Dans le ciel matinal, le petit Grasshopper à la livrée noire survolait la base d’un large cumulonimbus, son moteur ronronnait agréablement aux oreilles du jeune homme. Depuis qu’il avait commencé à prendre des leçons de vol, le ciel était devenu son refuge. À chaque pression sur le palonnier, à chaque inclinaison du manche, il sentait le petit avion réagir à ses mouvements. C’était comme si les volets et le gouvernail étaient des extensions directes de ses membres. Le petit moteur à quadruple cylindres semblait lui susurrer des conseils à l’oreille. Entre ses mains, l’appareil surfait souplement sur les courants d’air descendants qui frôlaient l’énorme montagne de vent. Le géant paraissait paisible, mais Varin pouvait sentir l’orage qui grondait au cœur du nuage.
Comme ma mère.Â
La pensée lui était venue subitement, et il trouva l’image assez à propos. Dès le matin, ils avaient réussi à se disputer à la table du petit déjeuner. À peine avait-il entamé son omelette aux émincés de volaille, que la mater familias avait entamé les hostilités.
« Les Somavanshi m'ont dit que tu avais repoussé les avances de leur fille. » Elle n’avait pas crié, elle n’avait même pas haussé le ton. Oh non, pas elle, pas Benjara Wongworalak. Elle avait, pour vous faire comprendre sa désapprobation, une maîtrise du passif-agressif qui pouvait donner à une simple tournure de phrase la violence d’une gifle.
« Il m’a fallu négocier avec ses parents pour qu’ils autorisent une présentation avant le prochain bal des hautes pluies. »
Il essayait obstinément de se concentrer sur son omelette. Cependent, le regard brûlant de sa mère — qui commençait presque à le démanger — finit par lui arracher une réponse.
« Je n’ai fait que ce que l’on attend d’un fils de bonne éducation. »
« Un homme de bonne éducation aurait su qu’une demande de cour est une chose que l’on repousse avec délicatesse. Tu t’es comporté comme un gamin des quais, ignorant de toute étiquette. »
 Afin d’essayer de gagner du temps pour formuler une réponse diplomatique, il prit une bouchée de son omelette. Benjara ne lui laissa pas le luxe de la réflexion et reprit immédiatement son assaut.
« Les Somavanshi font partie des familles les plus influentes de la ville. » Elle avait annoncé cela comme un argument absolument imparable. « De plus, la gamine est prête à se pendre à ton cou. »
Le mariage et les alliances politiques étaient devenus depuis quelque temps leur seul sujet de conversation. Pourtant, Vichai et Nattaya, ses aînés, étaient tous les deux mariés — et bien mariés. Le premier avait déjà un petit-fils qui portait le nom de Wongworalak et la seconde était presque à terme de sa grossesse, bien que l’enfant porterait le nom de famille de son père. La descendance était maintenant bien assurée, ne pouvait-elle donc pas le laisser vivre un peu ?
« Enfin, je suppose que nous devrons attendre le bal des hautes pluies. Si ses parents acceptent que tu puisses encore la courtiser. »
Son estomac s’était noué à ces paroles. Voilà déjà des mois qu’il essayait de rassembler son courage pour parler à ses parents. Depuis tout jeune, il prenait des leçons de vol, comme ses frères et sœurs. Leur père avait insisté sur ce sujet. Rachanon Wongworalak avait toujours dit qu’un marchand se devait de connaître et de maîtriser l’aéronautique et ses principes. Ils avaient appris à piloter, lire une carte de vol, comprendre le marché et l’art de la négoce. Cependant, pour Varin, c'était l’aviation qui était devenue, avec le temps, sa véritable passion. Or, dans le cadre du festival des hautes pluies, Chonnakhet organisait une course d’aviation qui attirait des pilotes de tous horizons. Son instructeur avait accepté de l’aider à se préparer, mais sans l’autorisation de ses parents, il lui serait impossible d’y participer.
