7. Re.
[Inconscience]
Mes paupières s’entrouvrirent, mais le monde autour de moi tournoyait, une spirale d’ombres et de lumières confuses. Un vertige m’assaillit, un goût métallique s’infiltra dans ma bouche sèche, me rappelant la blessure de mon épaule. La douleur ? Étrangement absente.
Quelque chose étincela, précipité vers moi. Par réflexe, je roulai sur le côté, le poids de l’objet heurta le sol avec un bruit sourd, métallique contre pierre. Je clignai des yeux, cherchant à percer la brume qui voilait ma vision.
Devant moi, se dessinait enfin une silhouette : un homme, la trentaine, vêtu d’une armure de cuir usée, portant une épée simple à double tranchant. Son regard me transperçait, empli d’un mépris glacial.
« Bordel… » crachai-je, surprenant même ma voix rauque. Mais il ne me laissa pas le temps de me reprendre.
Je sentis quelque chose de lourd dans mon dos – mes sacs. D’un geste instinctif, je les lançai sur lui. L’effet fut immédiat : son corps fut déséquilibré, ses yeux s’écarquillèrent d’incompréhension.
Profitant de ce moment, je m’élançai. Mon poing s’abattit violemment dans sa gorge, étouffant le cri qui voulait naître. Ses mains tentèrent de saisir ma nuque, mais mes doigts s’enroulèrent rapidement autour de son épée. Je la lui arrachai, froide et tranchante, puis la retournai lentement contre son torse.
Le sang s’échappa de sa bouche entrouverte tandis qu’il s’effondrait au sol, une auréole rouge sombre s’élargissant sous son corps inerte. L’odeur âcre du fer chaud monta jusqu’à moi.
La mémoire me revint par bribes : la forêt, le démon, la douleur insoutenable.
Mais où étais-je ? Je levai les yeux. Des murs de pierre, froids et humides, encadraient la pièce. Une chambre modeste, meublée d’un lit à ossature simple, d’un bureau brut, d’une armoire en bois grossier. Au-dessus de moi, des poutres massives dessinaient des ombres mouvantes.
Ce lieu… je l’avais déjà vu. Ou du moins, il me semblait familier, comme un souvenir enfoui juste hors de portée.
Au-delà de la porte, des cris déchirants montaient, mêlés à des pleurs étouffés. Une femme suppliait, sa voix brisée implorant qu’on épargne son corps. Puis, des rires sadiques, froids, glacés, emplissaient l’air.
Mon estomac se serra. Je reculais, refermai la porte d’un geste tremblant. Mes mains cherchaient le mur pour ne pas vaciller.
Je me précipitai vers la fenêtre, entrouvris un volet. La vision d’un hameau de rondins, baigné d’une lumière pâle, s’offrit à moi. Là , dans la pénombre, un volatile étrange, aux plumes éclatantes de bleu et d’orange, sautillait sur une branche.
Un murmure m’échappa :
« Merde alors… suis-je revenu en arrière ? »
Je déchirai un morceau de tissu pour essuyer la sueur sur mon front, rassemblai mes sacs. Mon regard tomba sur la ceinture tachée de sang que j’avais sauvée des restes humains. J’empoignai le revolver, le poids familier me rassurant à peine.
Mon bras blessé, lui, ne me faisait plus mal. Étrange silence au creux de cette épaule autrefois meurtrie.
Je m’assis sur le lit, le souffle court, noyé dans un flot de questions qui ne demandaient qu’à déferler.
« Je suis retourné dans le passé avec des objets du futur ? » murmurai-je, les yeux rivés sur les sacs et la ceinture que je venais de reposer au sol devant moi.
Je passai la main sur mon épaule, cherchant la douleur qui jadis m’avait déchiré la chair. « Et mes blessures… sont-elles guéries ? » dis-je à voix basse, encore incrédule.
Je ne comprenais rien à ce qui m’arrivait, mais au moins, j’étais en vie. N’était-ce pas déjà une chance ? Mes yeux descendirent vers mon torse : mes vêtements étaient intacts, pas une tache de sang, comme si la mort qui m’avait fauché n’avait jamais vraiment eu lieu.
Mais pour l’instant, il me fallait sortir d’ici. Rapidement.
Sans un regard en arrière, je m’élançai vers la fenêtre et enjamblai le rebord.
— Là  ! Un type essaie de se barrer ! s’écria une voix rugueuse dans la taverne.
Je ne me retournais pas. J’appelai mon volatile, cette créature au plumage flamboyant que j’avais surnommée Cockatrice.
