverte de sueur, sa chemise de laine était détrempée, et l’air froid semblait passer directement à travers elle, la frigorifiant jusqu’aux os. 

Elle était gelée, endolorie, et bon sang, ce qu’elle puait ! La sueur, le sang, la poudre et l’odeur âcre — si particulière — des vomissures qui tachaient son pantalon empuantissaient l’air autour d’elle. Dans un premier temps, elle devait passer à sa cabine et se changer. Avec un peu de chance, elle aurait aussi le temps de faire au moins une toilette de chat. Pour atteindre ses quartiers, il fallait traverser le mess, bien qu’elle eût préférée avoir le temps de se rafraîchir avant de faire face à son équipage. Mais le seul autre chemin passait par le pont extérieur, et elle préférait mille fois apparaître un peu dépenaillée au regard de ses aéronautes plutôt que d’affronter le froid mordant du vent. Prudemment, une main contre le mur, elle s’avança vers la porte du mess. Son équilibre était effectivement un peu précaire.

À son entrée dans le réfectoire, une dizaine de personnes étaient éparpillées en petits groupes. Alors qu’elle espérait un peu passer inaperçue, un homme croisa son regard — ou ce qui en restait — et se leva, la reconnaissant.

« Cap’taine sur le pont ! »

Dans un concert de raclements de chaise, tout l’équipage présent se leva pour lui faire face, le poing sur le cœur, comme il était de coutume pour saluer un officier supérieur dans l’aéronautique marchande. Il avait fière allure, l’équipage trié sur le volet de l’Émissaire de l’Aube. Des nez cassés, des attelles aux doigts ou aux bras, des sutures fraîches et des plaies bandées. Pas étonnant que Chelska ait eu des cernes qui lui descendaient jusqu’aux genoux : la toubib avait dû officier toute la nuit et n’avait probablement pas encore dormi.

« Repos », annonça-t-elle simplement, les laissant se rasseoir à leurs tables. Cependant, la plupart d’entre eux gardaient un œil concerné tourné vers leur capitaine.

S’efforçant de garder un équilibre stable, elle traversa la salle, espérant ne pas laisser transparaître sa hâte de retrouver ses quartiers. L’absence de perspective l’obligeait à constamment recalculer son cap et elle faillit s’achopper à une chaise dont elle avait mal estimé la distance. Contournant cette dernière, elle finit par atteindre la porte avec un certain soulagement.

Il ne lui restait plus que la courte traversée du dernier corridor. Elle y croisa une femme, dont la combinaison de vol, rabattue jusqu'à la taille, laissait apparaitre un t-shirt de laine grossier. Elle la salua à son passage.

Enfin, sa cabine. Sa chemise lui collait à la peau, le sel de sa transpiration irritait son épiderme, et tout les replis de ses articulations. Sans prendre le temps de la déboutonner, elle la fit glisser par-dessus sa tête en même temps que le débardeur qu’elle portait dessous. Torse nu, Katrina déploya l’évier mural d’une pression de la main avant d’attraper, dans un placard contigu, un gant de toilette et un pain de savon au lait de yak.

En quelques minutes, l’évier était constellé de taches de crasse, de sang et d’autres fluides moins identifiables. Cette toilette à l’eau froide avait fini de chasser l’engourdissement pâteux de l’anesthésie, mais — revers de la médaille — elle avait aussi réveillé les courbatures qui avaient colonisé la majorité de ses muscles. Avec un grand soin, elle se passa le gant sur le visage, passant délicatement sur les bords de son bandage. Elle croisa son reflet dans le miroir, son œil noisette, bordé de cernes, la regardait d’un air circonspect. Ses doigts dessinèrent le contour droit de son visage. Avec une infinie précaution, elle décolla les sparadraps qui le retenaient, et écarta les compresses de son œil droit — ou plutôt, de là où il aurait dû être. Son orbite, désespérément vide, était contouré d’un liseré de plaies encore suintantes, dont la plus large était suturée et lui descendait jusqu’à mi-joue.

La porte s’ouvrit à la volée, et Joxx, un sourire mal assuré aux lèvres, entra précipitamment dans la cabine. Dans un geste de pudeur, Katrina recouvrit rapidement son œil avec le pansement.

« Cap !… Oh pardon, je peux repasser. »

« Serviette. » Elle s’était repassée un coup sur la figure pour essuyer les coulures et elle avait du savon dans l’œil. Joxx en prit une dans le placard qui bordait l’évier et la mit dans la main que lui tendait Katrina. Tout en s’essuyant le visage, elle s’adressa à lui : « À quel point on est dedans ? »

« Eh bien, capitaine. » il eut un petit soupir avant de continuer : « On a perdu huit membres d’équipage. » 

« Le toubib m’a fait un rapport des… pertes. » Elle avait eu un peu de mal à trouver ce dernier mot, qui ne lui semblait pas approprié pour décrire la mort de personnes qu’elle fréquentait depuis plusieurs années.

