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Fragment d'Aserûn

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Le bâtiment communautaire se détachait sur les arbres verdoyants au cœur du parc, en lisière du village. Son architecture était surprenante, associant le rustique de ses bardeaux de bois sombre et la modernité de grandes baies vitrées au rez-de-chaussée : le Refuge avait l’allure d’un entrepôt, brut et naturel, mais possédait aussi le charme cosy des hôtels de campagne. Une coursive extérieure haute l’enlaçait de toute part, apportant une touche paradoxale à son aspect.

L’ancienne bâtisse était imposante. Ses murs et son toit, patinés par le temps, conservaient la marque des intempéries passées. Dans cette lumière crépusculaire, elle promettait chaleur et réconfort, et je m’en approchai lentement avec un soupçon d’appréhension.

Dès l’entrée, après un petit sas, j’accédai au bureau. Tout en longueur, avec une très grande baie vitrée ouvrant sur l’extérieur, la pièce comptait de nombreuses étagères pliant sous le poids de livres et de dossiers. L’espace de travail encombré pouvait aisément accueillir trois personnes. Seule Myriam était encore présente, et je la saluais amicalement. C’était un lieu familier que je connaissais bien, où j’avais travaillé, parfois sans relâche, usant mes yeux sur l’écran de l’ordinateur ou pestant de ne pas trouver la facture de la dernière livraison.

A gauche du bureau, le couloir menait d’abord à une vaste pièce qui accueillait, quelle que soit l’heure, les membres du clan qui le souhaitaient. L’espace détente possédait des fauteuils et canapés moelleux, des livres et revues variés, quelques jeux de société, des jeux pour les enfants, favorisant les rencontres et les échanges entre les membres. Lisa, avec son enthousiasme habituel, me présenta les derniers aménagements.

Plus loin, il y avait la forge. Aserûn, le Brasier ancestral. Le cœur du village, qui battait de jour comme de nuit depuis des temps immémoriaux. Je sentais la chaleur intense qui s’en échappait mais je n’éprouvais pas de sensation de brûlure, à l’instar de chaque personne autour de moi. Une vigilance instinctive demeurait, sans doute due au fait que je n’étais pas née dans le clan, mais il n’y avait jamais eu de crainte. La forge respirait pour et avec nous, elle était un membre à part entière de notre communauté.

Le couloir s’ouvrait sur le plateau de roche inaltérable de la forge, le longeant sur toute son étendue. La solide plateforme était recouverte de lave, de métal fondu, voire d’éclats de flammes. Sa magie était presque palpable ce soir... Jurek Harper, notre chef, amadouait l’énergie brute d’Aserûn et, avec les autres Compagnons, il fabriquait des objets et artefacts vendus dans le monde entier. Le village de Sélivaux s’était développé autour de la forge, et ses fabrications artisanales étaient unanimement réputées pour leur haute qualité.

Je fis un rapide salut de la main à Tao et Chantal qui travaillaient ensemble sur une pièce de métal doré.

Je n’eus pas le temps d’atteindre la porte de l’atelier situé au bout du couloir, car j’entendis Lisa crier. Je fis demi-tour et courus jusqu’à l’espace détente où je la trouvais en train de ranger précipitamment ce qu’elle pouvait. Myriam poussait les familles présentes vers la porte :

— Sortez tous, allez à l’extérieur !

Dans la grande salle, des gouttes gluantes tombaient du plafond, non loin des premiers fauteuils sur ma gauche. C’était un liquide verdâtre malodorant qui s’infiltrait au travers des dalles du faux-plafond. Mais d’où cela venait-il ? Rien de ce qui était stocké à l’étage ne pouvait provoquer cela. D’autant qu’aucun nuage n’entachait le ciel dégagé au dehors et que la lune était parfaitement visible.

Laissant Lisa gérer l’espace détente, je me retrouvais avec Myriam dans le bureau, où la situation était bien pire. Je n’en revenais pas : cela se transformait en véritable pluie ! Le plafond était gorgé d’eau saumâtre qui s’en échappait désormais par filets. J’essayais de filmer ce phénomène avec mon téléphone, pour en garder une trace : de toute façon, il n’y avait plus grand chose à sauver... Myriam, avant que je puisse l’en empêcher, toucha l’une des dalles, qui se déchira alors comme du vieux carton détrempé. Une trombe d’eau s’abattit dans le bureau et faillit la faire tomber de son tabouret. Je l’aidai à en descendre, et nous sortîmes de la pièce.

Cette curieuse pluie cessa aussi subitement qu’elle était apparue. Et pourtant, je ne ressentis pas de soulagement immédiat. Quelque chose clochait, même pour un truc aussi bizarre...

