18. Dix ans plus tard.
Le jour s’était levé paisiblement sur l’archipel. Une brise tiède agitait les feuilles du grand cerisier, ses pétales tombant lentement comme une pluie douce sous un chant unique. Le soleil perçait entre les nuages d’altitude, baignant les maisons de bois blanc dans une lumière dorée.
Et puis, elle poussa son premier cri.
Un cri perçant, brut, la déclaration d’un être neuf, éclatant de vie.
Seta, haletante, en sueur, tenait contre elle le minuscule corps encore chaud de sa fille. Ses yeux humides fixaient l’enfant comme si elle avait peur de la briser rien qu’en la regardant. Crok, accroupi à ses côtés, n’avait pas bougé depuis plusieurs minutes. Il tremblait. De joie. De soulagement. Peut-être un peu de peur aussi. Ses grandes mains calleuses tenaient à peine le petit poignet de sa fille.
— Elle est parfaite, souffla-t-il, la voix rauque.
Myr éclata en sanglots. Elle n’en pouvait plus. Assise au bord du lit, tenant une serviette propre dans les mains, elle pleurait comme une fontaine, hochant la tête sans parvenir à dire un mot.
— Mamie Myr, marmonna-t-elle en se mouchant, c’est ridicule… j’ai vécu trois révolutions et cinq batailles, et là je craque…
Mac, appuyé contre le chambranle de la porte, resta de marbre. Ses bras croisés, son regard fixe, il observait la scène sans un mot. L’émotion ne semblait pas l’atteindre. Ou peut-être la refoulait-il si profondément que plus rien ne filtrait à la surface.
— Tu veux pas dire quelque chose ? lui lança Myr, les yeux encore rouges.
Il inclina légèrement la tête, sans quitter le bébé des yeux.
— Elle est en vie. C’est ce qui compte.
Il repartit quelques secondes plus tard, sans un mot de plus.
Mél, elle, était restée en retrait, dans l’ombre d’un pilier de bois. Elle observait Crok et Seta, enlacés autour de leur enfant, les visages baignés de lumière. L’image était belle. Parfaite. Trop parfaite, peut-être.
Un pincement discret, presque imperceptible, serra sa poitrine. Ce n’était pas de la tristesse. Pas exactement. Ni de l’envie. Plutôt… une sensation lointaine, comme un regret d’un futur qui ne lui appartenait plus. Elle ferma les yeux un instant.
Louis…
Cela faisait dix ans. Dix ans que Rol le soignait patiemment. Dix ans que Louis vivait dans un état suspendu entre lucidité et errance. Il allait mieux, oui. Il parlait, parfois. Riait même, rarement. Mais il n’était plus celui qu’elle avait aimé. Pas vraiment. Elle le visitait chaque mois. Elle lui lisait des contes. Il aimait encore sa voix. Il la reconnaissait. Mais ce n’était pas réciproque.
Elle détourna les yeux. Le bébé venait de s’endormir contre sa mère. Crok l’embrassa sur le front, et Myr riait à travers ses larmes. L’instant était paisible, précieux. Mél se força à sourire.
— Bienvenue dans ce monde, petite, murmura-t-elle.
L’archipel tout entier vibrait d’une ferveur nouvelle.
Dans chaque ruelle pavée, sur chaque îlot flottant relié par des ponts suspendus, des guirlandes de lanternes dansaient au gré du vent. Le ciel s’était teinté de couleurs pastels, et les voiles enchantées des navires suspendus reflétaient les lueurs des feux d’artifice magiques qui éclataient régulièrement dans l’azur. On entendait des cris de joie résonner depuis les taverne-maisons, les marchés suspendus, jusqu’aux temples dédiés aux multiples divinités protectrices de la région.
— Vive la princesse ! Gloire à la petite dragonne de l’archipel !
La foule acclamait dans toutes les langues, ivre de bonheur. Des musiciens jouaient des flûtes de bambou, des tambours de peau de naga résonnaient, et des chœurs entiers répétaient des chants composés pour l’occasion.
