Les vigies avaient capté le code Morse de l’Auberge des Cimes depuis quelques heures déjà . Depuis lors, une effervescence contagieuse avait gagné tous les étages du bâtiment. Le Chasseur de Typhons rayonnait d’une aura positive comme seule savait la provoquer la perspective d’une nuit de beuverie, de repas chauds et de putains de tous genres – dont la sensualité n’était égale qu’à la liquidité du client.
Et, pour ce qui était de la liquidité de son équipage, Llewellyn avait été d’une rare largesse ces derniers temps. Sa propre part avait été réduite pour gonfler celles de l’équipage.
Évidemment, c’est finalement sur les vendeurs de kif, les tenanciers de gargotes et les épiciers du cul que ruissellerait la majorité de leurs prises. Tout cela lui importait peu. Elle voulait son équipage heureux — et surtout loyal. Rien n’achetait mieux la loyauté de ses trancheurs de gorges que la promesse de plaisirs simples et immédiats. La menace permanente de finir garrotté sur le quai des taxes pour amuser la bonne société faisait perdre de leurs superbes aux projections sur un avenir plus lointain que la prochaine chope ou la prochaine baise.
Essayer de convaincre directement cette bande disparate de coupeurs d’oreilles de s’aligner sur un projet plus ambitieux que d’amasser un fameux tas de pognon, ce serait prendre le risque de perdre leur loyauté. Et, si cela venait à se produire, elle se retrouverait rapidement avec une dague dans le dos, ou balancée par-dessus le bastingage — ou pire, rétrogradée au rang de simple aéronaute à bord de son propre vaisseau. Plutôt crever que de devoir regravir les échelons de la capitainerie.
Snailgraves serait sûrement élu capitaine après elle, l’équipage l’appréciait, s’était un bon premier lieutenant. Le troisième lieutenant, George Merry, complotait déjà pour former son propre petit équipage à bord.
Non, elle les garderait heureux, malgré la perte sèche que cela représentait.
Une fois qu’ils auraient rattrapé l’Aigrette et mis la main sur la Clé de Voûte, l’équipage se rangerait naturellement derrière elle.
Les informations du marmiton étaient vraies — elle le savait, ou du moins, elle l’espérait. Cette histoire pourrait totalement renverser l’équilibre des pouvoirs dans le ciel austral. Avec le contrôle d’une antique citée flottante — si elle possédait ne serait-ce qu’un tiers de sa puissance supposée — même l’Empire Austral devrait les craindre.
Avec autant de puissance entre ses mains, c’est tout le Conclave des Embruns qu’elle pourrait rassembler sous l’étendard du Crâne Rieur. Tous les équipages pirates, les organisations clandestines, tous les bouffeurs de rouille et les condamnés à mort du ciel du sud s’uniraient enfin sous une seule bannière, une seule nation, de ce côté de la Mer de Nuages.
D’après le marmiton, l’Aigrette devait faire relâche à l’Auberge de Cimes avant la longe traversé jusqu’à l’Empire Austral. S’ils avaient de la chance, ils pourraient le trouver sur place, dans le cas contraire, ce serait le meilleur endroit pour y glaner des informations sur le petit aérostat. Dans tous les cas, ils pourraient écouler les marchandises volées à bord de l’Émissaire de l’Aube.
L’imposante silhouette de l’Auberge se découpait dans la verrière du pont de commandement. Ce qui avait commencé comme un simple établissement flottant était devenu un nœud marchand majeur. Située hors de toute juridiction et à la croisée de plusieurs territoires importants, cela en faisait le port d’attache parfait pour tous les pirates de la région. Personne ne ferait l’erreur d’y accoster en battant pavillon noir. Mais, du moment que l’on jouait le jeu et que l’on limitait le grabuge, les tenanciers de l’établissement fermaient volontiers les yeux sur le marché noir qui se déroulait entre ses murs. D’autant plus qu’ils en tiraient un juteux profit.
Autour du bâtiment central s’étendait en cascade une véritable petite cité, soutenue par un complexe réseau de ballons et d’hélices au-dessus et au-dessous de l’édifice. Tout autour de l’imposant aéroport commercial était amarrée une armada de dirigeables de tous horizons. Pour les aéroplanes, un grand nombre de garages et de crochets d’amarrage avaient été mis en place sous les docks.