« J’avais... » Il releva les yeux vers sa mère et essaya de ne pas laisser le peu de courage qu’il avait réussi à rassembler, lui échapper. « J’avais espéré m’entretenir d’un sujet, avec père et vous. »
Son père, qui depuis le début de l’échange s’était soigneusement camouflé derrière son journal, passa un œil curieux par-dessus les gros titres. Sa mère, elle, affichait un masque neutre, comme elle lui avait appris à le faire pour négocier avec les courtiers. Il fallait reconnaître que c’était un art dont elle avait une parfaite maîtrise. Le silence qui s’était abattu dans la pièce avait failli saper toute sa hardiesse. Il reprit précipitamment, avant que la pression des quatre yeux contre sa fragile résolution n’écrase complètement cette dernière.
« Eh bien, la saison des pluies est proche. Dawa à accepté de me former plus sérieusement et il pense que je commence à avoir un niveau plus que satisfaisant. »
Il fit une pause pour observer les réactions de ses parents, mais ils avaient simplement gardé leurs regards rivés sur lui. Sa mère porta une tasse de thé à ses lèvres, l’air légèrement indifférent, ce qui était généralement signe qu’elle réfléchissait. Son père avait, de son côté, replié le journal sur la table, et croisé les doigts sur son ventre généreux, l’air attentif.
« Il pense que je serai prêt pour le rallye des hautes pluies. »
Le silence qui suivit cette déclaration fut assourdissant. Ses parents échangèrent un regard, jaugeant lequel était le mieux placé pour gérer ce problème. Après une nouvelle gorgée de son thé au jasmin dont l’odeur flottait jusqu’aux narines de Varin, Benjara prit un ton médiateur.
« Nous irons voir le départ, ton père et moi, c’est un événement important de la vie sociale de Chonnakhet. »
Un début d’espoir naquit en lui. Elle n’avait pas dit non, pas directement et il semblait y avoir un chenal de négociation ouvert.
« Et tu pourras regarder les films réalisés cette année. J’ai entendu dire que Mikhaïlovitch a une maîtrise de son art assez novatrice. »
« C’est un événement important et un marchand se doit de connaître l’aéronautique, n'est-ce pas, père ? C’est une compétition qui permet de se faire un nom. De plus, il n’est pas rare que les marchands y participent, même les vieilles familles. »
Il enchaînait rapidement ses arguments. À dire vrai, il s’agissait plus de banalités connues de tous qu’il avançait comme des arguments. Ainsi, il essayait de pousser leur jugement vers un résultat positif en les noyant sous des arguments qu’ils ne pouvaient pas réfuter. Une technique de négociation que Benjara lui avait enseignée elle-même.
« Je voudrais y participer. »
« Non. » La réponse avait été courte, sèche et définitive. Ainsi, elle venait d’écraser ses espoirs en un seul mot.
« Mais !… Père ! S'il vous plaĂ®t. » Il s'aperçut avec horreur qu’il avait des accents gamins qui perçaient dans sa voix de jeune adulte.Â
L’intéressé lissa sa large moustache d’un doigt avant de répondre. C’était un petit homme replet, qui contrastait avec la haute stature élancée de son épouse. Il avait cependant la capacité de déployer une aura de charme et de charisme que lui enviait tout le cercle marchand. Quand les tactiques calculées de sa femme ne suffisaient pas à sceller une affaire, le miel de ses paroles pouvait généralement adoucir les termes de n’importe quel marché.
« Fils », commença-t-il d’un ton mesuré, « tu es plus que largement en âge de trouver une épouse. » Il leva une main pour couper la parole de son fils avant qu’elle ne naisse. Le geste était médiateur, mais ferme. « Je comprends ta passion pour le ciel, d’autant que je la partage. Cette année, tu ne peux pas couper au bal. Mais si tu es marié, ou du moins fiancé, l’année prochaine, rien ne t’empêche de prendre une semaine pour le rallye. »
À la façon du marchand chevronné, il avait balayé sa demande avec un argument logique et raisonnable. Pour faire passer la sauce, il avait consenti à une vague promesse dans le temps, qu’il pourrait toujours renégocier plus tard. Il fallait leur reconnaître qu’ils formaient une équipe de négociateurs particulièrement efficace. Varin aurait adoré avoir une réplique brillante à leur rétorquer. Pourtant, tout ce qu’il lui vint fut un vague grognement inarticulé, avant qu’il ne batte en retraite et file hors de la salle à manger.
