6. Mort
Cela faisait trois jours que j’avais quitté le foyer dans lequel je m’étais réfugié pendant près de deux années. Mes pas me guidaient à travers l’inconnu, mais mes pensées demeuraient embourbées dans un marécage de questions sans réponse. Ma mémoire refusait encore de s’ouvrir, verrouillée comme une forteresse oubliée. Qui j’étais. D’où je venais. Pourquoi j’étais là . Autant de gouffres dans lesquels mon esprit s’égarait.
J’avais toutefois appris à observer ce monde, à le comprendre, un peu. Il se divisait en trois continents.
Le premier, Graphe, celui où je marchais actuellement, était le bastion des puissances dites « technologiques ». Ici, le feu des armes parlait plus fort que celui de la magie. Des tubes d’acier vomissaient des projectiles de plomb avec assez de violence pour arracher la chair – comme celui qui avait déchiré mon épaule, autrefois. Ce continent, pragmatique et sévère, rejetait toute forme de sorcellerie.
À l’opposé, le continent d’Uruel nourrissait une tout autre foi : celle de la magie, une science ancienne permettant de tordre l’énergie vitale pour la transformer en feu, glace ou foudre. Une hérésie aux yeux des peuples de Graphe.
Entre ces deux titans idéologiques, se dressait Beldan, terre d’hybridation où magie et machine coexistaient, parfois en paix, souvent en tension.
Sur Graphe, la magie était proscrite. Pas seulement interdite : bannie, haïe, considérée comme un viol de l’âme du monde. Car ici, on croyait qu’Istrul – le nom donné à cette planète – était un être vivant. Une entité consciente, dont l’énergie nourrissait les vivants. L’arracher à la terre pour nourrir des sorts était vu comme un crime contre la vie elle-même. Un parasitage. Un blasphème.
Hélène, dans ses histoires partagées au coin du feu, m’avait parlé d’autres gens, venus d’ailleurs. Des étrangers. Des « aventuriers » qui apparaissaient parfois dans le sud de Beldan. Des intrus, tombés d’un autre monde. Ils étaient surveillés, encadrés, contenus par une Guilde toute-puissante. Certains s’intégraient, d’autres semaient la mort. Peut-être que ceux qui m’avaient attaqué, ce jour-là dans cette auberge noyée de sang, faisaient partie de ces étrangers.
Elle m’avait aussi évoqué le nom de Morcas, une figure crainte et respectée, à la tête de la Guilde de Grison, une cité indépendante à l’est. Là -bas, les aventuriers étaient nombreux, paraît-il. Peut-être y trouverais-je des réponses. Ou ma fin.
Je sortis la boussole du paquetage que j’avais sauvé des cendres. L’aiguille indiquait le sud-est. J’empruntai le sentier humide, enfoncé dans l’ombre suffocante de la forêt Gruaig.
Les arbres ici ne se contentaient pas d’être grands. Ils étaient colossaux. Leur tronc atteignait deux mètres de large, et leur cime se perdait dans une voûte de feuillage impénétrable. La lumière filtrait à peine, prisonnière des feuilles. Même en plein jour, cette forêt ressemblait à un crépuscule sans fin.
On disait que le bois des Gruaigs avait la résistance du fer, et que leur sève séchée était plus flexible que les plus fines courroies métalliques. Ce bois valait de l’or. C’est pour cela qu’on l’exploitait – et c’est pour cela que des villages comme celui de Marc avaient existé, à la lisière des zones d’abattage.
Mais à présent, je marchais seul dans une cathédrale d’écorce, sans cloches, sans prières. Seulement l’écho de mes pas et le murmure lointain de la pluie filtrée par les feuilles.
Je consultai à nouveau la boussole. Même sous la lumière tamisée filtrée par la voûte végétale, l’aiguille tremblait faiblement, comme si elle-même hésitait à m’indiquer la route. Mes yeux, depuis longtemps habitués à l’obscurité constante de Gruaig, distinguaient les reliefs et les ombres comme en plein jour.
Je suivis le sentier, chaque pas me rapprochant de Rentalle, la cité fortifiée la plus proche. Cette forêt, aussi familière qu’oppressante, ne pouvait plus être mon sanctuaire. Il était temps de bouger.