Les tavernes débordaient de monde. Les tonneaux de vin céleste étaient percés, les serveuses riaient, les piliers de bar s’embrassaient à pleine bouche. Des danseuses tournoyaient sur les terrasses suspendues au-dessus des nuages. Les cuisines exhalaient des parfums d’épices brûlantes, de fruits confits et de viandes caramélisées. Partout, le bonheur avait le goût du sucre et du feu.
Au-dessus, des embarcations volantes décoraient les hauteurs comme autant de lucioles festives. Des enfants lâchaient des papillons de papier qui s’illuminaient en voletant au-dessus des toits.
Les cloches du Palais résonnèrent, imposantes, majestueuses.
Dans la grande salle du palais flottant, le banquet touchait à l’orgie.
La table était un monstre de cristal de mer, longue comme un couloir de cathédrale. Des plateaux d’or massif y étaient posés, débordant de mets rares : queues de sirènes braisées (en fait du poisson luxueusement nommé), truffes lunaires, gelées de fruit-torche, pains soufflés au levain de mana. Chaque convive avait son propre serviteur derrière lui, prêt à remplir son verre ou à ajuster son coussin.
Et au centre, comme un trône improvisé, trônait la nouvelle famille.
Seta, somptueuse dans une robe ivoire, portait sa fille emmaillotée contre son cœur. Crok, plus raide qu’une poutre, tentait de ne pas faire tomber son verre tout en balbutiant des remerciements à chaque éloge qu’on leur lançait. Myr rayonnait. Elle avait déjà pris le bébé dans ses bras trois fois depuis le début du repas, ne pouvant s’empêcher de la couver du regard.
Plus loin, autour d’une table adjacente réservée aux héros de l’archipel, régnait une ambiance plus détendue.
— Tu sais que ce n’est pas un concours de vitesse, hein, grogna Yeolset en voyant Mathieu engloutir sa troisième cuisse de dragon-rôti.
— C’est pas ma faute si t’es lent, répliqua le renvard, le museau en sueur. Et puis j’ai sauté le déjeuner pour préparer cette cérémonie débile.
— "Débile", hein ? Ça, je le dirai à la gamine quand elle t’appellera tonton.
— Je préférerais "maître", dit-il en se redressant, théâtral. Maître Mathieu, enseignant supérieur en arts magiques et gloutonnerie tactique.
— C’est toi l’abruti tactique, marmonna Mél, le sourire en coin.
Elle n’avait que peu mangé, mais elle savourait. Les douceurs de l’archipel n’avaient pas changé. Son palais, lui, était devenu plus exigeant. L’instant était rare. Doux. Comme figé hors du temps.
Crok leva son verre de fruit-cerise fermenté et déclara d’un ton plus solennel :
— À notre fille. Qu’elle grandisse libre… et qu’elle soit meilleure que nous.
Tous levèrent leur verre.
Même Mac, un peu plus loin dans l’ombre, inclina la tête en silence, un verre d’eau entre les doigts.
Puis les rires reprirent. Les histoires s’enchaînaient, des anecdotes de missions absurdes, des souvenirs de villages perchés sur des volcans, d’attaques de yétis bleus, de fausses alertes démoniaques.
Mais sous les rires, un poids restait tapi. Quelque chose de sourd. D’invisible. Comme un nuage à l’horizon.
Ce serait pour plus tard.
Le soir tombait sur l’archipel. Les lanternes ne vibraient plus au rythme de la fête, mais s’allumaient calmement une à une, jetant leur lumière chaude sur les pontons de bois. Le vent était doux. Les rires s’étaient calmés, remplacés par le bruissement de l’air frottant la surface des îles.
Ils étaient six, attablés sur une terrasse suspendue au-dessus du ciel. Pas de banquet royal ce soir, pas de serviteur, pas d’apparat. Juste une table usée, des plats simples – poissons fumés, riz épicé, thé noir de l’île – et quelques verres déjà entamés. L’ambiance était détendue, mais un silence s’était glissé dans les interstices, comme une brume légère.