Un trou d’air ramena Varin à l’instant présent. Les ronronnements du Grassehoper avaient éteint le foyer de frustration qui le consumait depuis la dispute avec ses parents, bien qu’il en sente encore les braises couver en son for intérieur. Malgré ses rêves de longs vols aventureux, de courses effrénées entre les cols de montagne de l’archipel des Sommets, le petit appareil avait juste assez de carburant pour rejoindre Chonnakhet. Il était grand temps qu’il rentre.
Les pales des grandes éoliennes de la ville perçaient à travers les nuages, leurs marqueurs lumineux clignotant dans un rythme inégal. Faisant un large tour, il survola l’aéroport et les quais flottants, où des dizaines de dirigeables étaient à l’amarre. Il pouvait apercevoir une myriade de personnes, aéronautes, ouvriers des docks ou marchands, qui s’affairaient autour des grands aérostats. Alors qu’il s’apprêtait à entamer un virage sur l’aile pour s’orienter vers la piste d’atterrissage, son regard fut attiré par un vaisseau qui s’approchait de la ville, lentement.
L’engin était dans un triste état, son flanc gauche avait été éventré et le cockpit était recouvert de bâches qui devaient masquer des dégâts dans la verrière principale. Le pavillon ocre, frappé d’une pièce trouée et croisée d’une épée, les identifiaient comme affiliés aux Libres Marchands. Qu’est-ce qui avait bien pu leur arriver pour les amocher à ce point ? Un orage ou une tempête particulièrement violente ? Ou, peut-être, s’agissait-il d’une attaque par un des groupes de pirates qui sillonnaient le ciel austral ?
Cette dernière option enflamma son imagination. Les pirates devenaient, d’après son père, de plus en plus audacieux ces derniers temps. Dans son esprit de jeune homme, ils représentaient autant une peur abstraite qu’une incroyable fascination. Dans les tavernes qui bordaient l’aéroport, il avait souvent entendu des aéronautes chevronnés parler de sombres aérostats battant des pavillons menaçants ornés de symboles fantasques. Au-dessus d’une choppe, éclairé par la lumière jaunâtre et grésillante des ampoules à filament, il avait avidement écouté des récits d’abordages, racontés d’un ton échauffé par la bière. L’audace demandée par un abordage en plein ciel forçait chez le jeune homme un certain respect pour ces maraudeurs des cieux. Cependant, les détails vibrants des violents accrochages rapportés par les aéronautes lui glaçaient le sang.
Profitant de son virage, il se rapprocha du dirigeable pour y jeter un œil. L’équipage s’affairait sur le pont, et dans les cordages du vaisseau, certains arpentaient le ballon avec une adresse impressionnante. Un officier, que Varin identifia par l’uniforme orange sombre qu’il portait, était accoudé au bastingage et semblait suivre son appareil des yeux.
Le petit avion noir passa gracieusement sur le tribord de l’Émissaire de l’Aube. Katrina le suivit d’un œil distrait. Elle prit une gorgée du café amer, adouci d’une cuillère de mélasse, qu'elle tenait entre ses mains. L’état de leur vaisseau avait sûrement excité la curiosité du pilote. Elle avait eu le loisir d’estimer les dégâts subis et se doutait que, vue de l’extérieur, ils devaient offrir un étrange spectacle. Son humeur s’assombrit à cette pensée ; les réparations allaient lui coûter cher. Elle allait devoir convaincre ses armateurs, ou pire, le Conseil des Marchands, de financer les réparations. Les ressources de la famille Vance ne pourraient pas couvrir à elles seules les dépenses engendrées par la remise en état du vaisseau. Si elle ne devait compter que sur leur argent, ils devraient sûrement vendre une partie de leurs terres. Et si elle parvenait à obtenir un financement, la somme qu’elle devrait à son débiteur la rendrait redevable pour des années. Ses liens avec les Wongworalak ne survivraient peut-être pas à cette mésaventure, auquel cas elle serait obligée de retrouver une famille marchande qui accepterait ses services.
