14. La cité marine d’Ignus.
Après avoir quitté Marignis, une fois changés et remis de notre infiltration, nous chevauchions nos spirituels à vive allure sur la route de la côte sud. Le ciel était clair, l’air chargé de sel marin, et au loin, on pouvait déjà entendre le tumulte des vagues venant frapper les digues de la cité portuaire.
Moins d’une heure plus tard, les grandes tours de guet de Marignis apparaissaient à l’horizon, flanquées de fanions colorés flottant dans le vent. La ville elle-même était en effervescence, grouillante de marchands, de pêcheurs, et d’aventuriers en transit. Mais nous n’étions pas là pour flâner sur les quais : direction le port sud, là où partaient les expéditions vers la cité d’Ignus, la mystérieuse capitale sous-marine des elfes aquatiques.
Un marin à la peau tannée, l’air bourru mais pas désagréable, nous attendait devant une plateforme flottante.
— C’est vous les envoyés de l’académie ? Alors montez, la bête est prête, grogna-t-il en désignant du menton notre transport.
Et quelle bête.
Émergeant des flots, une créature titanesque, mi-reptile mi-cétacé, attendait calmement, sa silhouette couverte d’écailles d’un bleu profond, presque métalliques. Une grande structure de bois et de verre avait été fixée à sa crête dorsale, formant une cabine capable d’accueillir facilement une cinquantaine de passagers. Elle clignait lentement de ses yeux translucides, indifférente à notre présence.
— C’est un Ursalon, une espèce domestiquée dans la mer d’Érinn, expliqua le marin. Gentil comme tout… tant que vous ne tentez pas de sauter à l’eau.
Nous prîmes place à bord, le sol vibrant légèrement sous nos pieds lorsque la bête remua. Une brève incantation fut lancée par le navigateur, et la créature s’enfonça lentement dans les flots.
La lumière du jour se diffusa en de multiples faisceaux sous la surface. Autour de nous, les fonds marins s’illuminèrent de mille couleurs : des bancs de poissons translucides dansaient entre les coraux gigantesques, des méduses aux voiles phosphorescents flottaient avec grâce, et des formations rocheuses en spirale parsemaient les plaines aquatiques.
— C’est magnifique… souffla Mathieux, le nez collé à la paroi vitrée.
— Je veux goûter leur alcool, déclara soudain Seta. On raconte qu’ils distillent des algues avec une sorte de fumée d’encre. Ça rend aveugle ou amoureux, selon les doses.
— On est là pour travailler, pas pour finir en coma éthylique, répondis-je, à moitié amusée.
— Tu peux faire les deux, intervint Crok en souriant. Travailler et boire. Seta est multitâche.
Yeolset restait silencieux, le regard plongé dans les courants marins. Je ne savais jamais ce qu’il pensait, mais quelque chose me disait qu’il avait l’habitude des mondes différents.
Après un long trajet envoûtant, la silhouette de la cité d’Ignus apparut enfin.
Elle était enfermée dans une immense bulle d’air, maintenue par une structure magique semblant onduler comme une membrane vivante. À l’intérieur, des tours d’un vert iridescent s’élançaient vers le sommet de la bulle, reliées par des ponts de nacre et de corail. L’architecture était fine, presque végétale, comme si la ville avait poussé naturellement au fond de l’eau.
Autour de la bulle, des elfes aquatiques nageaient avec une grâce surnaturelle. Leur peau allait du bleu profond au vert lagon, et leurs yeux luminescents nous observaient tandis qu’ils patrouillaient en formation, armés de tridents en spirale, de filets magiques ou d’armes de jet en forme de coquillage acéré.
— Ils ne plaisantent pas sur la sécurité, commenta Crok.
— Normal, répondit Mathieux. Même si Ignus est autonome, la guilde des aventuriers y maintient une gouvernance indirecte. Trop de secrets sous ces eaux.
Je rassemblai le groupe autour de moi dans la cabine.
— Bien. Voici le plan : Seta et Crok vont enquêter sur le marchand ayant transporté le jeune noble. Mathieux et Yeolset chercheront le marché aux esclaves officiel pour voir s’ils retrouvent une trace de la vente. Quant à moi, je vais m’infiltrer dans les réserves et les arènes à la recherche d’indice.