Depuis la base de l’Auberge, partait ce qui s’apparentait à un titanesque tuyau descendant sous les nuages jusqu’à la terre ferme. Il s’agissait à la fois d’un grand ascenseur et d’un ensemble de câbles et de canaux qui servaient au commerce avec les tribus situées sous la Mer de Nuages. Cette artère vers la surface aride était reliée à un campement pressurisé – semblable aux crèches tribales – muni d’un réseau de turbines à vent, et acheminait kérosène et électricité jusqu'en haut.
En passant, plus tôt, sur le pont de son cuirassé, Llewellyn avait remarqué que tout son équipage s’était bardé de leurs plus beaux atours — ou du moins, des plus clinquants. Couverts de tissus précieux et bariolés de couleurs vives, ils faisaient un bien étrange tableau, à crapahuter dans les cordages du vaisseau, attifés comme des nobliaux.
Elle avait, elle aussi, pris un soin particulier à choisir sa garde-robe pour leur arrivée à l’Auberge. En tant que capitaine d’un équipage couronné de succès, elle se devait d’afficher leur fortune. Sa chemise de soie rouge vif était parfaitement ajustée à ses formes et jurait magnifiquement avec le vert clair de sa robe-pantalon. De ses hanches à sa taille, une large écharpe orange brodée s’enroulait, tenue en place par une broche d’argent. Une redingote d’un vert plus sombre surélevait le tout, suffisamment courte pour ne pas recouvrir les deux colts à sa ceinture, dont les crosses nacrées étaient rangées vers l’avant. Sur le métal clair des deux armes avaient été gravées et serties en laiton une danse macabre le long des canons. Elles faisaient autant office d’armes que de parure, au même titre que les anneaux d’or et de cuivre qui ornaient ses doigts et ses oreilles.
Du centre de la passerelle de commandement, elle dirigeait la manœuvre ; Snailgraves commandait l’équipage sur le pont extérieur. Il était plutôt délicat d’amarrer un vaisseau aussi imposant que le Chasseur de Typhons au milieu de la foule d’aérostats agglutinés autour des docks.
« Manœuvrez-le en douceur, monsieur Mildred. Je ne voudrais pas avoir à refaire la peinture. »
« Aye aye, capitaine. » C’était un timonier compétent, mais Mildred avait la mauvaise tendance à se laisser emporter.
Il fallut plus d’une heure et demie pour naviguer le cuirassé entre la marée de dirigeables. Un contact radio constant entre la passerelle, le pont, les moteurs et les contrôleurs de l’aéroport étaient nécessaire à la bonne conduite de l’opération.
Quand, une fois la pénible et interminable manœuvre accomplie, Llewellyn passa le sas pour rejoindre le pont extérieur, un incroyable bouquet d’odeur lui assaillit les narines. La fumée des grillades et des fritures des étals marchands des quartiers supérieurs s’échappait, portée par les vents, jusqu’aux docks, pour se mêler aux relents de kérosène et d’huile de moteur. Le ton braillard des dockers et des aéronautes répondait à la gouaille des putains venues accueillir les voyageurs à la descente des dirigeables. Les dealers et les vendeurs de bibelots s’étaient déjà rassemblés devant le Chasseur de Typhons, à peine ce dernier amarré.
Cette agression des sens, après plusieurs semaines à ballotter au milieu des nuages, fit naître un large sourire sur le visage de la flibustière. Cependant, avant tout plaisir, elle avait des affaires à régler.
Quelques minutes plus tard, elle se retrouvait dans l’opulent bureau de Böon Moä. C’était l’une des plus imposantes marchandes de la plateforme commerciale, tant par la bourse que par le tour de taille. Llewellyn écoulait la majorité de ses prises par l’intermédiaire de Böon ; elle prenait un important pourcentage sur le recel, mais ses larges entrepôts, doublés de sa connaissance aiguë du marché, leur permettaient à toutes les deux de profiter des meilleurs prix pour les marchandises volées.
Enroulée dans une robe de soie épaisse, avec ses cheveux rassemblés en un gros chignon noir au-dessus de son visage joufflu et un peu trop poudré, elle évoquait à Llewellyn une grosse poupée de chiffon.