Mél regardait la surface noire de la mer. Les reflets des lanternes dansaient comme des souvenirs.
— Vous y pensez encore ? demanda soudain Yeolset, les bras croisés derrière la tête. À… Martin.
Personne ne répondit tout de suite.
Crok baissa les yeux. Mathieu reposa son verre. Seta, silencieuse, caressait du bout des doigts le bijou de bois sculpté qu’elle portait autour du cou.
— Je revois encore son visage, murmura Mél. Même aujourd’hui. Il avait… quoi, seize ans ? Dix-sept ? Il me haïssait d’un feu si ancien qu’il n’aurait jamais dû naître dans un corps d’enfant.
— C’était un fantôme, dit Crok. Le dernier cri d’une famille déchue. On aurait dit qu’il portait le poids de trois générations de vengeance.
— Il le portait, souffla Myr, qui avait rejoint le groupe un peu plus tard. Mac m’en a parlé. Le prince Auguste… il était convaincu que Budasta reviendrait un jour en force. Martin n’était qu’un plan de secours. Une graine de haine semée dans les ruines.
Mathieu grimaça.
— Il nous a laissés le souvenir d’un meurtrier. Mais aussi d’un gosse perdu. Et je ne sais pas lequel des deux me hante le plus.
Un silence. Cette fois, plus lourd. Plus froid.
Un silence s’installa après l’évocation de Martin. Pas pesant cette fois, mais nécessaire. Comme une respiration.
Seta reposa son verre. Son regard balaya leurs visages — familiers, fatigués, vivants.
— Je me souviens… du jour où on vous a dit pour la puce, murmura-t-elle. J’avais tellement peur que vous ne compreniez pas. Que vous nous rejetiez.
Mél ne dit rien. Elle aussi s’en souvenait. C’était peu après la fin de leur formation à l’académie. Un soir de bivouac. Une conversation lente, au coin du feu. Un aveu.
— Vous avez fait confiance, dit doucement Mathieu. Et ça… ça veut dire plus que tous les serments officiels du monde.
Yeolset hocha la tĂŞte.
— Vous étiez pucées bien avant nous. Avant même qu’on se rencontre.
Seta acquiesça.
— Mac m’a implantée quand j’étais encore… une marchandise. Il disait que c’était pour me protéger. Pour me rendre visible. Traçable. Et docile, sans doute. Je ne lui en ai jamais voulu. À l’époque, c’était ça ou mourir sans nom.
Elle baissa les yeux.
— Mais c’est devenu plus tard… une marque. Un souvenir que je portais en silence. Jusqu’à ce qu’on forme ce groupe. Jusqu’à ce qu’on vous fasse confiance.
Tous écoutaient sans interrompre.
Mél prit la parole à son tour, d’une voix calme.
— Moi, c’est le système qui me l’a imposée dès mon arrivée sur Istrul. J’étais une étrangère. Une anomalie.
Elle passa lentement deux doigts le long de sa nuque, lĂ oĂą dormait sa puce.
— C’est resté. Et j’ai appris à vivre avec. Mais j’ai longtemps cru que je ne pourrais jamais le dire à personne.
Crok haussa un sourcil.
— Et pourtant, tu l’as dit. Un soir, comme ça. Sans préparation. Juste… parce qu’on était là .
— Parce qu’on méritait la vérité, ajouta Yeolset. Et parce que vous saviez qu’on ne partirait pas.
Mathieu sourit.
— En vrai, j’ai trouvé ça classe. Pas les puces. Mais le fait que vous ayez survécu avec. Que vous en fassiez une force.
Seta leva son verre.
— Aux anomalies, alors.
— À la confiance, répondit Mél.
Ils trinquèrent dans un murmure. Il n’y avait plus de colère. Juste le partage de ce qu’ils étaient devenus.
Crok finit par briser l’instant avec son éternel sourire en coin :
— Bon, et si on parlait de nos aventures héroïques ? Je crois que c’est l’heure de se lancer des fleurs.