— Seule ? demanda Yeolset.
— Oui. Ça ne sera pas un problème.
Un silence bref suivit mes paroles. Il n’y eut pas de protestation.
L’Ursalon accéléra soudain, fonçant vers un tunnel magique qui menait au sas d’entrée d’Ignus. La lumière changea brusquement, passant de l’aigue-marine à un rouge-orangé alors que les glyphes de téléportation s’activaient pour nous faire passer dans la bulle.
Le vrai travail allait commencer.
L’air était lourd, saturé d’humidité, de sueur et de misère.
Je descendis une volée de marches de pierre moussue pour rejoindre la section basse du marché aux esclaves, celle que les autorités préféraient ignorer. Là où l’on ne vendait pas des serviteurs ou des travailleurs, mais des bêtes de sang : des esclaves de combat.
Le sol était de terre battue, souillé par des flaques sombres et collantes. L’odeur d’excréments, de chair mal lavée et de sang séché formait une brume invisible qui vous saisissait la gorge dès l’entrée. Une vieille femme me proposa des herbes à mâcher pour masquer les effluves. Je refusai. Je voulais sentir la vérité de cet endroit.
Les cages étaient faites de barres épaisses, rouillées, certaines déformées par des coups violents. On devinait aisément la puissance de ceux qu’on gardait enfermés ici.
À l’intérieur, des corps amaigris, meurtris, enchaînés. Certains encore enfants. D’autres couverts de cicatrices récentes ou suintantes. Ils étaient entassés sur des paillasses humides, les yeux rougis par la fatigue, ou perdus dans un vide intérieur.
Je passai devant une rangée sans m’arrêter, me concentrant sur les flux de mana. Ici, rien d’apaisé. Juste des auras brisées, contractées, étouffées comme un feu qu’on piétine. Certains esclaves levaient les yeux vers moi, sans espoir, d’autres grognaient comme des bêtes.
Louis n’était nulle part.
Une partie de moi voulait crier. La plus grande, celle forgée par les épreuves, resta calme. Si Rol avait dit vrai, Louis était ici… quelque part. Mais pas dans ces cages. Peut-être déjà vendu, ou transféré ailleurs.
Je restai encore une heure à arpenter ces galeries sordides, à observer, noter les tatouages de propriété, les marques de vente, les accents des gardiens, les noms chuchotés par les esclaves entre eux.
Puis, dans un murmure, je disparus d’un battement de mana.
Je retrouvai le groupe au lieu convenu : une auberge modeste, aux murs gondolés par l’humidité saline. L’enseigne était tombée depuis longtemps. Seul le mot “Poisson” restait lisible, gravé dans le bois rongé. Une salle arrière nous avait été réservée.
Crok et Seta étaient déjà là, accoudés à une table bancale, une assiette de viande grasse à moitié entamée devant eux. Mathieux faisait tourner son verre de vin, l’air songeur. Yeolset observait les environs sans parler, dos au mur.
— Rien, fis-je en m’asseyant. Les cages de combat sont pleines, mais pas de trace du garçon, ni d’autres enfants nobles.
Seta secoua la tête.
— Pareil de notre côté. Le marchand qu’on a suivi refuse de parler. Mais on a réussi à soudoyer son second.
Crok hocha la tête, les mâchoires tendues.
— D’après lui, le gamin a bien été vendu ici. Il venait du continent est… le royaume d’Estroyis.
— Et il ne sait pas à qui il l’a revendu ? demandai-je.
— Il parlait d’un autre acheteur. Un riche parieur, qui fait affaire avec les arènes. Il aurait déjà quitté la cité, dit Mathieux.
Yeolset croisa les bras, pensif.
— Estroyis, hein… Ce n’est pas un royaume réputé pour son altruisme.
Je soupirai.
— Ça nous donne une piste. On partira demain. On trouvera à qui il a été vendu.
Un silence suivit mes paroles. Pas de doute, chacun d’entre nous pensait la même chose : ce genre de trafic ne s’arrête pas avec un seul enfant retrouvé. Mais notre mission, elle, avait des limites. Et du temps.