« Boonmee est mort. » 

Il fallut un instant à Katrina pour encaisser l’information. C’était un quartier-maître irréprochable, aimé de l’équipage, et un homme qu’elle avait appris à apprécier. Elle finit de s’essuyer le haut du corps avant d’ouvrir une commode encastrée dans le mur, proche de sa couchette.

« Et pour le matériel ? » 

« L’inventaire n’est pas encore terminé, mais on a une bonne idée de ce qu’on a perdu. À commencer par la cargaison. »

« Il va falloir justifier ça aux Wongworalak, ce cargo était important pour eux… » Elle enfila un t-shirt blanc tout en parlant, puis choisit une chemise de lin rouge sombre. Après tout, elle se devait d’avoir l’air de contrôler la situation et le matériau noble lui paraissait plus convaincant qu’une liquette en laine simple.

« C’est pour ça qu’ils sont assurés, capitaine. » 

« Oui, mais ils ne nous payent pas pour faire marcher leur assurance. »

Elle finit de boutonner sa chemise avant de s’asseoir pour retirer ses bottes. La première sauta facilement, mais la seconde résistait. D’un signe de la main, elle indiqua à Joxx de s’approcher pour l’aider. Il cala la botte récalcitrante entre ses cuisses et Katrina posa son pied libre contre son fondement.

« Le canon bâbord de cent vingt… » Il eut un petit grognement en tirant sur sa botte. « …a été arraché avec une partie de la baie. » Elle poussa son pied contre lui en sentant la botte se déchausser. « On a aussi au moins trois brèches importantes… » La botte se dégagea si brusquement de son pied qu’elle envoya Joxx en avant de quelque pas. Il la jeta à côté de l’autre avant de reprendre. « … dans la coque et qui risque de nous coûter bonbon à réparer. »

« Merci. »  

« J’ai mis tout ça sur papier. » Il pointa le bureau, dans un coin de la cabine, sur lequel reposait une chemise cartonnée dont s’échappaient quelques documents. Elle n’avait présentement aucune envie de se plonger dans la paperasse. Cela dit, l’envie ne la prendrait jamais subitement de passer des heures à rédiger un rapport ; disons qu'à cet instant précis, elle n’en avait ni l’envie, ni le courage.

« Bien. » Elle retira ses chaussettes pour les jeter en boule dans son placard ouvert.

« Capitaine… Hum… Comment vous sentez-vous ? »

Katrina se doutait que ce n’était probablement pas la formulation exacte qu’il avait voulu utiliser, mais la seule qu’il avait trouvée sur le moment. Comment se sentait-elle ? Dévastée, mortifiée, comme si on lui avait lavé les tripes à l’acide caustique. En une soirée, elle avait perdu un tiers de son équipage, la moitié de son champ de vision et l’intégralité de sa cargaison. Alors, comment elle se sentait ?

« J’ai connu mieux. » Elle peina à ne pas laisser transparaître toute l’amertume qu’elle ressentait. « Allez reprendre la passerelle, Joxx. Je vous y rejoins. »

Il s’éclipsa rapidement et elle finit de se changer en vitesse. Le pantalon de toile épaisse qu’elle récupéra n’était pas de première fraîcheur. Cependant, comparé au précédent, il avait l’avantage de ne pas empester d’un subtil mélange de sang, de mort et de poudre. Ce petit rafraîchissement lui avait ouvert l’appétit pour un vrai bain et des vêtements fraîchement lavés, mais cela devrait attendre d’arriver à terre. 

Sur la route pour rejoindre la passerelle, elle remarqua des taches sombres sur le sol de bois. Le revêtement cuivré des murs avait l’avantage d’être facile à entretenir, mais il faudrait sûrement poncer le plancher pour se débarrasser du sang et des brûlures. Cela dit, ce ne serait qu’une note de bas de page sur la facture de la secte mécanique, s'ils avaient effectivement perdu toute la baie bâbord.

Quand elle pénétra dans la passerelle, elle eut un pincement au cœur en voyant Connie penchée sur les cartes de Presley. La marque de son corps était encore visible, aux pieds de la jeune estafette, détourée dans une large tache qui virait au brun. Elle avait les yeux humides quand elle les tourna vers Katrina. Un pansement lui couvrait toute l’arcade sourcilière du côté droit. 