Les rires éclatèrent, sincères.
— Tu veux dire… les missions ? demanda Mathieu en se resservant.
— Évidemment. Torg, Baleth, le nord de Kamryn… On en a fait du chemin depuis l’académie.
Yeolset secoua la tête, mi amusé, mi amer.
— On a vu des villages brûlés, des armées de démons, des pactes sombres passés sous les temples. On a vu la foi vaciller et renaître.
— Et on est encore debout, ajouta Seta avec un clin d’œil.
Mél sourit. Mais déjà , dans son cœur, une ombre s’installait. Le nom du continent maudit flottait au fond de ses pensées. Graphe.
Aucun sourire sur les visages. Le temps n’était plus à la joie.
— Les nouvelles de Graphe… sont mauvaises, finit par dire Yeolset, les bras croisés. Les cité de rentell, Bastria, fressia sont tombées, il y a trois semaines la cité indépendante de Grison à subit de lourd dommage. Il ne reste plus que deux forteresses majeures dont Korm entre eux et la forêt d’Étargnis.
Crok gronda doucement.
— C’était prévisible. Depuis Gruaig, ça s’enchaîne. Lentement d’abord… puis comme une vague noire.
Mél sentit un frisson lui glisser le long de l’échine. Elle se souvenait parfaitement du premier signal. C’était juste après l’obtention de leur rang de commandant. Une mission de reconnaissance dans la forêt de Gruaig. Les arbres y saignaient. Littéralement. Et les hurlements ne cessaient jamais, même à midi.
Les démons étaient apparus là , d’abord comme des anomalies. Des créatures isolées. Puis ils avaient commencé à se rassembler, à muter, à s’organiser.
— La dispersion n’est pas aléatoire, dit Mathieu. Je suis les cartes depuis cinq ans. Il y a un schéma. On dirait… une progression calculée.
Yeolset resta silencieux. Son regard était perdu sur l’horizon.
Il connaissait cette carte. Ces points de chute. Cette avancée. Il avait déjà vécu tout cela — dans d’autres vies. Dans d’autres passés.
C’était sa route.
Le chemin qu’il avait emprunté dans différentes chronologie.
Des lieux qu’il avait visités, des ruines qu’il avait vues surgir puis disparaître. Chaque vague démoniaque semblait suivre les traces de ses propres pas. Une boucle silencieuse. Une vengeance patiente. Comme si les démons le traquaient à travers le temps.
Mais il ne dit rien. À quoi bon ? Ce savoir ne pouvait rien empêcher. Juste… l’user de l’intérieur.
Seta posa une main sur son épaule. Elle ne savait pas. Mais elle sentait. Que Yeol portait des secrets trop lourds pour ses seuls bras.
— Et la forêt d’Étargnis ? demanda-t-elle.
— Elle est encore intacte, répondit Crok. Mais si Graphe tombe, c’est par là qu’ils passeront.
Il désigna la carte déployée au centre du cercle. Trois continents s’y rejoignaient : Graphe à l’ouest, Beldan, et Uruel à l’est. Et au cœur, un goulet unique : la forêt d’Étargnis. Un couloir naturel, protégé depuis des siècles par les Krall, un peuple de guerriers ancestraux mangeur d’homme.
— S’ils franchissent ce seuil… commença Mél.
— Ils auront accès à tout, conclut Yeolset.
Un silence glacé s’installa.
Le feu central, autour duquel ils avaient discuté, se mit à crépiter plus fort, comme si lui aussi sentait l’angoisse.
Myr arriva sur la pointe des pieds, portant une tisane fumante qu’elle déposa sans un mot. Elle observa les cartes, puis le ciel. Puis elle soupira.
— Dix ans de répit, c’est beaucoup… murmura-t-elle. Mais ça ne durera pas éternellement.
Personne ne répondit. Chacun savait que l’ombre revenait.
Et que bientôt, ils seraient appelés à se battre non plus pour un village, une région… mais pour la survie de tout un monde.

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