15. Louis
Le royaume d’Estroyis s’étendait devant nous, ses collines rousses ourlées de brumes matinales. Nous étions repartis dès l’aube sur une charrette achetée à Marignis. La route, bien que longue, se révélait plus praticable que prévu : les marchands d’esclaves savaient faire entretenir les voies commerciales. Ironique.
C’était étrange de rouler vers la capitale d’un royaume esclavagiste pour « faire justice » – comme si la justice avait encore un sens dans ces terres asséchées par la corruption.
Au fil des heures, les montagnes laissèrent place à des plaines parsemées de fermes misérables, puis à des bourgs sommaires cernés de miradors. Partout, la présence militaire d’Estroyis se faisait sentir. Mais nous, ce n’était pas là que nous allions. La charrette bifurqua avant les portes de la capitale pour se diriger vers Miniarkil, cité libre adossée à la frontière nord, et siège de la guilde des aventuriers dans cette région.
Miniarkil n’était ni grande ni prospère, mais elle offrait ce que nous cherchions : une juridiction neutre, indépendante des lois d’Estroyis, où la guilde pouvait recevoir des plaintes officielles sur ses propres membres.
Nous y arrivâmes en fin de journée. Le soleil rougeoyait au-dessus des toits plats, baignant les façades de pierre dans une lumière chaude. La guilde, construite à la mode ancienne, trônait sur la place centrale.
Nous trouvâmes Vaelos, le marchand d’esclaves, dans une des maisons-bureaux du quartier commercial. Il s’apprêtait à clore boutique, un verre à la main, entouré de deux larbins occupés à sceller des caisses.
— Vaelos ? appelai-je.
Il se retourna. Son regard tomba sur nous, sur nos manteaux aux couleurs de l’Académie, sur nos postures fermes. Il pâlit légèrement.
— Chevaliers de Ress ? Qu’est-ce que vous me voulez ? Je ne suis plus à Estroyis ici. Vous n’avez aucune autorité ici non plus.
— Nous savons que tu as vendu un enfant noble, dis-je. On veut des réponses.
— Rien d’illégal. L’enfant m’a été vendu par deux aventuriers. Papiers magiques, collier valide. Je l’ai inscrit dans le registre comme requis. Si vous avez des griefs, c’est pas à moi qu’il faut les adresser.
— On veut leur description, les dates, et tous les détails, dis Seta en s’avancçant.
Vaelos haussa les épaules, agacé.
— Et si je refuse ?
Yeolset s’approcha, lentement, puis posa la main sur lépaule de Vaelos. Un geste simple. Mais le marchand blêmit.
— Tu as vendu un gamin à des étrangers. Tu peux faire deux choses : coopérer, ou rester ici pendant qu’on transmet le dossier à la guilde. Et crois-moi, elle s’intéressera de très près à toute affaire entachée d’irrégularité.
Vaelos grimaça.
— Très bien. Je vous accompagne. Mais je vous préviens : je suis en règle.
La salle de réception de la guilde de Miniarkil était faiblement éclairée, emplie de murmures et d’odeurs d’encre séchée. Un agent nous reçut, une demi-elfe aux traits tirés, portant le manteau gris des fonctionnaires régionaux.
Nous déposâmes le rapport, y joignant la déclaration de Vaelos. Elle lut tout avec attention, sourcils froncés.
— Donc… un enfant noble vendu par deux aventuriers étrangers à un marchand local d’Estroyis, avec documentation magique valide. Vente ensuite à un tiers, encore inconnu.
— Exact, répondis-je.
Elle hocha la tĂŞte.
— La guilde ne se mêle que des affaires impliquant ses membres ou des étrangers affiliés. Ce cas… entre dans nos compétences. Mais notre autorité ne s’étend que sur les aventuriers, pas sur les marchands d’Estroyis, ni même sur les clients.
— Nous n’attendons pas un jugement, seulement une enquête, précisa Mathieux.
— Dans ce cas, nous placerons une alerte sur les identités décrites. Si ces deux-là réapparaissent dans l’un de nos comptoirs, nous procéderons à une arrestation préventive pour vente frauduleuse d’être vivant sous contrat noble, ce qui reste une infraction… même dans les juridictions permissives.