J’aurais dû partir plus tôt… Mais une dette me retenait. Celle que j’avais envers ceux qui m’avaient sauvé, soigné, accueilli sans rien attendre. Pourtant, il n’y avait plus rien à rembourser. Ils étaient morts, froids et calcinés, leurs âmes rendues à Istrul ou à un néant sans nom.
Alors, j’irais à Rentalle. Peut-être y trouverais-je des réponses. Peut-être apprendrais-je ce que je suis, d’où je viens, pourquoi mon nom m’est aussi étranger que la langue que je parle à présent.
Cette pensée, lancinante, me rongeait l’esprit. Qui suis-je ? Pourquoi moi ?
Perdu dans ces méandres mentaux, je poursuivis ma marche toute la journée, arpentant le chemin humide en silence. Je ramassai quelques champignons sur ma route – des espèces que je savais comestibles, identifiées durant ces deux hivers passés à survivre.
Lorsque le soleil se noya lentement dans l’horizon invisible de cette forêt, je chaussai mes pointes, glissai mes mains dans les écorces, et commençai à grimper. Les Gruaigs étaient de véritables piliers du ciel. J’escaladai leur tronc lisse avec une aisance qui me surprenait moi-même. Parvenu à cinquante-cinq mètres d’altitude, je me hissai dans la touffe noueuse de branches qui formait leur couronne. J’y trouvai un entrelacs assez solide pour m’installer.
Je m’enveloppai dans la couverture rêche que j’avais emportée. Un souffle blanc s’échappait de mes lèvres : l’hiver n’avait pas encore cédé. Mâchant un morceau de lapin froid accompagné de quelques lamelles de champignon, je laissai mes paupières s’alourdir. Autour de moi, la faune nocturne reprenait ses droits – grattements, hululements, battements d’ailes. Le cœur battant lentement, je sombrai.
[Endormissement]
Un fracas me réveilla.
Un grondement sourd, suivi d’un souffle vibrant, fit trembler les branchages. J’ouvris les yeux, la tête lourde, encore engourdi. En contrebas, dans le labyrinthe d’ombre, une lumière se mouvait – une torche. Je retins mon souffle et observai.
Des formes filaient dans la nuit, fuyantes, chassées.
— Saletés de vicelards ! hurla une voix rauque.
— Laisse tomber, dans le noir tu les toucheras pas, ricana une autre, plus jeune.
— Attends un peu, tu vas voir…
Une fiole fendit l’air. Elle atterrit à quelques mètres du porteur de torche.
BAMM.
Une déflagration secoua la forêt, faisant fuir des nuées d’oiseaux noirs dans un vacarme de battements d’ailes. Je me crispai, accroché à ma branche comme un insecte à l’écorce. La lumière tremblotante révéla enfin les hommes en contrebas : ils étaient cinq. Le premier tenait une arme longue – un fusil à silex. Un autre tenait dans chaque main de petits pistolets de poing, aux canons courts et ronds. Des revolvers, se rappela une voix dans ma tête. Ou plutôt, un écho. Ce mot ne m’était pas inconnu… pourquoi ?
— Il y en a un ! hurla le porteur de la torche.
Il lança une nouvelle fiole. L’explosion fut plus violente encore, dispersant des éclats de feu et de terre. Des rires moqueurs fusèrent aussitôt, crevant le silence comme des lames dans une gorge.
Ce n’était pas de simples chasseurs. C’étaient des tueurs. Pour le plaisir. Des hommes qui riaient pendant qu’ils incendiaient la nuit.
Les yeux rivés à ma cachette, je ne bougeai pas. Mon souffle se fit aussi discret qu’un souffle de brise. Ils passèrent sous moi. Leurs pas s’éloignèrent. Leurs rires s’évanouirent.
Je restai là , immobile, le cœur battant encore fort, jusqu’à ce que le silence retombe sur la canopée comme un suaire.
Alors seulement, je me rendormis.
[Endormissement]
Un rayon de soleil, maigre et timide, perça à travers le plafond feuillu et vint frapper ma paupière. Je rouvris les yeux.
J’avais dormi. Assez, peut-être trop.