Je retirai mon blouson mouillé et commençai à faire le tour, pour constater les dégâts. Une forte odeur d’humidité imprégnait chaque pièce. Par endroits, des flaques et de la boue recouvraient encore le sol, bien que, curieusement, la majorité de l’eau tombée des plafonds se soit résorbée. Cela ne faisait que quelques minutes, mais elle avait déjà laissé des moisissures à certains endroits...

Lisa et quelques autres qui arrivaient de l’extérieur étudièrent l’état des lieux. Puis, sans hésiter, ils commencèrent tous à nettoyer, résignés mais déterminés : il n’était pas question de laisser le Refuge dans cet état ! J’étais toujours admirative de cette solidarité simple et fidèle dans le clan, et cet incident venait encore une fois prouver la solidité des liens qui unissaient ses membres.

Que s’était-il passé ? J’étais perdue face à ce phénomène, mais la réponse devrait attendre : je me dirigeai vers la forge, pour m’assurer que tout allait bien.

Il fallait longer la plateforme rocheuse pour entrer dans la pièce par la gauche. Il semblait que la pluie n’ait pas atteint cette partie du bâtiment et Tao confirma que tout était en ordre. La forge palpitait, immuable, avec son rythme lent et profond habituel.

C’est alors qu’un homme grand et robuste passa la porte de la remise, armé d’un seau et d’un balai. Il portait ses cheveux longs, d’un noir profond, détachés sur ses épaules. Je le regardais avancer avec tranquillité dans cette agitation, fidèle à lui-même : il n’allait pas se précipiter pour quelques menus dégâts matériels... ! Puis il m’aperçut. Nous ne nous étions pas vus depuis longtemps et les petites rides au coin de ses yeux s’accentuèrent lorsqu’un franc sourire apparut dans sa barde épaisse. Il délaissa ses ustensiles et s’approcha d’un pas plus vif. De sa voix grave, il me salua en m’enlaçant tendrement :

— Salut, toi.

Gustav.

Il travaillait ici avec Jurek, son frère cadet.

Les Harper m’avaient recueillie, il y a des années, m’offrant un foyer et une famille pour m’aider à guérir de la blessure de celle qui m’avait été arrachée. Protecteurs et bienveillants, ils étaient toujours prêts à soutenir ceux qui étaient dans le besoin. Leur patience avait permis d’atténuer mes cicatrices, tant physiques que mentales. Ils m’avaient accueillie, et le clan m’avait adoptée. Cela me semblait déjà une éternité...

Je me collais à son étreinte et me détendis à son contact. Je respirais plus profondément, je m’emplissais de sa présence, de son odeur. Je glissais mes bras sous sa veste, l’enlaçant encore plus fort. Je fermais les yeux.

— Je suis heureuse de te revoir, murmurai-je, le son de ma voix se perdant dans les pans de sa veste.

Ne souhaitant sans doute pas me brusquer après ma longue absence, il ne mit pas fin à cette embrassade, que je prolongeai pourtant bien trop pour des retrouvailles familiales... Non, je ne devais pas....

Tout essoufflé, Tristan jaillit alors dans la pièce, interrompant ce moment d’intimité : 

— Où est Jurek ? Il est rentré ? Wilbur Ogura a appelé. Quelqu’un lui a parlé de cette putain de... pluie ou ce que ça pouvait bien être ! Il pense qu’Aserûn est affaiblie et s’apprête à nous lancer un défi d’honneur.

A peine ces mots prononcés, le vieux Miles Sherman, intendant du village et bras droit de Jurek, nous rejoignit.

Gustav se crispa et me relâcha : ça tombait mal. Il rappela que Jurek était en déplacement afin de signer un contrat de vente à Corvalden. Même en le contactant immédiatement pour qu’il saute dans un avion, il ne serait pas de retour avant au moins 24 heures, bien trop tard pour honorer le défi.

Il fallait réfléchir, vite, et trouver une solution d’attente jusqu’au retour de Jurek.

Je me sentis particulièrement inutile, ce qui n’était d’ailleurs guère surprenant. La politique et les rivalités entre clans étaient bien éloignées de mes petites tâches habituelles : je n’étais que la gérante du Refuge, après tout. Gustav n’était pas non plus familier avec ces tristes jeux de pouvoir et, connaissant ses limites sur ce sujet, il se contenta d’appeler son frère pour le tenir informé de la situation.

Ce fut Tristan qui proposa de démontrer au clan Ogura, avec « du bruit et des paillettes », comme il disait, qu’il était vain de nous défier. Il voulait leur en mettre plein la vue, prouver que nous n’avions perdu ni talent ni force, et que ce satané Wilbur remballe son projet de défi.