Elle apposa un sceau rouge sur notre rapport.
— Votre mission est officiellement close. L’affaire est transmise à notre cellule d’investigation. Pour le reste… la justice ne peut s’exercer que dans ses propres limites.
Nous quittâmes la guilde sans dire un mot.
Le soleil déclinait déjà sur Miniarkil, et la poussière se soulevait sous les sabots des passants pressés. Nous nous installâmes dans une auberge modeste non loin de la place centrale. À table, l’ambiance était pesante.
— Bon, voilà . Fin de mission, grogna Crok en s’avachissant sur sa chaise. Pas de fête de fin d’enquête ?
Personne ne rit.
Je pris une grande inspiration.
— Je vais continuer.
Les regards se tournèrent à nouveau vers moi.
— L’un des esclaves vendus à Corvès est… quelqu’un que je connais. Quelqu’un d’important.
Yeolset inclina légèrement la tête, sans jugement.
— Je sais que vous n’êtes pas tenus de me suivre. La mission confiée par l’Académie est accomplie. Mais moi, je dois aller à Corvès.
— Dis pas de bêtises, souffla Seta. Tu crois qu’on va te laisser y aller seule ?
— On est un groupe, rappela Crok.
— Et s’il faut éclater quelques têtes de nobles pour faire ce qui est juste, j’ai de l’énergie en rab, dit Mathieux avec un sourire amer.
Yeolset, après un silence, déclara :
— Alors nous allons à Corvès.
La ville de Persterf du royaume de Crovers n’était pas faite pour les âmes sensibles. Ce n’était pas une cité, c’était une blessure béante dans le tissu même du monde civilisé.
Des ruelles crasseuses s’entremêlaient comme des veines ouvertes, saignant une foule de miséreux, de tueurs et de colporteurs. L’air y était âcre, saturé de soufre, de vin bas de gamme et de chair rance. Les pavés suintaient d’un mélange de pluie ancienne et de sang jamais lavé.
J’avais laissé le groupe à l’hostel du port, prétendant vouloir réfléchir seule, mais la vérité était toute autre.
Je devais chercher Louis. Le vrai but de notre venue ici.
Je tirai sur la capuche sale que j’avais empruntée dans un étal de guenilles et m’enfonçai dans les ruelles.
Les informations obtenues à demi-mot auprès d’un ivrogne contre quelques pièces sales me menèrent jusqu’à une entrée dissimulée entre deux échoppes de viande douteuse.
Deux hommes en armure de cuir, l’un arborant un tatouage de chaîne brisée autour du cou, me bloquèrent l’accès.
— C’est fermé, sauf pour les parieurs, dit l’un en crachant au sol.
— J’ai de l’or, répondis-je sans hésiter. Et j’ai entendu qu’on pouvait voir des monstres ici. J’aime les monstres.
Un sourire fendu d’or s’afficha sur son visage rugueux. Il s’écarta.
Je descendis les marches. Une à une. Lentement. L’odeur changea. Moins de sang, plus de métal brûlé. Une torpeur presque sacrée régnait ici, mélange de peur et de fascination morbide.
En bas, une immense arène souterraine m’apparut.
Des gradins de bois empilés sur plusieurs niveaux, remplis d’hommes et de femmes hurlant comme des bêtes. Torches magiques éclairaient une fosse centrale, une cage circulaire en os de léviathan, où deux corps s’affrontaient.
Un homme était au sol, un bras en lambeaux. L’autre, à demi nu, enfonçait ses dents dans la gorge de son adversaire, le regard éteint mais furieux.
Le sang jaillit comme une source. La foule hurla d’excitation.
— Une victoire par déchirure ! cria l’annonceur, hilare. Quelle bête, ce Numéro 47 ! Encore une fois invaincu !
Numéro 47.
Le gladiateur cracha la chair dans la poussière, tituba, les muscles contractés, son corps tailladé de marques de fouet, d’anciennes blessures mal cicatrisées… et de tatouages d’arène.
Je n’eus besoin que d’un instant.