Je remballai ma couverture, sortis un morceau de lapin séché, quelques champignons souples que j’avais gardés dans un tissu humide, et une rasade d’eau tirée de la flasque. Le repas fut rapide et silencieux. L’arbre ne tremblait plus sous mes mouvements : mes gestes étaient mécaniques.
Je redescendis du tronc. Les griffures laissées dans l’écorce témoignaient de mon ascension de la veille.
Au pied de l’arbre, quelque chose me frappa. Un cratère. Son auréole noircie tranchait avec le vert sombre de la végétation. Je m’approchai lentement. L’odeur arriva bien avant la compréhension : un relent d’œufs pourris, lourd et acide.
— Soufre…
Je ne sais pas pourquoi je savais ça. Je n’avais aucun souvenir précis, aucune image liée au mot. Mais l’odeur, elle, était familière. Instinctive.
Les explosifs utilisés la veille en étaient chargés. Voilà ce qui expliquait leur puissance. Leur bruit. Leur arrogance.
Je sortis ma boussole. Sud-est.
Je repris la marche, les pas avalant les racines détrempées du sentier. Après une heure, un bruit suspect me fit stopper net. Je m’accroupis, silencieux, comme l’ombre des arbres. Lentement, je progressai, m’appuyant sur les colosses végétaux pour masquer ma présence. Je rampai jusqu’à atteindre un promontoire naturel. Puis, je vis.
Ils étaient une dizaine. Des humanoïdes à la peau brune grise, recouverte de poils rêches. Leur visage – ou ce qui s’en approchait – était surmonté d’un groin proéminent, ridé, crasseux. Une expression perpétuellement renfrognée. Pas plus d’un mètre quarante. Torse nu. Armés de lances grossières, de haches taillées à la pierre. Des êtres primitifs… ou peut-être simplement efficaces.
Ils parlaient. Je ne comprenais pas leur langue, mais leur ton était clair : colère, revendication, domination.
Au sol, entassés sans ordre, des cadavres en cuir. Des corps éventrés, certains à demi rongés. L’odeur me parvint par vagues – sang coagulé, bile, viscères ouvertes. Des revolvers brillaient dans les entrailles. Les hommes de la veille ?
— Les vicelards, murmurai-je. C’est donc d’eux qu’ils parlaient.
Une femelle, à en juger par sa poitrine pendante et scarifiée, s’approcha. Dans sa main, une machette rouillée. Elle commença à dépecer les cadavres. Un à un, méthodique. La viande était coupée, la peau arrachée, les entrailles rejetées.
Un autre l’aidait à transporter les morceaux sur une civière grossière faite de branches et de tendons. Ils travaillaient comme on boucherait du gibier.
Puis, un cri. Deux individus se mirent à porter le brancard. Le reste de la troupe leur emboîta le pas. Ils s’éloignèrent.
Je restai immobile encore une bonne demi-heure, le cœur battant dans les tempes, avant de m’avancer.
L’odeur était pire de près. Une puanteur d’acide, de mort chaude et de viande baignée dans ses propres sucs. Les intestins éclatés relâchaient encore un peu de leur contenu sur le sol forestier.
— Ils ont dû percer les viscères… marmonnai-je en me couvrant le nez.
Je m’agenouillai dans la boue rouge, fouillant entre les chairs ramollies et les os brisés. Mes doigts trouvèrent une ceinture. Un pistolet. Des munitions. Je le retirai avec précaution, en priant que le métal ne soit pas trop encrassé par les fluides.
Je m’éloignai aussi vite que possible. Un haut-le-cœur me saisit à mi-chemin. Je me penchai et vomis sur une racine.
Reprenant mon souffle, je m’assis contre un tronc moussu. Mon front perlé de sueur froide. Mes paumes sales. Mon âme trouble.
Un mouvement dans mon champ de vision.
Je tournai vivement la tĂŞte.
Un lapin.
— Merde… l’odeur les a attirés…
Le murmure m’échappa alors que mes yeux suivaient la boule de poils, encore luisante de pluie. Je restai figé, en silence. Heureusement, il ne semblait pas m’avoir remarqué.