Miles, après réflexion, estima que l’idée valait le coup d’être tentée : l’arrogance et l’orgueil de Wilbur Ogura pouvaient jouer en notre faveur et il était peu probable qu’il refuse de venir. La forge n’ayant finalement pas souffert dans cet inexplicable incident, si nous jouions bien la partie, nous pouvions réussir à le convaincre de renoncer. Dans ce cas, Jurek pourrait revenir tranquillement après ses affaires, et gérer les suites ultérieurement.

Miles s’éloigna pour contacter Wilbur Ogura et l’inviter à venir évaluer la forge à la première heure demain pour définir les potentielles clauses du défi. Comme prévu, celui-ci accepta et annonça qu’il arriverait à Sélivaux vers 10h.

Le reste de la soirée et une partie de la nuit furent consacrés à la préparation de cette démonstration.

Bien que repue de fatigue, je restai pour apporter mon aide dans cette entreprise. Tristan développa son idée et, avec Miles, fignola les détails de son déroulement. Jurek, en visioconférence, donna ses directives sur l’aspect diplomatique de la démarche. Avec Chantal, l’épouse de Jurek, je préparai le Refuge à recevoir cet invité indésirable : il fallait placer les sièges, le mobilier et les ornementations de façon stratégique, tout en respectant le protocole de ce type de rencontre. Heureusement, les dégâts occasionnés par la pluie n’étaient presque plus visibles, du moins pas dans l’espace détente, qui proposerait le buffet convivial pour cet événement. Le bureau restait un vrai champ de bataille, mais il n’était pas prévu qu’il soit accessible aux visiteurs. Tao et Gustav, quant à eux, rassemblèrent le matériel nécessaire et le stockèrent dans la forge.

Je dormis très peu.

Les images de cette « pluie », à défaut de lui trouver un autre nom, m’obsédaient. J’étais sûre, ou plutôt j’avais l’intuition de quelque chose, d’au moins aussi étrange que cette eau sortie de nulle part, mais sans mettre le doigt dessus. Des frissons de dégoût me traversaient encore quand je repensai à ces gouttes glauques... J’eus beau visionner plusieurs fois ma vidéo, je ne voyais rien de particulier, et ça m’agaçait.

Et puis... Les défis d’honneur étaient si rares de nos jours. Non qu’ils fussent interdits car violents ou dangereux : nous étions au XXIème siècle quand même ! Ils étaient simplement désormais supplantés par des contrats et des conventions dûment élaborés par notaires et avocats. Les gains étaient déterminés selon les clauses préalables au défi, et proportionnels aux résultats à l’issue de celui-ci. Ainsi, divers biens communautaires (contrats, terres, voire entreprises) pouvaient-ils changer de propriétaire en un clin d’œil dans le cadre d’un défi. Par le passé, quelques grandes cités avaient dû, péniblement et dans l’urgence, se reconstruire sur de nouvelles dynamiques socio-économiques.

Les villages étaient généralement épargnés, les profits étant nettement moins intéressants. J’avais néanmoins appris qu’Aserûn avait quelques fois suscité de la convoitise au fil des siècles. Seulement, ce que les autres ne percevaient pas, c’était qu’elle était étroitement liée à chacun des membres de notre clan, et nous à elle. Même ceux qui s’étaient éloignés gardaient ce lien ancré en eux, comme un frémissement chaleureux rayonnant derrière le cœur. Le village resterait probablement toujours quelconque, car nous n’aspirions qu’à vivre sans prétention, hors des ambitions. Mais cette intense connexion avec Aserûn nous rendait particulièrement opiniâtres et tenaces pour conserver notre indépendance.

La forge avait invariablement répondu aux attentes du clan et soufflé l’énergie nécessaire pour faire face aux défis qui s’étaient présentés. Mais l’histoire disait aussi que tous n’avaient pas été remportés, même si les impacts étaient toujours restés minimes. J’étais donc passablement inquiète de cette situation.

Sans parler de mes retrouvailles avec Gustav ! J’aurais tant voulu que mon absence me soit bénéfique et m’aide à mettre de la distance. A modeler ce que je ressentais en simple gratitude pour tout ce qu’il m’avait apporté dans mes heures sombres...

Mais dans ses bras, j’avais bien compris que je n’y arriverais pas. Gustav m’avait manqué. Je voulais rire avec lui, pleurer avec lui, construire, rêver, l’embrasser, le caresser... Vivre à ses côtés ! Je ne pouvais plus me mentir : je l’aimais. Pour la première fois, je capitulais face à mes sentiments et cela ne fit que creuser encore plus mon amertume.