C’était Louis.
Pas d’armure. Pas d’arme. Il n’avait même plus de nom. Mais c’était lui. Je le reconnus dans la forme de ses épaules, la manière dont il pivotait sur son appui droit, ce tic nerveux à la mâchoire après un coup.
Il ne me vit pas. Il ne vit rien.
Ses yeux n’étaient que du vide. Un gouffre éteint.
— Prochain combat demain soir ! annonça le présentateur. Venez miser sur la Bête sans nom ! Ou repartez les poches pleines !
La foule se dissipa peu Ă peu.
Je restai figée un moment, incapable de bouger. Mon cœur tambourinait, ma gorge se serrait.
Il était là .
Et il n’était plus lui.
Après plusieurs heures d’observation et d’enquête dans les arènes obscures de Corvès, Mél finit par obtenir une piste solide : un noble influent du royaume de Croverse, dont la capitale est Perstref, est le propriétaire de Louis. Ce noble, connu pour son pouvoir et sa cruauté, utilisait les combats d’esclaves comme un moyen lucratif de divertissement et de renforcement de son influence.
Le lendemain, Mél et Yeolset se rendent dans une résidence noble.
Le manoir trônait sur une colline, massif, presque écrasant, entouré de jardins sculptés à la perfection, où des fontaines d’argent crachaient de l’eau limpide dans des bassins de marbre. Des sculptures et dorures, des tapis épais et des lustres gigantesques éclairaient chaque recoin, éclipsant presque la nuit tombante.
Pourtant, sous cette opulence, se cachait une atmosphère lourde, presque suffocante, comme si l’excès de richesse masquait une noirceur profonde.
Ils furent accueillis par des serviteurs vêtus de soie, figés comme des statues, avant d’être conduits devant le maître des lieux – un noble d’une cinquantaine d’années, au visage lisse mais au regard froid, étincelant d’arrogance.
— Alors, vous êtes là pour « racheter » mon gladiateur, lança-t-il en souriant avec mépris. Numéro 47 est bien plus qu’un simple esclave, c’est un trophée, un investissement, un symbole. Vous ne le récupérerez pas pour une somme dérisoire.
Mél garda son calme, bien consciente que ce monde n’était que commerce et pouvoir.
— Nous sommes prêts à offrir une somme conséquente. Ce qu’il subit ici ne peut durer.
Le noble éclata d’un rire grinçant, balayant la pièce du regard.
— Vous ne comprenez pas, petite. Ce manoir est un temple du pouvoir, et ce garçon est ma pièce maîtresse. Je ne le vendrai pas pour une poignée de pièces.
Yeolset, jusque-là silencieux, s’avança d’un pas lent, impassible.
Sans un mot, il posa la main sur l’armure d’apparat d’une statue en pierre massive près de la cheminée. Le mur derrière cette statue vibra soudainement, puis un craquement sourd se fit entendre.
D’un coup sec, Yeolset libéra son Qi, une onde invisible mais palpable qui fit exploser la statue, malgré les sceaux magique s’affichant à rythme rapide pour essayer de repousser l’attaque, pulvérisant aussi une partie du mur derrière elle.
Des éclats de pierre volèrent en éclats, traçant une fissure inquiétante dans la structure.
Le noble blêmit, un frisson glacé lui remontant la colonne vertébrale.
— Vous voyez, reprit Yeolset d’une voix basse mais menaçante, il est dangereux de sous-estimer ceux que vous pensez inférieurs.
Le silence s’installa, pesant.
Après un long moment, le noble déglutit et hocha lentement la tête.
— Très bien. Je vous cède Numéro 42. Mais sachez que cette décision vous coûte plus que de l’or… Vous vous êtes fait un ennemi puissant.
Mél acquiesça, consciente que le prix payé allait bien au-delà de l’argent.
— Nous prendrons ce risque.
Ils quittèrent le manoir sous le regard glacial des serviteurs, porteurs d’un silence lourd de menaces non formulées.
— Merci, souffla Mél.
Yeolset la regarda un peu surpris.