« La dernière cargaison que tu avais amenée est finie d’écouler. »
Leur partenariat était établi depuis suffisamment d’années pour que les deux femmes se tutoient.
« Ça tombe bien, je t’en amène une nouvelle. » dit-elle en jetant une chemise cartonnée sur le bureau de la marchande. Cette dernière lui tendit en échange un paquet de feuilles agrafées avant d’ouvrir le dossier qui avait atterri devant elle. Llewellyn se laissa tomber dans un fauteuil avant que les deux femmes ne se lancent dans la lecture de leurs dossiers respectifs.
Feuille après feuille était détaillé quels produits avaient été écoulés, à quels prix et quels pourcentages avaient été prélevés sur chaque vente. La lecture était fastidieuse, mais nécessaire. Bien que la pirate accorde une certaine confiance à sa complice, elle tenait à rester scrupuleusement vigilante sur les comptes.
Au fond d’elle-même, elle espérait avoir suffisamment de sang sur les mains pour dissuader Böon de lui soutirer plus que le pourcentage convenu. Si elle décidait de l’arnaquer, il serait difficile de trouver quelqu’un avec un aussi bon réseau de recel. Sans compter que la mort d’une marchande aussi prolifique attirerait autant l’attention des autorités locales que celle des réseaux du Conclave des Embruns dans l’Auberge.
« C’est un peu plus léger que d’habitude. » conclut Böon en sortant une grosse calculatrice d’un tiroir de son bureau.
« On était proches de l’Auberge. J’ai préféré écouler rapidement nos dernières prises et offrir à l’équipage une nuit à terre. »
Böon offrit un vague grognement pour toute réponse. Sans lever les yeux du registre, ses doigts boudinés s’activaient sur le clavier métallique avec, il fallait le reconnaître, une certaine virtuosité — de la grâce même. À intervalles plus ou moins réguliers, un ticket sortait de la machine dans un petit grésillement mécanique.
« Dis-moi, la Rafflesia, ça te parle ? »
« Pourquoi ? Tu comptes m’offrir des fleurs ? Si je peux pas y couper, je préfère les bégonias. »
« De la Rafflesia. C’est le capitaine d’une petite corvette marchande. »
Böon leva le nez de son registre, un sourcil en l’air.
« Le nom ne m’est pas totalement inconnu. » Évidemment, la vieille roublarde avait des yeux et des oreilles dans tout l’aéroport et même un peu plus loin.
« Tu comptes développer ? »
Elle se désintéressa totalement de son dossier pour s’enfoncer dans son fauteuil. Si la contrebandière avait le pif pour quelque chose, c’était bien pour les affaires.
« Ça dépend. Qu’est-ce que tu lui veux, à la Rafflesia ? »
Llewellyn avait un peu redouté cette question. Durant tout le voyage, elle avait pesé le pour et le contre quant à partager ses informations. Annoncer à une charognarde aussi vénale que Böon qu’elle pourchassait une Clé de Voûte, c’était prendre le risque de se faire égorger à sa prochaine visite. De plus, l’information pouvait se répandre comme une traînée de poudre à travers les réseaux du Conclave. Cependant, elle n’hésiterait pas à faire profiter de sa large toile d’espionnage en faveur de l’équipage du Chasseur de Typhon – du moins jusqu’à ce qu’ils mettent la main sur la Clé. Avisant une bouteille sur un guéridon, la pirate se leva pour en servir deux verres avant de revenir vers le bureau.
« Et qu’est-ce qu’on célèbre avec mon cognac ? » Le possessif avait été grassement souligné.
Après avoir posé le verre devant la marchande, elle s’installa confortablement dans son fauteuil, affichant un air légèrement suffisant sans paraître non plus méprisante.
« Un nouvel avenir, madame Moä. Un avenir brillant. »
« Il doit trimballer un sacré fameux paquet d’artiche, De la Rafflesia. Pour que tu me sortes le grand jeu. »
« Je reconnais bien là ta mentalité d’épicière. » Elle vida son verre d’un trait avant de reprendre. « Tu ne penses qu’en termes de profit. »
L’autre sirotait le sien, insensible à la pique.