« Capitaine ? » Sa voix était légèrement enrouée. En se redressant d’un coup, comme si elle venait de remonter à la surface, elle posa son poing sur le cœur. 

« Capitaine sur le pont ! » Trompéta Joxx, entraînant tout l’équipage à se retourner vers leur capitaine. Elle leur retourna leur salut avant de s’avancer vers le siège central. 

« À vos postes. » Alors qu’ils reprenaient leurs positions, elle remarqua un petit homme au crâne chauve et au teint clair. Rustam Petrosyan, si sa mémoire était correcte : un ingénieur qui n’était pas directement affilié à la secte, bien qu’il en fût un fervent pratiquant. À son cou était accroché un pendentif composé d’un écrou sur lequel avait été soudées six larges vis, une de chaque côté. On retrouvait ce symbole chez la plupart des dévots du culte de la mécanomancie. Joxx avait dû le débaucher pour surveiller les radars.

De son côté, Pakhi semblait avoir été épargné par l’assaut, du moins physiquement, ce qui relevait d’un petit miracle. La large brèche dans la verrière était si proche d’elle que le vent qui sifflait entre les bâches fixées à la hâte ballottait sa natte noire. À moins de deux pas de son poste, le précédent opérateur radar avait été raccourci par un débris, et une autre marque brune marquait le point de chute de sa tête. 

« Madame Trachtenberg, comment se comporte l’Émissaire ? »

« Comme il peut, capitaine. Les moteurs tournent à plein régime, mais c’est la prise au vent qui nous ralentit. J’ai l’impression de patauger dans la mélasse. »

« À notre rythme actuel… » Connie se racla la gorge, essayant de se désenrouer la voix, « …nous devrions atteindre Chonnakhet dans la matinée de demain, capitaine. »

« Merci, Connie… Navigatrice Presley. » malgré la distance qui les séparait, elle put ressentir le frisson qui parcourut la nouvellement nommée navigatrice de l’Émissaire de l’Aube. Quand ils l’avaient trouvée dans leur cale, plusieurs années auparavant, elle devait avoir onze ou douze ans. Presly l’avait vite prise sous son aile et quelques années plus tard, l’avait officiellement adoptée. Elle n’avait aucune famille à sa connaissance et Alexandre Presley avait perdu sa femme et son fils quand il officiait encore sous le père de Katrina. La tempête de rouille qui les avait emportés avait laissé une cicatrice toujours sensible dans le cœur des habitants de Chonnakhet. Presque toutes les familles de la ville en avaient souffert d’une façon ou d’une autre. 

Connie devait aujourd’hui avoir dix-neuf, peut-être dix-huit ans ; Katrina n’en était pas exactement sûre. Ce dont elle était sûre, a contrario, c’est qu’après huit ans de formation par Presley, la jeune femme était plus que prête à être nommée navigatrice officielle. Elle était peut-être un peu jeune pour un poste d’officier subalterne, mais elle avait plus que mérité ses gallons. Cependant, il faudrait trouver une nouvelle estafette, Connie ne pourrait pas longtemps gérer les communications en plus de la navigation.

Après seulement quelques heures de navigation, elle sentait que son œil fatiguait. La lumière du soleil était un peu trop vive à son goût. Elle voyait de temps à autre danser, à la lisière de l’étendue aveugle, de petites taches noires. Elle essayait obstinément de ne pas s’en inquiéter quand la voix de Chelska se fit entendre dans la cabine.

« Je suis au regret de vous annoncer que Clément est mort. Les deux autres sont stables. »

Ils s’étaient retournés vers elle quand la docteure avait annoncé, de son ton professionnel teinté d’amertume, la mort du jeune aéronaute. C’était sa première traversée et sa famille était proche des Vance, la nouvelle était un peu dure à avaler.

 « Je l’ai mis avec les autres, ils sont prêts. Si vous voulez accompagner leur départ. » 

La procession vers le pont extérieur se fit dans le silence. Quand les menbres de la cabine de tête arrivèrent sur le gaillard d’arrière, la plupart de l’équipage y étaient déjà présent, autour des neuf morts. Chacun était disposé sur son hamac de toile, les yeux grands ouverts comme le voulait la tradition pour les aéronautes, afin de pouvoir continuer d’assurer leur quart et prévenir le bâtiment des catastrophes à venir. L’image de Presley, le corps fendu et les tripes en écharpe, revint à Katrina. Propre, recousu et affublé de son uniforme ocre à liserés dorés, il paraissait presque en vie, excepté pour l'absence d'éclat dans ses yeux. Non contente de s’être occupée des blessés, la toubib avait visiblement pris grand soin d’apprêter les morts pour cette occasion.