Je m’équipai à la hâte. Pointes à chausse fixées, deux sacs en travers des épaules, la ceinture d’armes glissée à la hanche. En quelques instants, je grimpai à un Gruaig, atteignant une vingtaine de mètres sans oser me retourner.
En contrebas, les lapins arrivaient.
Ils étaient une dizaine. Petits monstres voraces. Ils se disputaient les restes humains dans une cacophonie de couinements et de claquements de dents. Le sang maculait leur museau, leurs pattes, leurs flancs. Ils se poussaient, se griffaient, montraient leurs crocs.
Puis… un craquement. Une branche qui cède.
Silence.
Les lapins figés reniflaient l’air, leurs petits corps tendus comme des arcs, scrutant chaque ombre. Leurs museaux souillés palpitaient, avides de survivre.
Un rugissement.
Un éclair jaillit. Le prédateur bondit hors des fourrés.
Le renard gris de la forĂŞt de Gruaigs.
Immense. Un mètre vingt au garrot. Cent kilos de muscles. Pelage blanc tacheté par l’hiver, il redeviendra grisonnant quand la neige aura fondu, redevenant un spectre parmi les ombres.
Il fondit sur les lapins. Cinq d’entre eux tombèrent dans la première seconde. Sa mâchoire claquait, relâchait, reprenait sans s’assurer de la mort de sa proie. Les survivants fuirent en piaillant, abandonnant leur festin au massacre.
Je n’osais bouger. Je restai là , suspendu, les yeux écarquillés, le souffle coupé.
Le renard dévora d’abord les entrailles humaines. Puis les lapins morts.
C’est alors que je vis la lueur rouge.
Plus loin, entre les troncs.
Un portail.
Rouge grenat, pulsant comme un cœur souillé. Je ne sais pas pourquoi je connaissais ce phénomène. Mais je le reconnus immédiatement.
Un portail de passage.
Il s’ouvrit sans bruit. L’air lui-même se plia autour de l’ouverture. Et de son seuil émergea une silhouette.
Humanoïde. Deux mètres cinquante. Nu. Peau d’un vert noirâtre, huileuse. Trois cornes osseuses perçaient son crâne. Ses yeux – deux puits ocre, sans paupière, sans clignement – balayèrent la forêt.
Il sortit du portail. Celui-ci se referma derrière lui dans un claquement de vide. L’être leva sa face inhumaine vers le ciel, flairant avec deux fentes nasales ouvertes dans une chair épaisse.
Un bond. Il monta presque jusqu’à moi. Mais atterrit juste en dessous.
Ses griffes se plantèrent dans le renard gris.
Il lui arracha la gorge dans un geyser de sang. L’animal hurla, son cri mourut dans un gargouillis ignoble. Trois espèces différentes venaient de mêler leur chair sur le même sol.
Le démon leva alors la tête.
Et me vit.
— Merde, il m’a vu… !
J’essayai de sortir le revolver de la ceinture. Mon bras blessé me ralentit. Trop lent.
Il bondit. Droit vers moi.
Je n’eus qu’un réflexe.
Je lâchai prise.
Je tombai.
Le sol m’accueillit dans un craquement sec. Mes deux chevilles se brisèrent net. Une douleur ignoble se répandit dans mes jambes, noire, mordante, brûlante.
Je tentai de me relever. Impossible. Ma vision se brouilla. Mon souffle se coupa.
Un choc dans le dos.
Je n’eus pas besoin de regarder.
Mais je le fis.
Quatre griffes sanglantes ressortaient de mon torse.
Suffoquant, je m’effondrai. Mon corps s’alourdissait. Mes doigts se resserrèrent une dernière fois sur les sacs et la ceinture.
Mon regard se leva vers la silhouette. Elle me contemplait. Immobile. Triomphante.
Sa voix rauque me parvint, dans une langue que je ne connaissais pas – et pourtant je comprenais.
— On t’a retrouvé.
Ses griffes quittèrent mon corps dans un bruit de succion et de chair.
Je tombai. Encore. Plus profond cette fois.
Avant que l’obscurité ne m’avale, il parla encore dans sa langue horrible qui semblait être des insultes et des provocations à chaque syllabe prononcée. :
— On se reverra.
Puis le noir.
Total.
[Inconscience]

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