Ses ailes battirent avec puissance, tandis que je guidais la bête à l’aide des étriers. La Cockatrice, volatile carnivore et farouche, réagissait vivement à toute menace. Je l’orientai vers la porte de la taverne.
Lorsque celle-ci s’ouvrit, libérant six personnes paniquées, je tirai violemment sur les rênes. L’oiseau poussa un cri strident, un hurlement si perçant qu’il figea net toute la foule devant nous.
Sans perdre un instant, je donnai des coups de pied furieux dans les flancs de la bête pour qu’elle s’élance à toute vitesse sur le chemin forestier.
Un rire hystérique monta de ma gorge tandis que la Cockatrice me portait dans un galop effréné.
Moi, qui croyais avoir touché ma fin, me voici porté de nouveau sous cette pluie fine et froide. Ce jour où j’avais été recueilli par la famille de Marc… Ils doivent être encore là , quelque part.
Mais à quoi bon les revoir ? Je ne suis plus celui d’avant : guéri, comprenant enfin la langue et l’écriture du continent, et mieux encore, armé de la connaissance profonde de cette forêt, fruit des heures passées à chasser avec Marc.
Mon objectif reste la cité fortifiée de Rentalle.
De nouvelles questions s’ajoutent à celles qui hantent mon esprit : quelle est cette étrange relation qui me lie à ce démon ? Comment puis-je comprendre ses paroles alors qu’il m’a fallu des mois pour apprendre le Graphien ?
Où aller ? Que faire ?
Pour l’heure, je suivrai le sud-est, en espérant que la boussole ne se soit pas perdue dans ce dédale temporel.
Grâce à ma monture, il ne me fallut que deux jours pour quitter la forêt de Gruaigs, sans rencontrer ni homme ni bête. La Cockatrice inspire la crainte, visiblement : nulle créature, ni indigène ni bête sauvage, n’osa approcher.
Je me retrouvai enfin, pour la première fois depuis des années, face à l’azur immaculé, sans un arbre pour voiler le ciel.
Deux ans entiers passés à l’ombre des Gruaigs, sans jamais imaginer que le ciel était si haut, si vaste.
En y repensant… Suis-je le seul à avoir conscience de ces années passées ?
Sont-elles vraiment arrivées ? J’ai pourtant mes affaires, mes vêtements, tout ce que j’ai ramené du futur…
C’est si compliqué à comprendre. Et pourtant, c’est moi qui ai vécu tout ça. Ou n’était-ce qu’un rêve ?
La petite Trinia m’a tant parlé de cette cité où elle n’a été que deux fois en dix ans dans la forêt.
Je veux y aller, goûter à ces fameuses brochettes de Créons, regarder passer les gens dans la rue, et surtout, visiter la bibliothèque impériale.
Peut-être y trouverai-je des réponses. Ou au moins… une piste.
En deux semaines, j’aperçus enfin la silhouette imposante de Rentelle. La forteresse trônait au sommet d’une colline nue, dénudée d’arbres, telle une sentinelle immuable. Ses murs de pierre s’élevaient jusqu’au ciel, hauts d’au moins cent mètres, hérissés de tours de guet, veillant sur le moindre souffle de vent. Une vision qui inspirait à la fois respect et appréhension.
Je suivis le flot indifférent des voyageurs et visiteurs convergeant vers la cité. Le pavé, large, portait le poids de leurs pas précipités. À l’entrée, une quinzaine de gardes attendaient, armes en main : fusils rouillés et lances usées par le temps.
« Hep là , voyageur, descendez de votre monture ! » ordonna un homme trapu à la peau rude, ses bras semblant trop longs, comme s’ils traînaient au ras de ses genoux. Un Rainevars, me confia plus tard Trinia – une race d’humanoïdes proches des Vicelards, sauvages et méfiants.
« Bonjour, Sieur. » Je m’exécutai, sachant que je n’avais aucun intérêt à provoquer ici le chaos.
— « Avez-vous des pièces d’identité ? Carte d’aventurier ou de commerçant ? » Il observa ma Cockatrice d’un air suspicieux.
— « Rien de tout cela. Je viens de la forêt de Gruaig, je vivais de l’abattage des arbres. Ces papiers ne m’ont jamais été nécessaires », répondis-je, scrutant la fourrure hérissée du gardien.