Alors que le bourdonnement de l’avion s’évanouissait, les Ă©chos de la ville et les odeurs du marchĂ©, portĂ©s par le vent, commencèrent à lui titiller les sens. MalgrĂ© les questionnements qui l’accablaient, la vision de la ville perchĂ©e sur les pics jumeaux lui mit un peu de baume au cĹ“ur. L’Émissaire Ă©tait son vĂ©ritable foyer, mais Chonnakhet Ă©tait la terre qui l’avait vue naĂ®tre, de plus, sa mère et son petit frère y vivaient dans la maison familiale. Les trois Ă©normes Ă©oliennes qui surplombaient la ville en Ă©taient devenues, au fil des annĂ©es, le symbole ; on les retrouvait sur la monnaie battue sur place, sur les peintures et tapisseries de la ville et mĂŞme sur les armoiries de Chonnakhet. Bien sĂ»r, la majoritĂ© de l’énergie de la ville venait des turbines Ă vent construites sous la surface des nuages afin de profiter de la tempĂŞte perpĂ©tuelle qui y soufflait. Cependant, les trois grandes hĂ©lices avaient fait de la ville le phare de civilisation et de commerce qu'elle Ă©tait aujourd’hui dans l’archipel des Sommets.Â
Elle papillonna de l’œil, encore trop sensible à la lumière du soleil. Des pics de douleur continuaient de l’aiguillonner, de temps à autre, dans son orbite vide, et elle devait fermer régulièrement son œil valide pour le laisser se reposer. Sa mère allait soit paniquer, soit lui passer un savon en la voyant, probablement les deux. C’était un peu ridicule de penser à ça à ce moment-là , mais elle ne pouvait pas s’en empêcher. Ils sortaient d’un affrontement avec le bâtiment pirate le plus imposant qu’elle ait vue et elle se sentait comme une ado surprise à fumer en douce. Profitant un instant de l’obscurité rosée de sa paupière baignée de soleil, elle inspira un grand coup avant de soupirer.
« Cap’taine Vance. »
La voix juvĂ©nile de Anan, le mousse du bord, fit se retourner Katrina. Le gamin se tenait devant elle, très droit et paraissait Ă©puisĂ©. Le travail du mousse Ă bord Ă©tait difficile par tous les temps, mais l’abordage semblait l’avoir Ă©branlĂ©. Il s’était engagĂ© sur l’Émissaire au dĂ©part de Chonnakhet, quelques mois auparavant. Sortant de l’école aĂ©ronautique marchande, il devait avoir Ă peine ses seize ans.Â
« Mam’selle Connie vous fait dire que... euh… on lui a donné l’autorisation d’accoster. »
« Merci, Anan, dis-leur que je les rejoins sur la passerelle. » Après un rapide salut, le gosse repartit précipitamment vers le sas d’entrée. Elle vida le fond de café qui restait dans son quart en étain avant de se diriger vers le cockpit.
Malgré les derniers événements, le retour à Chonnakhet avait instauré un sentiment général d’euphorie. Tout le monde paraissait s’être décrassé autant que les infrastructures du bâtiment le permettaient, les aéronautes avaient sorti leur tenue la moins défraîchie et les officiers revêtu leurs uniformes ocre et or. Katrina avait rangé le sien peu de temps après le départ de l’aéroport et il en émanait une légère odeur de renfermé. Coupée très courte et taillée au carré, la barbe de Joxx lui donnait un air sérieux, bien qu’il y perde un peu du charme dégrossi que lui conférait la négligence routinière des longues traversées. Connie avait enfilé son uniforme d’estafette, accompagné d’un calot épinglé à ses cheveux. Il faudrait lui faire tailler un nouvel uniforme de navigatrice ; Katrina en prît une note mentale. La courte veste sans dorures accompagnée du pantalon blanc à bandes rouges de l’école des timoniers de Pakhi était agrémentée d’un foulard bleu à la taille, marqueur d’un voyage jusqu’au cercle antarctique.
En dépit de ses effectifs réduits, l’équipage de l’Émissaire travaillait vite et bien. L’amarrage du vaisseau fut réglé en moins d’une heure et quand elle mit enfin les pieds sur les quais flottants, la vision qu’elle eut de son vaisseau lui fendit le cœur. L’Émissaire de l’Aube ressemblait plus à une épave qu’à autre chose. Au centre de la carcasse, dans un réceptacle sécurisé, le sang de son père et de sa grand-mère se mélangeait à celui d’autres aéronautes morts sur ses ponts. Elle était de son sang, du sang de son vaisseau et les affronts qu’il avait subis aux mains des pirates lui inspiraient la même colère que s'ils s’en étaient pris à  un parent.