Je me levai.
— On dort ici cette nuit. Départ à l’aube. Reposez-vous autant que possible.
Yeolset me suivit du regard alors que je quittais la pièce. Dans ses yeux, je vis une lueur de soupçon, peut-être même d’inquiétude. Il savait que je portais un secret.
Mais il ne poserait pas la question. Pas encore.
La nuit était tombée sur Ignus, mais la cité sous-marine ne s’éteignait jamais.
Les lumières filtrées de coraux bioluminescents coloraient les dômes de verre de reflets bleus et pourpres. L’eau, au-dessus de la bulle protectrice, brillait sous la lueur des poissons-lanternes.
Mes camarades dormaient ou faisaient semblant. Moi, je n’en avais ni le luxe, ni le droit. Je devais savoir.
Je devais retrouver Louis.
Capuche rabattue, silhouette dissimulée dans une toge d’aubergiste miteuse, je longeai les galeries de la ville basse. Plus j’avançais, plus l’atmosphère changeait.
Les pavés luisants cédèrent la place à de simples planches de bois glissantes. L’humidité devenait moite, collante. Les regards dans les ruelles n’étaient plus ceux d’habitants, mais de survivants.
Un marchand borgne m’indiqua une porte semi-enfouie derrière un entrepôt de filets. Pour une bourse bien remplie, il avait la langue bien pendue.
— L’arène ? C’est pas la grande publique que tu veux, hein ? C’est celle des vrais monstres… Suis le couloir aux algues rouges, frappe trois fois, puis une fois.
Je fis ce qu’il m’avait dit.
Derrière la porte, l’enfer.
L’arène était une fosse circulaire creusée dans le roc, remplie de sable rouge. Non pas rouge de couleur, mais de sang.
Des planches gondolées servaient de gradins improvisés. Autour, une foule d’hommes et de femmes, riches ou ruinés, hurlait, buvait, pariait. Des elfes aquatiques, des humains, même quelques créatures amphibiennes humanoïdes.
Un esclavagiste bedonnant agitait une clochette, annonçant le prochain combat.
Deux cages s’ouvrirent. Deux hommes en haillons sortirent, enchaînés aux poignets, mais libres de se battre.
Le combat fut brutal. Pas d’élégance, pas d’honneur. L’un des deux, déjà estropié, mordit à la gorge de l’autre comme un chien affamé. L’autre lui répondit en enfonçant ses doigts dans ses orbites.
Le public exultait. Moi, je sentais la bile monter. Et pourtant je restais. Il fallait voir. Il fallait savoir.
— T’en cherches un ? me demanda une femme à côté de moi. Elle portait une robe noire et un masque de nacre.
— J’ai entendu parler d’un gladiateur aux cheveux bruns, musclé, grand… un humain. Il aurait gagné plusieurs combats ici.
— Hmm. Tu parles sûrement de “L’Indompté”. Il a arraché la mâchoire d’un Ur’gan avec ses mains nues. Il criait pas, il parlait pas. Juste… il tuait. Un vrai bijou pour les paris.
— Il est encore là ?
— Non. Il a gagné trop souvent. Ils l’ont revendu à un noble du royaume de Croverse. Les arènes là-bas sont plus privées, plus… raffinées, disons.
— Tu connais son nom ? demandai-je, retenant ma voix de trembler.
— Un seigneur-marchand du nom de Valker Hune, si je ne me trompe pas. Ils sont nombreux à acheter leur boucher personnel là-bas.
Je fis mine de m’éloigner. La femme me prit le bras.
— Il te manque ? ton esclave ?
Je ne répondis pas. Je me contentai d’un regard noir et disparus dans la foule.
Je ressortis de l’arène juste avant l’aube. Le ciel au-dessus de la bulle d’Ignus avait pâli.
Mes bottes étaient trempées d’eau saumâtre et de souvenirs nauséabonds. Mais dans ma main, je tenais une information précieuse.
Louis était en vie.
Mais il n’était plus le Louis que j’avais connu.
Et pour le revoir, il me faudrait entrer en enfer.

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