Bon sang... Comment le préserver de moi ?

L’aube approchait déjà lorsque je réussis enfin à fermer l’œil et à dormir quelques instants.

Ce matin-là, lorsque j’arrivai au Refuge, Chantal et Tristan œuvraient déjà sur les derniers ajustements dans la forge. Miles avait demandé aux habitants de rester en dehors du parc, afin de pouvoir se concentrer sur la rencontre et limiter les imprévus.

Gustav nous rejoignit bientôt : d’humeur maussade, il était particulièrement peu bavard. Il nous confia seulement qu’il avait eu Jurek au téléphone sur le trajet, et que celui-ci nous accordait toute sa confiance.

Je le connaissais bien : ce jeu d’échecs lui était insupportable et il culpabilisait de ne pouvoir faire plus. Je ne supportais pas de le voir dans cet état. Me retenir de l’approcher et de glisser ma main dans la sienne pour l’assurer de mon soutien était une véritable torture. Mais... Ce n’était pas ma place : il fallait que je pense à autre chose.

Je saisis l’occasion de devoir achever la présentation du buffet d’accueil pour m’éloigner et éviter qu’il surprenne mon agitation.

Celle-ci n’avait pas échappé à Chantal, malheureusement pour moi...

Nous étions côte-à-côte pour disposer les serviettes et les boissons sur le buffet. Elle me regarda et annonça d’une voix douce :

— Tu sais, il n’est pas aveugle. Et encore moins indifférent. Va le voir.

Je me raidis, ma mâchoire verrouilla un désespoir que je ne pouvais exprimer, et mes mains froissèrent frénétiquement le fragile papier entre mes mains. Un battement de cœur plus tard, je criais presque, détachant chaque syllabe :

— Je ne veux pas en parler.

— Mais... Réfléchis, Anita ne fait plus partie de sa vie dep...

— Je te dis que je refuse d’en parler !

Je lâchai tout et m’échappai vers l’atelier, pour me retrouver enfin seule. Je m’affalai sur un tabouret, le cœur en vrac, et pris ma tête entre les mains. J’avais du mal à calmer ma respiration et les larmes n’étaient pas loin. Je me détestais de lui avoir répondu aussi sèchement. Chantal ne méritait pas ça, mais... Elle ne comprenait pas. Si ce qu’elle suggérait se révélait exact, c’était une catastrophe : Gustav avait assez souffert. Il n’avait pas besoin d’une écorchée vive comme moi.

Revenir au village ressemblait de plus en plus à une très mauvaise idée...

Je n’eus pas l’occasion de me morfondre plus, car le clan Ogura décida de faire son apparition. J’entendais le son d’une voiture entrer dans le parc : il ne pouvait s’agir que d’eux.

Je sortis du Refuge, fuyant le regard de Chantal. Je me concentrais sur l’accueil de nos invités et me plaçais aux côtés de Miles.

Une fois le véhicule garé à proximité de la bâtisse, deux hommes en costume clair et une femme en tenue décontractée en sortirent. Wilbur Ogura était le seul dont je reconnaissais le visage, et le plus jeune du groupe. Il était âgé de 24 ans, si ma mémoire était bonne, et de taille moyenne avec une silhouette élancée. Son visage harmonieux arborait une expression sévère. Il venait avec la ferme intention de repartir avec la promesse d’un défi. Plus âgés que leur chef, d’une dizaine d’années peut-être, la femme et l’homme qui l’accompagnaient ne semblaient pas inquiets de sa démarche à notre encontre. Ils se présentèrent comme membres de ses proches conseillers, l’une étant avocate, l’autre psychologue.

Miles les accueillit avec la phrase d’usage, serrant fermement la main de chacun d’eux :

— À l’ombre d’Aserûn et dans la flamme vive de nos intentions, le clan Harper salue avec respect les représentants du clan Ogura.

Puis il invita le groupe Ă  entrer dans le Refuge.

Autour du buffet s’en suivirent d’interminables minutes d’échanges polis, sans réel intérêt dans une atmosphère pesante. Avant que la tension n’atteigne un niveau trop important, Miles proposa de se rendre dans la forge. Je frottais avec anxiété mes doigts sur la plus grande brûlure de ma main droite. Je n’étais pas la seule à être nerveuse : juste à côté de moi, Chantal triturait sans arrêt une de ses mèches de cheveux et Gustav gardait la mâchoire serrée. Seul Miles semblait serein dans toute cette histoire, même si je décelais une petite ride de concentration entre ses yeux.