Les corps étaient débarqués un par un sur les quais. À l’annonce de leur arrivée, une petite foule s’était rassemblée devant leur lieu d’amarrage. Il n’était pas rare que les familles des membres d’équipage viennent les accueillir, du moins celles qui pouvaient se libérer de leurs obligations journalières. Cependant, cette fois-ci, c’était tout l’aéroport qui était curieux de voir le dirigeable faire son entrée aux quais flottants. Les expressions de joie, qu’on lisait généralement sur les visages, s’étaient effacées pour laisser place à l’angoisse et à l’horreur. Plusieurs têtes familières s’étaient frayé un chemin à travers la foule : la mère de Clément fixait les corps emmaillotés avec une terrible appréhension ; la femme de Boonmee, le visage fermé, affichait une calme résolution. Au bout des quais, quelqu’un se précipitait dans un petit trot guindé : elle reconnut le crâne dégarni et la fine moustache du gestionnaire des taxes qui s’occupait de l’Émissaire.
Elle allait devoir faire un rapport aux bureaux du port, voir les familles des aéronautes morts durant l’assaut, et aller se présenter aux Wongworalak pour leur expliquer la situation. La journée allait être foutrement longue. Les questions fusaient déjà dans la foule de badauds, et des maux de tête commençaient à lui taper contre les tempes. Assaillie par une légère perte d’équilibre, elle se rattrapa à un des nombreux câbles de fer torsadés qui tenaient les quais flottants ensemble. Elle ferma l’œil, le temps que la vague de malaise ne passe. La seule envie qu'elle avait à  cet instant précis était un repas chaud et assez de bière pour engourdir la douleur et tout oublier jusqu'au lendemain.
Quand elle rouvrit l’œil, elle vit que l’on présentait le corps emmailloté de Clément à sa mère. Son expression changea plusieurs fois, tendis qu’elle pâlissait de plus en plus. Ses jambes cessèrent brutalement de la soutenir et elle tomba sur le corps de son fils, le serrant dans ses bras. Le cri inarticulé qu’elle poussa couvrit tous les bruits de la foule. La violence de ce rugissement de désespoir vint secouer Katrina jusqu’au plus profond d’elle-même. Elle sentit le sel de ses larmes enflammer son orbite mutilée alors qu’une boule de rage, de frustration et de tristesse lui remontait douloureusement dans la gorge.
La journée avait été longue, foutrement longue. Devant elle, le reste d’une soupe de poisson des profondeurs séchait sur une assiette en étain. La pinte de bière fraîche qu’elle avait commandée avec était maintenant vidée de moitié et tiédissait lentement à la chaleur ambiante de la petite taverne. Le Saint-Louis  était un établissement modeste, bien que populaire parmi les aéronautes en permission à Chonnakhet. Construite sur les quartiers flottants, qui agrandissaient artificiellement la ville au dessus des nuages, l’auberge se balançait doucement au gré des vents. Une éolienne grinçante, de l’autre côté de la fenêtre, entrecoupait à intervalles réguliers les derniers rayons du soleil, alors que la vie nocturne s’éveillait lentement.
Une partie de l’équipage de l’Émissaire s’était rassemblée en une sorte de veillée nocturne improvisée. Les pleurs et les rires enivrés se mélangeaient dans une étrange cacophonie chaotique. La tête dans les mains, Connie semblait ivre morte, ce qui n’était pas inhabituel — la gamine avait une descente impressionnante pour sa taille — cependant, ce soir, elle buvait pour oublier ou au moins pour endormir la peine et la douleur qui les tenaillait tous.
Katrina, quant à elle, n’avait pas le cœur à sociabiliser. Elle avait choisi une table à l’écart. Tout en gardant un œil distrait sur l’activité de la taverne, elle nettoyait son colt, en se repassant les événements de la journée. L’écouvillon en laiton qu’elle passait dans les chambres du barillet répandait une odeur de poudre consumée qui se mêlait aux effluves d’huile d’entretien.