« Ce que notre bon capitaine au nom fleuri transporte dans ses cales… » Pour donner de l’emphase à son annonce, elle se leva et se pencha sur le bureau, d’un geste théâtral. « C’est une foutue Clé de Voûte. »
À sa grande satisfaction, Böon s’étrangla avec son scotch bon marché qu’elle voulait faire passer pour du douze ans d’âge. Le sourire qui fendait le visage de la grande pirate rousse, à cet instant, dévoilait une rangée de crocs prêts à engloutir le monde tout entier dans le feu de son ambition.
Elles avaient encore finassé durant un bon moment, la marchande essayant d’extraire un maximum d’informations de la pirate, et cette dernière s’acharnant à en dire le moins possible tout en alléchante suffisamment sa compère. Finalement, après plusieurs longues minutes de ferraillage, Llewellyn avait le nom de la courtisane régulière du capitaine De la Rafflesia. Une certaine Aconit. Décidément, c’était fou le nombre de fleurs qui s’invitaient dans sa vie en ce moment.
Böon était en cheville avec la branche locale de la Cour de Velours. Courtisanes et courtisans qui faisaient partie de ce réseau offraient bien plus que le plaisir de leurs corps. La Cour procurait des compagnons, des conseillers ou des intrigants. Le badge de Courtisant de Velours ouvrait les portes des plus grandes maisons, ce qui en faisait aussi un des plus grands réseaux d’espionnage et de renseignement, pour qui pouvait payer le prix du secret.
Tout en ressassant ses rêves de grandeur, elle avait remonté les quartiers extérieurs, réservés aux habitations, pour rejoindre le cercle secondaire qui rassemblait les quartiers marchands. Elle se surprit à flâner devant les étals : épices, bijoux, tissus, vêtements. Dans le grand marché de l’Auberge des Cimes, on pouvait tout acheter et tout vendre. L’honnêteté des marchands, elle, n’était pas garantie.
Les odeurs de graillon et les clameurs enivrées guidèrent ses pas jusqu’au cercle intérieur. On y trouvait principalement tavernes, guinguettes, lupanars et autres débits de boissons ; en bref, c’était un lieu où l’on pouvait étancher toutes sortes de soifs.
Au centre de tout cet entassement de bâtiments qui branlaient au vent, elle arriva finalement devant l’Auberge des Cimes. La ville flottante s’était bâtie autour, année après année. La taille du nœud commerciale avait enflé en même temps que sa réputation. Sous ses pieds, elle pouvait sentir toute la ville craquer au rythme des vents dominants.
L’édifice central n’était pas si grand que cela, si l’on considérait le reste de la ville. Cela dit, il s’élevait tout de même sur trois étages.
En passant la grande porte à double battant, la capitaine du Chasseur de Typhon découvrit une large salle haute de plafond, bondée d’une clientèle variée. Elle reconnut les uniformes de plusieurs cités libres de l’archipel des Sommets. Un groupe d’officiers des Libres Marchands avait pris possession d’une longue table, mais au milieu des tenues ocre et or, aucune femme borgne. Il aurait été fâcheux de croiser l’équipage de la corvette qu’ils avaient pillée quelques semaines auparavant.
Un cri éraillé attira son attention : Snailgraves était en pleine partie, entouré de plusieurs membres de l’équipage. Les pilotes de chasse s’étaient rassemblés au bout du grand bar ; Silvio enchaînait verre sur verre, ses boucles noires en désordre.
Autour d’une table proche, un groupe de boucaniers des tributs du dessous jouait aux dés entre deux gorgées d’eau-de-vie. Malgré les crèches pressurisées qui leur servaient d’habitat sous les nuages et leurs scaphandres de protection, la vie dans l’atmosphère toxique prenait une dîme sur les habitants du dessous de la Mer des Nuages. Le blanc de leurs yeux virait au rouge, la peau devenait squameuse, les corps mutaient et pourtant, ils restaient attachés à la vie terrienne.
Louvoyant entre les clients, la grande pirate se fraya un chemin jusqu’au comptoir couvert de zinc.
« Une grande rousse ! »
Elle avait fait tinter de l’argent contre le zinc tout en claironnant sa commande vers le barman qui lui tournait le dos. Les larges épaules de l’homme étaient engoncées dans une chemise à rayures.
Quand ses yeux sombres rencontrèrent ceux d’émeraude de la flibustière, un large sourire se forma entre ses bacchantes touffues.