Tristan les accueillit en véritable maître de cérémonie. Il en faisait toujours trop. Il les invita à prendre place sur les sièges, disposés à bonne distance de la plateforme mais offrant à chacun une parfaite visibilité sur l’enclume hexagonale. Ils n’avaient jamais pénétré dans la forge et affichèrent un air surpris : elle ne ressemblait à aucune autre. Bien qu’ardente et dégageant une chaleur intense, la forge n’occasionnait jamais aucune brûlure au-delà de sa plateforme. Une partie de son pouvoir magique s’exprimait ainsi et protégeait les Compagnons et le Refuge.

Dans sa tenue de forgeron, Tristan inspirait le respect. Artisan accompli, il comptait bien les éblouir et leur montrer que le travail qui serait réalisé ici et maintenant était toujours à la hauteur de la réputation de Sélivaux.

Il reprit la parole et expliqua qu’il allait fabriquer une petite rose Subrosa. Pour favoriser la confidentialité dans certains milieux, ce modèle de rose forgée était doté d’un soupçon d’aura de silence. Un excellent choix : artefact très connu mais peu courant, son assemblage demandait une grande précision.

Car c’était dans le façonnage d’articles délicats que la magie d’Aserûn excellait. Elle amplifiait la maîtrise et le savoir-faire des artisans en son sein, ce qui permettait d’aboutir à des objets d’une finesse et d’une qualité exceptionnelles.

Durant les deux heures suivantes, notre petite assemblée vit la rose prendre forme.

Évidemment, Tristan n’avait pu s’empêcher d’ajouter ses fameuses « paillettes » ! Des traits de lumière irisée fusaient depuis chaque coup qu’il portait avec fracas sur le métal. A ma grande surprise, cela produisit l’effet escompté. C’est-à-dire que, pour qui ne connaissait pas le fonctionnement de notre forge, ces éclats de couleurs représentaient la magie de la forge à son œuvre. Ce qui, évidemment, n’était pas tout à fait le cas.

A plusieurs reprises, je vis Wilbur Ogura se pencher vers l’un ou l’autre de ses conseillers, échangeant quelques mots que je fus incapable de saisir.

Je surpris aussi furtivement le regard de Gustav posé sur moi. Adossé à son siège, les bras croisés sur la poitrine, il afficha une éphémère expression troublée avant de détourner vivement les yeux et de retourner au travail de Tristan. Décidément, cette journée était un enfer...

La rose, polie et étincelante, fut enfin présentée aux membres du clan Ogura : elle témoignait de l’habileté de l’artisan, mais encore plus de la constance de notre forge et celle de nos engagements, malgré l’incident de la veille.

Wilbur Ogura s’empara de la rose d’un geste brusque, tourna les talons et sortit aussi vite qu’il le put. Il ne s’arrêta qu’une fois arrivé devant sa voiture, attendant ses conseillers.

Mais Miles n’allait pas le laisser partir comme ça : il fallait acter la renonciation. Il se plaça face à lui et réclama l’abandon, devant témoins, du défi projeté. Wilbur Ogura s’exécuta à contrecœur, puis monta dans sa voiture, suivi du psychoconseiller. L’avocate nous fit à chacun un signe d’assentiment de la tête, scellant ainsi cette décision, avant de grimper elle aussi dans la voiture.

Il ne fallu pas plus de deux minutes pour que le véhicule disparaisse par la rue principale.

Tristan avait réussi. Il nous rejoignit, encore équipé de son lourd tablier, et laissa éclater sa joie : — Yes ! Ça a marché !

Miles laissa échapper un long soupir de soulagement et n’attendit pas plus longtemps. Il décrocha son téléphone pour relater les derniers événements à Jurek. En haut-parleur, celui-ci nous félicita et confirma son retour dans deux jours.

Chantal proposa de fêter cela chez elle, ce que tous acceptèrent avec entrain. Sauf moi.

C’était trop me demander, pas maintenant. J’avais besoin de réfléchir. Chantal ne laissa rien paraître de ce qu’elle devinait et n’insista pas. Miles et Tristan essayèrent de me convaincre de les accompagner, mais je tins bon. Gustav était quant à lui étonnamment silencieux, mais j’avoue que cela me facilita la tâche. Finalement, ils acceptèrent mon excuse de la fatigue cumulée de mon trajet et de ces événements. Je bredouillai un rapide au-revoir et repartis vers mon appartement.

En chemin, je repensais à Chantal. J’avais vraiment apprécié qu’elle ait respecté mon désir de me mettre en retrait. Ou... de fuir, pour être honnête.