— « Je vois… Avec votre allure, j’ai cru à un aventurier. Vous pouvez entrer contre une modique somme de vingt-cinq argents, droit de passage. Pas de marchandises sur vous ? »
— « Non, aucune. »
— « Alors pas de taxe commerçante. » Il tendit sa grosse main rugueuse. Je lui remis la somme, le cœur battant, et franchis le seuil de la cité.
À l’intérieur, Rentelle s’étalait, vaste et dense. La rue principale, large comme quatre chars alignés, s’étirait jusqu’à un bâtiment monumental – un temple ou un palais – érigé en son centre. Partout, la foule bourdonnait, un mélange bigarré d’humains, d’hommes-bêtes et de Rainevars.
Ils se pressaient, échangeant cris et disputes, noyant la rue sous un tumulte chaotique.
Un festival ? Non, simplement une ville en vie.
« Je comprends pourquoi Trinia aimait cet endroit », murmurai-je, le regard perdu dans le va-et-vient incessant.
C’était là que commença ma nouvelle vie.
Cinq années passèrent depuis mon arrivée à Rentelle. Quatre ans plus tôt, j’avais rejoint l’armée impériale – un refuge, un salaire fixe, des formations aux armes et au combat, l’accès à la bibliothèque secrète de l’armée.
Mon unité d’élite était déployée en mission de surveillance, à la frontière de la forêt d’Ertagnis. Nos supérieurs redoutaient une infiltration massive des Krall. Plusieurs villages frontaliers avaient été attaqués de nuit, des habitants avaient disparu. La rumeur courait que les Krall étaient cannibales, des monstres surgis des ténèbres.
Je frottai ma barbe mal rasée en bâillant, le froid mordant dans l’air stagnait dans notre cabane de camouflage.
« On va traîner là encore combien de temps ? Ça fait déjà quinze jours, lieutenant ! » lança l’un de mes collègues, un homme-chat au pelage sombre, le ton exaspéré.
— « Les ordres sont d’attendre et de surveiller le périmètre, » répondit calmement notre supérieur, un Rainevars trapu, haut d’un mètre cinquante-cinq à peine, ses bras pendants presque jusqu’aux genoux. « Ils n’ont pas changé depuis quinze jours. »
— « Avec un peu de chance, ce soir, il y aura des Krall et on pourra rentrer, » maugréai-je, scrutant l’obscurité mouvante au-dehors.
— « Au lieu de râler, finis de nettoyer tes armes. Si jamais des ennemis arrivent et que tes fusils ne sont pas prêts, comment tu comptes survivre ? » grogna Matt, le grand bourru de notre groupe.
— « T’inquiète, on te donnera en pâture le premier, » ricana Drill, un autre homme-chat, « le temps qu’ils te finissent, j’aurai remonté mes armes. »
Notre unité d’élite, l’URTG – Unité de Reconnaissance Tactique de Guérilla – se composait de six soldats, plus notre lieutenant. Spécialisés dans la reconnaissance en territoire hostile, le combat à distance ou rapproché, la guérilla et les tactiques d’infiltration, nous étions peu nombreux, mobiles et redoutablement efficaces, peu importe la mission. La surveillance de la frontière revenait d’habitude aux unités de garde-frontière, mais la crise persistante avait poussé le haut commandement à déployer deux dizaines d’unités comme la nôtre.
Je pris mon fusil, sortis par la trappe dissimulée au plafond de notre abri, puis chaussai mes pointes à chausse pour grimper sur un Gruaig voisin. À quarante mètres au-dessus du sol, je frappai trois coups secs sur une fausse branche. Le bois sonna creux, un passage s’ouvrit, et mon collègue en sortit.
« Je prends la relève, » annonçai-je, rien à signaler ?
— Juste quelques lapins qui se chamaillent pour un morceau de barbaque. Rien de plus. Bon courage, » répondit-il, prenant la corde pour descendre en rappel dans notre cachette.
Je m’installai dans la branche, refermai la trappe, et posai mon œil sur la lunette aux cristaux verts luminescents, conçue pour voir dans la nuit. Mes yeux scrutaient la pénombre, cherchant le moindre mouvement.
Au bout de deux heures sans incident, une ombre furtive glissa dans mon champ de vision.
Un humain ? Non, trop grand et brutal dans ses gestes. Un Krall, sûrement un éclaireur.
J’attrapai le poids d’alerte et le laissai tomber dans le vide. Il tira une fine corde, déclenchant une alerte minimale dans la cabane.