« Je vois ça. Grande, rousse et un sourire ravageur. »
« Bert, vieux flatteur. Mets-moi une pinte de rouquine. »
Bert éructa un rire gras et jovial en se frottant la panse, vestige d’un corps musclé.
« Et je cherche aussi une petite brune, toute enroulée dans de la soie. »
La pinte claqua sur le comptoir et l’aubergiste s’essuya les mains avec un air pensif.
« Hum… Eh bah… Si c’t’une fille que tu veux, y’a plusieurs tapineuses. »
Llewellyn sortit un petit lingot de la sacoche de cuir rouge qui pendait Ă sa ceinture et le posa devant Bert.
« Une femme avec un grain de beauté sur la joue et une accréditation de courtisane dans la poche. »
« T’as des goûts de luxe aujourd’hui, Llew. Des Courtisanes de Velours, on en a quelques-unes. »
« Aconit, c’est son nom de courtisane. »
Bert eut un petit grognement d’approbation en empochant la barre d’argent et partit vers le fond de la salle.
En attendant son retour, elle s’accouda au comptoir et prit une grande gorgée de sa pinte. L’amertume fraîche de la bière nettoya la fatigue de la journée. La négociation avec cette vieille pince de Böon l’avait abrutie, mais elle avait un bon pressentiment quant à cette histoire.
« Tu chevauches avec le Typhon ?! »
Le ton excité et la voix haut perchée étaient venus arracher Llewellyn à sa dégustation.
Un jeune homme dont les cheveux blancs tombaient en carré autour de ses grands yeux bleus était apparue devant Llewellyn. Elle ne l’avait absolument pas vu approcher, et maintenant le visage du gamin était beaucoup trop proche pour son confort. Un peu perturbée par cette soudaine apparition, elle recula de quelques pas.
« Eu… pardon ? » La surprise avait ébranlé la prestance habituelle de la pirate.
« Le Chasse-Typhon, c’est toi ?! »
« Je suis la capitaine du Chasseur de Typhon, oui. »
Le recul qu’elle avait pris lui donnait un meilleur aperçu de l’énergumène qui venait de briser ce moment de tranquillité qu’elle s’était accordée. Par-dessus sa combinaison de vol, il était affublé d’un genre de bure blanche, taillée dans une toile de parachute. De longs gants de cuir lui remontaient jusqu’aux coudes et sur lesquels étaient dessinés les quatre symboles de la secte mécanique. Ses traits fins étaient empreints d’une étrange ferveur.
« Alors c’est toi ! Chasse-Typhon. Schmitt m’a dit de te trouver. »
« Schmitt ?… »
« L’esprit de sa machine m’a guidé à toi. »
Elle comprenait enfin, et l’agacement l’envahit. Un enfant des nuées, un des dingues de la secte. Même le reste de la secte mécanique ne voulait pas s’afficher avec cette branche extrême. Ils vivaient leur vie en écoutant les moteurs de leurs avions pour y entendre des prophéties. Le pilotage était pour eux une communion avec la machine, ce qui en faisait des pilotes extraordinaires, mais mus par une ferveur quasi suicidaire.
« Il a rejoint l’escadrille éternelle. Il y a une place pour moi et Schmitt aux côtés du Chasse-Typhon ? »
Parlait-il de Jamal ? Comment pouvait-il savoir qu’elle avait récemment perdu un pilote ? Les grands yeux du jeune homme brillaient d’une lueur inquiétante. Llewellyn se sentait de plus en plus mal à l’aise en sa compagnie.
« Un problème, cap’taine ? »
La silhouette râblée, mais large, de Snailgraves venait de se placer entre elle et le pilote. Un petit groupe de l’équipage avait accompagné le second pour épauler leur capitaine. Elle fut un peu touchée par cette marque de loyauté.
« Tout va bien, monsieur Snailgraves. »
Sa choppe en main, elle s’éloigna du comptoir. Dans son dos, elle entendit le second qui retenait l’illuminé des moteurs malgré ses protestations. La voix de Bert attira son attention : le tavernier rondouillard était à une table en compagnie d’une belle femme. Ses longs cheveux sombres et raides lui tombaient à mi-dos. Un coup de pinceau noir relevait son grain de beauté et la forme amandine de ses yeux, contrastant avec la blancheur de sa peau légèrement poudrée. Elle n’avait pas les lèvres particulièrement pleines, mais le rouge qu’elle y avait appliqué avec goût ouvrait un appétit tout particulier dans les entrailles de la flibustière. Même le barman bourru paraissait tout penaud face à cette Aconit.