Arrivée devant l’ancienne ferme qui abritait mon appartement, je fis volte-face et me dirigeai vers ma voiture. J’avais besoin d’évacuer. Je m’installai derrière le volant et pris la direction de la forêt du Buchwald. La musique pulsait des hauts-parleurs depuis une playlist de mon téléphone et je chantais, fort, avec autant de fausses notes que possible. Mais qu’est-ce que ça faisait du bien ! Je rejoignis l’autoroute et appuyai sur l’accélérateur. Les événements depuis mon arrivée la veille au soir se bousculaient dans ma tête : la pluie, Ogura, Chantal, la rose, Gustav.... Pourquoi avait-il fallu que ce soit lui ? J’étais frustrée, en colère, triste, dépitée, résignée, dévastée... tout cela à la fois ! Je bouillonnais et faillis manquer la sortie d’autoroute pour accéder à la forêt.

J’atteignis le parking de la Tête de bois et me garais sans me soucier des marquages au sol. Je claquai avec force la portière, verrouillais la voiture et partis en direction de la vieille tour.

La montée me fit souffrir, surtout que j’allais trop vite, mes kilos en trop se rappelant à mon bon souvenir. Je n’avais jamais été et ne serais jamais sportive. Mais j’avais peut-être besoin de ça, là, maintenant : une douleur physique, dans les poumons, les jambes, plutôt qu’au cœur et à l’âme...

Au pied de la tour, il me fallut une bonne dizaine de minutes pour calmer mon rythme cardiaque et ma respiration. Je pris encore deux grandes inspirations, et commençai à me sentir mieux.

Je connaissais Gustav depuis plus de dix ans maintenant. A ma sortie de l’hôpital, par une succession chaotique d’événements aussi imprévus qu’insolites, je finis par me retrouver logée dans la famille Harper. Les parents de Jurek et Gustav avaient une grande maison non loin de l’ancienne ferme. Une chambre fut mise à ma disposition, avec pour seule consigne celle de ma guérison. Les mois passèrent, et je sus que j’étais chez moi. Dans cette famille. Dans ce village. Dans ce clan qui m’accepta sans réserve.

Quelques années plus tard, je faisais mes études à Rivelmont quand Anita, la compagne de Gustav, décéda à la suite d’une longue maladie. A chacun de mes retours, j’avais essayé aux côtés de ses parents, de Jurek et de Chantal, de le soutenir du mieux que je pouvais. Et le temps, qui use tout – même le chagrin, fit son œuvre. Gustav surmonta cette épreuve, la vie reprit son cours.

Après mon diplôme, je revins m’installer à Sélivaux, postulai au Refuge, et y entrai en tant qu’assistante administrative.

Puis... Les choses changèrent, de façon imperceptible mais constante... Gustav prenait petit à petit une autre place dans ma vie. J’avais profité d’une providentielle formation à Rivelmont pour m’éloigner et me raisonner. Parce que ce n’était pas ce qui devait arriver. Je ne pouvais accepter l’idée que quelqu’un, une femme au passé lacéré et à l’esprit torturé en l’occurrence, le détruise en lui infligeant une nouvelle relation de souffrance. Allons. Je n’étais plus une ado depuis longtemps, j’étais quand même capable de me maîtriser, non ? Eh bien ! il semblerait que non... Depuis la veille, mon univers s’écroulait, et les mots de Chantal étaient venus porter un coup fatal à mes illusions. Le clan était mon foyer à présent, bien plus que celui que j’avais connu avant l’accident. Et j’aimais ardemment Gustav. Mais rester signifiait risquer de le blesser.

Les feuilles des arbres ondulaient lentement sous la brise, et j’entendais quelques oiseaux chanter dans les branches. Mon regard se porta au loin, au-delà de la forêt en contrebas. Un petit groupe de randonneurs me salua en contournant la tour. Depuis combien de temps étais-je là ?

Quand je quittai enfin la forêt, quelques étoiles se devinaient dans le ciel qui s’assombrissait et la lune sortait de l’horizon. Je savais ce qu’il me restait à faire et je rentrai me coucher.

Je me plongeai les jours suivants dans mon travail et la remise en état du bureau du Refuge, faisant en sorte, avec succès, d’être trop occupée pour croiser Gustav ou Jurek.

Myriam, mon assistante, avait dû jeter l’intégralité des dossiers papier. Heureusement, la plupart avaient été numérisés et conservés à Rivelmont, à l’Archithèque centrale. Nous n’aurions probablement pas de grandes pertes au niveau administratif et l’activité pourrait reprendre sans trop de difficultés. Mais pour le reste... Le mobilier, les ordinateurs, tout était bon à virer.