Elle n’arrivait pas à se sortir de la tête les yeux, rougis par les larmes, de la mère de Clément. C’est probablement ce qui l’avait le plus ébranlée de la journée ; la femme était une amie proche de la mère de Katrina. Quand le cadet de la famille avait embarqué sur l’Émissaire de l’Aube, elle l’avait accompagné jusque sur les quais.Dans un geste maternel, elle lui avait rajusté sa chemise avant de le prendre dans ses bras. C’était un jeune homme fringant et volontaire qui avait embarqué ce jour-là ; aujourd’hui, elle avait vu débarquer un cocon de toile froide. Katrina s’était retranchée dans un mutisme stoïque pour écouter cette vieille amie de la famille trois fois maudire l’Émissaire, son équipage et le nom des Vance, pour lui avoir pris son petit garçon.Ce petit garçon au regard si clair et au sourire si franc.
En comparaison, la veuve de Boonmee aurait presque parue froide. Il n’y avait eu ni larme, ni cri. Le visage fermé, elle avait échangé quelques mots avec l’homme qui lui avait présenté le corps de son mari. Que l’on soit ami, conjoint ou parent d’un aéronaute, on apprend tôt ou tard une vérité simple : la mer de nuages est la plus grande maîtresse de leur vie, leur amante et leur ennemie, l’architecte de leur mort. De loin, elle avait adressé un simple hochement de tête à Katrina, qui le lui avait rendu, puis on l’avait aidée à ramener son homme chez elle.
Sans grande compassion pour les morts, le petit gestionnaire des taxes l’avait rapidement bombardée de questions. Plusieurs heures s’étaient ensuite écoulées dans les bureaux de l’aéroport. Le gestionnaire des taxes, le directeur de l’aéroport, le responsable de la sécurité, un représentant de la famille Wongworalak — ses armateurs — accompagné d’un homme de leur assurance et finalement un envoyé du conseil des Libres Marchands : tout ce petit monde s’était rassemblé pour écouter le rapport de l’abordage.Elle allait de toute façon devoir compiler tout ça par écrit en plusieurs exemplaires. Au sortir du bureau, elle avait tout de même pu négocier un rendez-vous pour le lendemain matin avec les Wongworalak.
Le reste de la journée avait été une longue procession, de maison en maison, afin de donner ses condoléances aux différentes familles des aéronautes morts sur les ponts de l’Émissaire.
Le soir venu, elle se sentait insensibilisée au malheur des autres. Ses mains s’affairaient machinalement au nettoyage de son arme. Gratter les chambres, huiler les mécanismes, dégager le fût du canon.
« Je ne vous ai jamais demandé de qui il s’agissait. »
Elle releva les yeux vers Joxx. Pour un homme de sa carrure, il savait se déplacer avec une certaine légèreté. Devant le regard interrogateur de sa capitaine, il pointa le revolver du doigt. La crosse, sculptée dans un bois bleu-vert, figurait le visage d’une femme dont les traits — polis par les années — rappelaient ceux de sa propriétaire.Elle rabattit le barillet de son double action pendant que Joxx se tirait une chaise pour s’installer à la table.D’un coup de pouce expert, elle fit cliqueter le magasin de l’arme pour le mettre dans une position précise avant de le montrer à son second.
« Vous voyez ça ? » dit-elle en pointant sept points argentés, ciselés dans le revolver et reliés entre eux par des tracés de même couleur. Sur le métal noir de l’arme, l’argent de la gravure contrastait comme des étoiles sur un ciel nocturne.
« Karatgurk, la constellation des sept sœurs. Ma grand-mère les a fait graver. »
« Votre famille vient de l’Empire Austral ? »
Katrina répondit d’un hochement de tête avant de continuer : « C’est elle qui a fait construire l’Émissaire de l’Aube. » Elle pointa ensuite le visage gravé dans la crosse. « Quand elle est morte, mon père a fait graver son visage dans du bois de cyclone. »
« Ma grand-mère ne m’a fait hériter que d’une allergie au pollen. »
Katrina sourit au trait d’humour de son compagnon. Il vida la fin de sa chope en une gorgée avant de reprendre, avec un ton légèrement hésitant. « Capitaine… »
« Je ne suis capitaine qu’à bord de l’Émissaire, Joxx. »
« Katrina… Je voulais vous entretenir de quelque chose. »
Il sortit d’une poche un épais carnet relié en cuir et le posa sur la table.