« Je te… eu… vous… présente la capitaine Bordage. »
« Votre réputation vous précède, capitaine. »
La voix était un peu plus rauque que ne se l’était imaginée Llewellyn, ce qui ajoutait une chaleur à son charme qui n’était pas pour déplaire à la grande rousse. Avec une révérence maîtrisée, elle laissa ses lèvres effleurer la main de la courtisane.
« Je vous remercie. Ma réputation m’a coûté fort cher, j’y tiens beaucoup. »
« L’Auberge est assez généreuse pour mettre une suite à ma disposition. »
Elle avait accompagné ses paroles par un geste pour inviter la pirate à la suivre. Dans un doux bruissement de tissu, la courtisane s’était accrochée au bras musclé de la pirate. Son attitude n’était ni trop lascive, ni trop réservée. Les Courtisans de Velours maîtrisaient les relations sociales aussi efficacement que l’art de la séduction.
Le temps qu’ils rejoignent la chambre à l’étage supérieur, Aconit avait animé la conversation avec un tel confort et une telle fluidité que Llewellyn se sentait presque prête à lui livrer ses plus sombres secrets. Pas étonnant qu’ils forment un des réseaux d’espionnage les plus prolifiques du ciel austral.
La grande chambre était à l’image de la courtisane : élégante, chaleureuse, avec une pointe d’érotisme.
« Mettez-vous à l’aise, capitaine. »
Llewellyn sortit une grande pièce de platine de sa poche. Elle faisait la taille de la paume de sa main et dessus était ciselé un visage androgyne à demi dissimulé derrière un éventail. Böon Moä la lui avait donnée en même temps que le nom de la courtisane. Il s’agissait d’un jeton de faveur acquis auprès de la Cour de Velours, pour services rendus ou à acheter prix coûtant. Dans tous les cas, cela lui ouvrait les portes du réseau de la Cour.
En voyant le jeton, le regard de la courtisane changea légèrement.
« Ah, c’est le prix du secret que vous souhaitez payer, capitaine. »
« Sans être indifférente aux charmes de l’Aconit, je poursuis une autre fleur. »
Confortablement installée sur une méridienne de velours rouge, la courtisane avait adopté une pose étudiée. Ses jambes croisées laissaient voir la naissance de ses jambes par la fente de son kimono. Elle observait Llewellyn avec une curiosité polie. Une mèche rebelle était venue se placer devant son œil.
« De la Rafflesia est un de vos clients réguliers. »
« Effectivement. » Sa jolie voix de contralto fit sonner l’affirmation comme une question.
« Je sais de source sûre qu’il est passé ici récemment. Ce que je voudrais savoir, c’est vers où il est reparti. »
« Oui, Mihail était particulièrement excité quand il est passé. »
Sur un bureau finement ouvragé en bois laqué, elle saisit un stylo-plume et un papier.
« Vous le ratez de quelques jours, capitaine. »
Sa plume gratta quelques instants avant qu’elle ne tende le papier à Llewellyn.
« Je n’ai pas tous les détails de son voyage, mais il m’a partagé sa prochaine destination. »
Une fois que la pirate eut rangé le document dans une poche intérieure de sa redingote, Aconit ouvrit la porte de sa chambre.
« Le prix du secret est payé. »
Llewellyn posa une main sur la porte pour la refermer doucement. Dans cette position, elle dominait la courtisane de toute sa taille. Elle s’était penchée pour rapprocher son visage de celui d’Aconit ; les yeux de cette dernière s’étaient allumés d’un éclat d’intérêt. Le parfum de lilas, sous lequel perçaient les fragrances naturelles d’un corps gorgé de chaleur, vint titiller un peu plus les sens de la grande pirate. Après tout, en plus du prix du secret, elle avait de quoi payer le prix du plaisir.

| LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
|
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
3335 histoires publiées 1460 membres inscrits Notre membre le plus récent est Edelweiss44 |