Nous devions encore trier et déblayer le reste de la pièce. J’avais décidé de ne pas faire appel à une équipe de nettoyage : lessiver les sols et les murs m’empêcherait de trop réfléchir. Après cela, une équipe d’ouvriers viendrait traiter et peindre les murs, et installer un nouveau parquet et des dalles de plafond. La livraison du nouveau matériel était attendue pour la fin de la semaine suivante.

Je n’avais par contre pas réussi à éviter Chantal. Elle s’était présentée à la porte du bureau dans l’après-midi. Myriam m’abandonna lâchement, prétextant devoir aller chercher un autre lot de sacs poubelle pour les déchets.

Je continuais à frotter le mur, concentrée sur une tache de moisissure. Appuyée contre l’encadrement de la porte, Chantal me fixa avec une moue contrariée :

— J’ai compris, tu ne parleras pas. Alors écoute : il est plus que temps que chacun de vous ouvre les yeux. Tu n’imagines pas à quel point c’est difficile pour Jurek et moi de vous voir dans cet état !

— Je termine la saison, je remets tout en ordre, puis je partirai.

— Quoi ? Non, écoute-moi, tu....

— Le sujet est clos.

Elle ne quitta cependant pas tout de suite le bureau. Après quelques minutes de silence, elle ajouta avec fermeté :

— OK, c’est noté, je te laisse tranquille. Mais viens ce soir, tu sais à quel point c’est important pour le clan, et pour le Refuge. A plus !

Je la regardai retourner à son atelier et trouvai un intérêt tout à fait passionnant à une nouvelle tache sur le mur.

Évidemment.

Que je le veuille ou non, en tant que gérante du Refuge, j’étais une figure centrale du village, et je devais faire avec les honneurs qui m’étaient dus... Jurek était de retour de son voyage d’affaires, et rien n’avait encore été organisé pour fêter mon retour après trois mois d’absence. Le rassemblement du soir-même était donc doublement inévitable.

C’était d’un pas lourd et hésitant que je me rendis au parc, où une grande partie du village s’était rendue. De grandes tables avaient été disposées un peu partout, où chacun avait pu venir déposer quelque chose à partager. Des torches habilement réparties dans le parc dispensaient une lueur réconfortante, alors que la nuit commençait à tomber. Plusieurs familles s’étaient installées sur de grandes couvertures à proximité du grand chêne, d’autres avaient apporté tables et chaises de pique-nique et avaient envahi la clairière. Une petite estrade se trouvait devant le Refuge. Éclairée par deux spots sur pied, elle était encadrée de deux grandes enceintes d’où la musique choisie par Tristan donnait le ton de la soirée : enjouée, gaie et colorée. Toute à mes tourments, je n’arrivai pas à me glisser dans cette humeur joyeuse et avançai péniblement jusqu’au Refuge.

J’arrivai à hauteur de Miles Sherman et sa femme quand la musique stoppa net. Jurek essaya le micro : nous allions avoir droit à un discours...

Quelques personnes se rapprochèrent. Jurek, Chantal et leurs trois jeunes enfants étaient montés sur l’estrade. Il patienta encore quelques instants avant de prendre la parole, un sourire resplendissant éclairant son visage :

— Quelle joie de vous retrouver ce soir !

Il saisit la main de Chantal et continua :

— Je ne ferai pas de long discours, il y a bien mieux à faire ce soir que de m’écouter parler. Mais je souhaitais malgré tout féliciter Miles Sherman et Tristan Gavreau pour le succès de leur opération face au clan Ogura.

Des applaudissements retentirent et plusieurs « Merci » se firent entendre. C’était presque drôle de voir Tristan rougir. Jurek poursuivit :

— Les recherches sont d’ailleurs toujours en cours pour comprendre ce qui s’est passé avec ce mystérieux liquide, et on n’en sait malheureusement pas plus pour l’instant. Ce soir est aussi l’occasion de souhaiter un excellent retour à Kim Fayndrald, la gérante du Refuge. Un immense merci aussi, car elle s’emploie depuis plusieurs jours, avec son équipe, à le remettre en état après l’incident de la semaine dernière.

Je hochais la tête en retour avec un sourire de façade et acceptais avec détachement les applaudissements qui, cette fois, m’étaient destinés.

J’aperçus alors Gustav derrière un petit groupe d’adolescents un peu turbulents, qu’il rappela à l’ordre car Jurek n’avait pas terminé. Ce fut moins un choc qu’une vérité qui s’imposait : tenir jusqu’à la fin de la saison serait bien au-dessus de mes forces...