« Je ne crois pas qu’il s’agissait d’un simple abordage. »
Intriguée, l’œil de Katrina passa du carnet à l’homme avant qu’elle ne réponde.
« C’est-à -dire ? »
« Le cuistot essayait clairement de recruter du monde à bord de l’Émissaire, peut-être pour une mutinerie. »
Il lui laissa un temps pour répondre, mais Katrina le fixait en silence, attendant la suite.
« Il parlait de trĂ©sors, de merveilles qu’il aurait Ă©tĂ© le seul Ă connaĂ®tre. »Â
« Le marmiton avait une grande gueule, ce n’est pas une nouvelle. »
Joxx leva sa chope pour signaler à une serveuse de passage de lui refaire le niveau. Katrina n’était pas bien sûre de ce qu’il essayait de lui dire, mais ça lui donnait visiblement soif. Quand il eut donné une pièce à la serveuse, il prit une grande gorgée avant de continuer.
« Avec les propos séditieux qu’il tenait, j’ai pris la liberté de fouiller ses affaires. Histoire de voir d’où il venait. On l’avait recruté à l’Auberge des Cimes, y’a pas que des enfants de chœur là -bas. »
« Au but, Joxx. Je vous en prie, allez droit au but. »Â
Il n’était pourtant pas du genre à faire des simagrées, surtout quand il s’agissait des affaires du vaisseau. Cependant, elle lisait sur son visage une nervosité qui l’inquiétait.
« Eh bien… je ne sais pas bien comment ça a pu lui arriver entre les mains », dit-il en tapotant le petit carnet de son doigt de métal, « mais c’est le carnet de bord d’une petite corvette qui s’appelle l’Aigrette. D’après la plupart des entrées, elle fait régulièrement le voyage entre les Cités Libres et l’Empire Austral. »
Elle avait pris le carnet pendant les explications de Joxx, et commençait à le feuilleter. La plupart des entrées parlaient de marchandises interdites, volées ou achetées à des contacts proches du Conclave des Embruns. Il ne s’agissait certainement pas du carnet officiel du marchand.
« C’est un carnet de contrebandier. »Â
« C’est surtout la dernière page que j’ai trouvée intéressante. »
n faisant défiler les pages, elle sauta directement jusqu’à la dernière à avoir été annotée. Plusieurs tâches sombres mouchetaient le papier, mais l’entrée était lisible. L’Aigrette était sur un long voyage, jusque dans les sommets à l’ouest de l’archipel. Là -bas, elle devait embarquer un colis unique chez un contrebandier d’artefacts anciens. Les mots suivants mirent un coup d’arrêt à la lecture de Katrina.
Clé de Voûte.
C’était impossible ! Ce type de relique tenait plus de la légende que de la réalité. Selon les histoires, les Clés de Voûte permettaient non seulement de trouver les anciennes cités volantes, mais surtout de les activer. Tous les aéronautes avaient des récits de grandes forteresses, dérivant au-dessus de leur dirigeable, dans les hautes couches nuageuses. Quelques clichés avaient même été pris de ces édifices flottants légendaires.
Des dates et des coordonnées indiquaient l’itinéraire prévu par l’Aigrette. L’Empire Austral avait payé une coquette somme pour se faire livrer la clé en toute discrétion. Que ce soit entre les mains d’un Empire aussi agressivement expansionniste ou celles d’une pirate un peu trop ambitieuse, c’est tout l’équilibre des pouvoirs du ciel austral que cet artéfact allait bouleverser.
« Si on en croit les dates, l’Aigrette ne va pas tarder à faire relâche à l’Auberge des Cimes pour se ravitailler. »
Il y avait une fièvre au fond des yeux de Joxx, et Katrina imagina qu’il pouvait lire la même chose au fond du sien.
« Vous pensez que c’est rĂ©el ? »Â
« Suffisamment rĂ©el pour qu’un pirate risque son Ă©quipage et ses ressources juste pour mettre la main sur un cuistot mal dĂ©grossi. »Â
Leurs regards se croisèrent et un silence incrédule s’installa à la table.

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