Je surveillais la progression prudente de l’éclaireur : sa démarche furtive, son armure composée de plaques de bois de Gruaig, son masque caractéristique, l’épée courbée sans garde serrée dans sa main. L’évidence ne laissait place au doute.
Il rebroussa chemin, convaincu de ne rien avoir repéré.
Puis, cinq minutes plus tard, une cinquantaine d’ombres surgirent dans la forêt, avançant avec un silence mortel.
Je laissai tomber le second poids. L’alerte maximale retentit en dessous.
Les pièges étaient prêts.
Le premier s’activa : des piques d’acier jaillirent du sol, empalant quatre Krall dans un râle étouffé.
Le second libéra une pluie de rondins tombant de plus de soixante mètres, écrasant une troupe ennemie.
Le troisième, une lame balancée, trancha plusieurs têtes dans une gerbe de sang rouge sombre.
Le quatrième…
« Un portail rouge ? Pourquoi y a-t-il un porta… »
Mes souvenirs me frappèrent de plein fouet : ma première mort, le démon surgissant du passage en flammes. Sans réfléchir, je quittai la branche factice, attrapai la corde et descendis à toute vitesse dans la cabane.
« Rapport ? » demanda le lieutenant, surpris de me voir revenir avant que tous les pièges ne soient déclenchés.
— « Il y a… » J’hésitai, cherchant les mots pour décrire l’impensable.
« Expose les faits ! » ordonna-t-il, impatient.
— « Une entité démoniaque vient de sortir d’un portail rouge de téléportation. Je ne suis pas sûr que nous puissions la vaincre… » répondis-je, sans vaciller.
— « Démon… » murmura mon supérieur, comme si ce mot lui brûlait la gorge.
— « Lieutenant ? » s’inquiéta Drill.
— « J’ai entendu des rumeurs, ces créatures nous attaquent de plus en plus souvent. On continue comme prévu : déclenchez les pièges, on avisera face à l’ennemi, » ordonna-t-il d’un ton sec.
Une fois les cinq pièges restants déclenchés, nous sortîmes prudemment de notre abri, armes en main, muscles tendus, prêts à tirer au moindre mouvement.
Mais ce que nous découvrîmes n’avait rien de ce que j’avais imaginé : tous les Krall étaient morts, étendus en un amas macabre.
Au milieu des cadavres, une silhouette se dressait : une créature massive, haute d’au moins trois mètres, à la peau sombre luisante, un crâne orné de deux larges cornes imbibées de sang. Ses muscles saillaient sous la peau comme des cordes d’acier. Ses yeux jaunes, perçants et glacials, transperçaient mon âme avant même que nous ayons pu bouger.
Ce n’était pas le même démon que celui qui m’avait tué la première fois.
« On t’a retrouvé ! » gronda-t-il dans une langue hideuse, chaque mot comme un craquement d’os.
Avant même que nous ayons pu ouvrir le feu, il était déjà sur nous. Écartant ses bras monstrueux, il saisit deux de mes collègues et notre lieutenant, serrant avec une force inhumaine. Le craquement des os brisés résonna, suivi du souffle rauque du sang qui s’échappait de leur bouche.
« Dispersion ! » cria Matt, tirant sur le démon.
Je roulai sur le côté, me faufilai derrière la bête, et commençai à lui tirer dessus avec mon fusil amélioré. Les balles pénétraient sa chair, mais aucune réaction, aucun signe de douleur.
J’espérais qu’au moins elles lui faisaient des dégâts internes.
Il attrapa le pied du lieutenant, désormais inerte, et, se servant du corps comme d’un fouet, fracassa le crâne de Drill. Puis il lança son arme improvisée avec une brutalité sauvage.
Au même moment, alors que le cadavre du lieutenant volait dans les airs, le démon disparut de mon champ de vision.
Un bruit étouffé derrière moi. En me retournant, je vis l’horreur : un de mes collègues venait de perdre la tête. Le démon me fixa, un sourire cruel éclairant ses yeux jaunes.
Sans un mot, il saisit un des rondins tombés sur les Krall, et le lança avec force. Matt fut écrasé contre le tronc du Gruaig, l’écorce sombre imbibée de sang.
En quelques instants, mon unité fut anéantie.
Il ne restait plus que moi.
Tremblant de peur, mon fusil vide à la main, je le laissai tomber au sol et pris la décision instinctive : fuir.
Mais une douleur fulgurante me fendit le dos.
Je regardai mon corps s’effondrer dans une mare écarlate, tandis que le démon tenait ma tête par les cheveux.
Puis, le noir.

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