Mél détourna le regard, malgré cette volupté inquiétante qui ressortait de Yeolset, il lui avait rendu un grand service dans le manoir, peut être avait-elle été trop méfiante ?
Ils étaient partis dès l’aube, silencieux, le regard tourné vers l’est, loin du manoir de Croverse. Louis – ou plutôt ce qu’il en restait – avançait entre eux, pieds lourds, regard vide, musclé comme un fauve dressé à tuer.
Il n’avait pas protesté quand Mél l’avait tiré hors de la cage dorée de son geôlier. Il n’avait pas dit un mot en traversant les rues de Perstref. Mais à chaque bruit soudain, chaque ombre sur un mur, ses poings se serraient, son corps se tendait. Ses réflexes étaient ceux d’un animal de guerre. Et derrière ses yeux… il n’y avait plus rien. Juste un gouffre noir, insondable.
Le groupe s’était arrêté dans une ruelle à l’abri des regards. Mél sortit le sceau de foudroie-portation gravé sur une plaque enchantée, apposa ses doigts ensanglantés sur les runes, et déclencha le rituel.
Une lumière déchira l’air, et un éclair les emporta.
Ils réapparurent dans les hauteurs baignées de lumière de l’île céleste, aux abords du hameau flottant, là où l’herbe ondulait sous la brise légère et où l’air avait ce parfum de calme qu’aucune guerre ne pouvait corrompre.
Rol accourut, trébuchant presque, dès qu’il aperçut les silhouettes émerger du portail.
— Mél ! Vous êtes de retour ! s’écria-t-il avant de s’arrêter net en voyant Louis.
Son visage se décomposa. Il s’approcha lentement, comme si un simple mot pouvait faire fuir cette présence brisée.
— Louis… murmura-t-il, sa voix déraillant.
Mais Louis ne répondit pas. Il le regarda sans le voir. Son corps réagit à peine, ne bougeant que pour se redresser par réflexe en posture défensive.
— C’est moi, Rol… Tu ne me reconnais pas ?
Toujours aucun mot. Juste ce souffle lent et mécanique, comme une bête au repos entre deux massacres.
Rol tomba à genoux, secoué de sanglots.
— Qu’est-ce qu’ils t’ont fait…
Mél posa une main sur son épaule, l’expression lourde.
— Il est vivant, c’est tout ce qui compte pour l’instant. Le reste… prendra du temps.
Une silhouette familière s’approcha depuis le chemin de galets : Myr, radieuse comme toujours, les bras croisés.
— On dirait que vous avez ramené toute une ménagerie cette fois, dit-elle avec douceur. Et avec l’air d’avoir traversé un enfer.
Elle fit signe à un serviteur de s’occuper de Louis.
— Installez-le dans la chambre au fond du couloir. Faites attention : il peut mordre.
Louis se laissa emmener sans résistance. Il suivit comme un chien trop bien dressé, les yeux baissés, indifférent.
La grande salle du manoir familial fut réchauffée par un buffet splendide. Des plats fumants, des viandes en sauce, des poissons délicatement épicés, des corbeilles de fruits tropicaux et de pain frais, des brochettes rôties, des gâteaux à la crème… et de grandes carafes de vins et de jus exotiques.
Crok ne se fit pas prier pour se resservir trois fois, Seta goûta à tout ce qui semblait contenir de l’alcool, et même Mathieux esquissa un sourire, plus détendu que d’habitude.
Yeolset, toujours calme, se contenta d’un bol de soupe aux herbes, qu’il mangea lentement, en silence.
Mais Mél, elle, ne mangea presque rien. Son regard restait fixé sur la porte du couloir, là où Louis avait disparu.
Rol, lui, assis près de la fenêtre, ne cessait de murmurer des choses à voix basse, des souvenirs, des mots doux, comme pour que son ami les entende de là -bas, au-delà des murs et des ténèbres.
— Il va falloir du temps, dit Myr en posant une tasse chaude devant Mél. Mais vous avez fait ce que personne d’autre n’aurait pu faire.
Mél hocha la tête, les yeux humides mais fermes.
— Je n’ai pas terminé. Il est revenu, oui… mais pas encore sauvé.

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