Jurek parlait toujours :

— ..... de loyauté. Ces derniers événements sont venus nous rappeler que, lorsque l’on tient à quelque chose, ou à quelqu’un, on ne le détruit pas, on le protège. Je ne sais pas ce que le clan Ogura voulait récupérer par ce défi, mais il est réputé pour exploiter et parfois détruire ce qu’il acquiert. Aserûn n’était pas affaiblie, mais l’aurait-elle été que ça n’aurait rien changé : elle nous aurait protégés, nous, le clan, le village, comme nous l’aurions protégée. Vous savez, même blessés, nous avons toujours assez de ressources en nous pour soutenir l’autre et le sauver, parfois de lui-même... Miles et Tristan ont pris un risque. Oui. Mais il y a des choses qui valent qu’on prenne le risque, qui valent la peine qu’on essaie quand même et qu’on cherche à avancer ensemble.

Il embrassa la main de Chantal, qui me regarda fixement. Elle ajouta :

— Jurek a raison : certaines choses valent qu’on se batte pour elles. Souvenez-vous de notre serment : « La flamme ne fuit pas la nuit, Aserûn veillera encore. »

Des cris et sifflements vinrent accompagner les applaudissements et Jurek termina :

—  N’oubliez pas, dans le lien du clan, nous serons toujours forts ! Profitez de cette soirée et des retrouvailles en famille avec vos amis et voisins. Soyez heureux.

Le calme revint petit à petit dans l’assemblée, et la musique reprit alors que chacun rejoignait ses proches ou allait se servir sur l’une des tables.

La flamme ne fuit pas la nuit. Ce serment si profond et aussi naturel que l’air que nous respirions ne m’apporta cette fois que frissons et mal-être grandissant. Je n’étais assurément pas une flamme, et je m’éloignai du Refuge d’un pas incertain. Le discours de Jurek et de Chantal avait violemment fait écho aux pensées que je ruminais depuis mon retour. J’en avais presque la nausée.

Je déambulais sans but dans le parc. Je répondis négligemment à quelqu’un qui m’interpela, avant de poursuivre mon errance. J’étais pitoyable...

Je m’assis sur un banc ; après quelques minutes, j’arrivai à me calmer et à reprendre pied. A peu près du moins.

Même blessé, on peut encore préserver... Aserûn veille... Risquer... Quoi ? J’étais toujours une véritable plaie béante et je ne pouvais pas avoir la force de ne pas le blesser. Mais... Pouvais-je prendre le risque ... d’en être malgré tout capable ? Cet espoir-là valait-il la peine que j’essaye ? J’étais terrifiée par cette idée ! Et merde...

C’était Chantal : ses paroles et celles de Jurek, c’était son idée ! J’en étais sûre ! Elle n’avait pas pu me laisser tranquille ! S’était-elle doutée de l’électrochoc que ça allait produire en moi ? Je la détestais pour ça !

Sans plus réfléchir, je me mis à la recherche de Gustav. C’était à présent plus fort que moi, j’avais besoin de le voir. Peut-être qu’en le voyant j’arriverais à trouver une issue à ce labyrinthe d’incertitudes et de douleur.

Je questionnai autour de moi pour savoir si quelqu’un l’avait vu. Personne ne l’avait croisé récemment et j’eus la désagréable impression que certains membres m’encourageaient silencieusement dans mon entreprise... Vraiment, tout m’échappait ce soir...

Miles Sherman m’indiqua finalement où trouver Jurek : lui saurait peut-être me répondre ?

Je trouvai Gustav en discussion avec son frère. Quand Jurek me vit, il sourit, comme s'il me soufflait : « Enfin, il était temps. »

Gustav se retourna et je me figeai. Sans me quitter des yeux, il avança doucement dans ma direction. Si j’avais été un animal, on aurait presque pu penser qu’il cherchait à ne pas m’effaroucher.

Je le regardai s’approcher, anticipant sa proximité.

Oui. Certaines choses valaient la peine de prendre un risque. Je ne reculerais plus. Je me battrais. Pour lui.

Il s’arrêta à quelques centimètres de moi et je sentis son souffle sur ma joue. Avec douceur, il entoura mon visage de ses mains puissantes. Ses yeux me transperçaient, j’en avais le souffle coupé. Les mots peinaient à franchir mes lèvres, et j’articulai difficilement :

— C’était ... C’est Chantal, c’est elle... Elle et son discours, et.... 

Il m’interrompit :

— Non, Kim, c’est moi. C’est moi qui lui ai demandé.

Et, sans plus un mot, il se pencha tendrement et m’embrassa.


Texte publié par Hiraeth, 5 aoĂ»t 2025
© tous droits réservés.
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