Chacun à bord avait une personne désignée pour s’occuper de lui ou d’elle à sa mort. Katrina avait désigné Joxx pour qu’il enrubanne son corps et s’assure de le remettre à sa famille, si elle devait mourir à bord. Un à un, les désignés s’approchèrent des morts. Connie, le visage blême et les yeux rouges, s’agenouilla à côté de Presley, et après lui avoir chuchoté quelque chose à l’oreille, rabattit son hamac autour de son corps puis le sutura afin de le tenir en place. Un peu plus loin, Pakhi ravaudait la toile autour d’un homme à la barbe claire et bien taillée. Les relations n’étaient pas conseillées à bord, mais pas strictement interdites non plus. Katrina était à peu près sûre que le lien qui avait uni ces deux-là était quelque chose de plus profond que de l’amitié. Quelle qu’ait été la nature de leur relation, le mélange d'absolue détresse et de rage sourde qui envahissait le visage de la timonière laissait comprendre que c’était une partie d’elle-même qu’on lui avait arrachée.

Avant de rabattre la toile sur les visages, Chelska fit le tour des morts pour prélever une petite fiole de sang, du moins sur ceux qui avaient émis le souhait de rejoindre le sang du vaisseau en cas de décès sur ses ponts. Elle remit à chaque fois la fiole au gardien du mort. Quand Connie reçut la sienne, sa gorge se gonfla, comme si une boule y était remontée, et elle essayait de la faire redescendre en déglutissant. Avec la douleur qui tordait son visage, elle aurait sûrement fondu en larmes si elle n’avait pas passée la nuit dernière à essorer ses glandes lacrymales. Cependant, la douleur fit place à la tristesse quand elle rabattit les derniers centimètres de toile sur le visage de son père. Elle finit de coudre le tissu en transperçant le nez du mort, avant de faire un nœud final. La méthode utilisée par les médecins pour s’assurer de ne pas emmailloter un homme vivant était devenue un geste funéraire rituel dans l’aéronautique, marchande comme militaire. Au cœur du vaisseau, proche de la sainte-barbe, le sang de chaque personne morte à bord était déposé dans une sphère de cuivre. Dans ce réservoir se mélangeait le sang de générations d’aéronautes pour former le sang du vaisseau, l’âme des morts qui l’accompagnaient.

Pendant un instant, on n’entendit plus que le vent qui claquait les manteaux. Katrina traversa le champ de corps, brisant la dernière bulle d’intimité entre les morts et leur gardien. Arrivant au bout du gaillard d’arrière, elle prit une longue inspiration avant de faire face à l’équipage. Tous les regards étaient posés sur elle, ils attendaient un mot de capitaine, et elle regrettait subitement de ne pas avoir pris le temps d’en coucher quelques-uns sur du papier avant de venir.

« Plusieurs d’entre eux ont accompagné l’Émissaire avant que je n’y sois moi-même. Les vents m’en soient témoins, Presley m’a vue courir sur le pont en culottes courtes. Boonmee m’a appris sa science des nœuds… Après une taloche méritée quand il a vu que je fixais tout au nœud huit. »

Quelques sourires tristes se laissèrent deviner dans l’assemblée et une vague de nostalgie faillit la submerger. Elle avala sa salive et repoussa ses larmes, pas tant par pudeur que parce que ça lui faisait un mal de chien avec son œil mutilé.

« Avec eux, ce sont les derniers tenants de la vieille garde qui viennent rejoindre le quart de minuit. Et, pour chacune et chacun tombé sur le pont de l’Émissaire de l’Aube, c’est une plaie dans le cœur de son équipage. Le vaisseau continue de porter ses morts dans l’esprit de sa machine. Le corps ploie, l’esprit endure. »

La formule se propagea comme une onde à la surface de l’eau. Quelques-uns, surtout des mécaniciens, croisèrent leurs avant-bras devant eux, les poings fermés.

Presley, Boonmee et quatre autres membres de l’équipage avaient demandé à être rendus à la mer de nuages. Les trois autres corps furent déplacés à la cale, afin de les restituer à leurs familles et inhumés dans leur terre choisie. Chacun sanglé à un parachute, un à un, les corps restés sur le pont furent envoyés dans les airs. Les six dômes blancs se suivaient de près, et un vent frais les faisait tournoyer. Dans un ballet de toile immaculée, les six petits corps emmaillotés descendaient en corolle vers les volutes orangées de la mer de nuages.


Texte publié par Spider J., 5 aoĂ»t 2025
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tome 1, Chapitre 3 « RĂ©veil Douloureux » tome 1, Chapitre 3

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