Chapitre 10 Forêt éternelle.
« Ils nous rattrapent, Fanel ! » cria Cinnus, toujours perché sur mon épaule, lançant des sorts à la volée pour ralentir la troupe ennemie.
— L’affrontement est inévitable, me dis-je, sans trop y croire. Nous ne sommes pas sûrs de pouvoir gagner.
« T’arrête pas, cours ! » hurla Matis.
Nous débouchâmes enfin sur les docks. Une troupe d’Estrayants s’y tenait, vêtus de cuirs vert kaki, casques d’argent et de bronze sur la tête. Ils tendirent leurs arcs dans notre direction. Un frisson d’appréhension me fit ralentir. Mais voyant Matis foncer droit vers eux, sans que personne ne lui ordonne de s’arrêter, je la suivis.
« Halte, mercenaires ! » tonna un des combattants vers la troupe qui nous poursuivait.
Nous avions dépassé les soldats sans encombre. Je me retournai et vis les mercenaires ralentir, s’immobiliser à distance respectueuse.
« Continuez votre poursuite, et nous serons contraints de vous en empêcher », prévint le garde d’une voix ferme et autoritaire.
« Tss ! » fit claquer la langue un Estrayant parmi les chasseurs.
« Pourquoi l’armée de la Forêt éternelle les protège-t-elle ? On a un compte à régler avec eux ! » grogna-t-il, exaspéré par ce contretemps.
« Nos raisons ne vous regardent pas. Nous ne pouvons laisser leur vie en danger », répliqua le garde sans fléchir.
« Toi, l’humain ! » siffla Piérick.
— Oui ? répondis-je en le scrutant du regard.
« Sache que nous te retrouverons. Tu subiras le courroux de notre groupe pour ce que tu as fait à mes subordonnés », menaça-t-il d’un ton glacial.
« Chef, on ne va pas les laisser partir après ça ! Attaquons-les, et exterminons tous ceux qui s’opposent à nous ! » rugit un guerrier humain, la rage lui teignant le visage d’un rouge sombre.
« Je ne comprends pas ce que je vous ai fait… »
« Tu as tué deux de nos compagnons près de Bruvére », cracha une mage en serrant les dents.
— Ho… je vois. Qui es-tu, Piérick ? demandai-je.
« C’est moi », répondit-il simplement.
— Pour lever tout malentendu, ils ont tenté de me supprimer après avoir sacrifié plusieurs Hommes-bêtes. Je ne pouvais pas laisser ces enfants poursuivre leurs méfaits… Comment s’appelaient-ils déjà  ? Réma et Truel, il me semble, expliquai-je avec une pointe d’excuse.
« C’est Réna et Ruel, enfoiré ! » cracha le guerrier. « Je vais te buter, mais avant, je vais te violer, t’écorcher, te brûler et t’enfoncer des centaines de branches dans le corps jusqu’à ce que tu te vides de ton sang. Tu vas souffrir. Tu entends ? » hurla-t-il, les poings serrés.
« Allez, Morlin, ça ne sert à rien de rester là  », appela Vector d’un ton amer.
« Il est là , à portée de main, laisse-moi tous les tuer, et je… »
« Morlin ! Calme-toi ! » cria Piérick.
« Nous n’entrerons pas en guerre contre la Forêt éternelle. Nous les retrouverons, et réglerons nos comptes plus tard », poursuivit-il, le regard dur tourné vers nous.
Les mercenaires firent demi-tour. Je les observai s’éloigner, la mine sombre. C’était donc le chef de ces deux salopards. Rien ne servait de discuter avec eux, ils étaient sourds à toute raison. Maintenant que je savais qui ils étaient, et qu’ils n’agissaient pas pour le royaume, la prochaine fois, il nous faudrait un plan pour les éliminer. Les tuer serait plus simple que de fuir.
« Bon retour, Matis », lança le soldat à mon acolyte.
« Merci, Brakus. Que faites-vous ici ? » demanda-t-elle, reprenant son souffle.
— Et vous ? Comment s’est passé votre voyage ? répondit le soldat avec une certaine maladresse.
Je sentis qu’il cachait quelque chose.
« Embarquez avec vos compagnons, je vous prie », ordonna l’officier en désignant le bateau à fond plat amarré sur le large fleuve.
« Bien sûr, merci encore pour votre aide. On aurait passé un sale moment sans vous », le remercia Matis.
Nous montâmes à bord. Cinnus, sur mon épaule, poussa un soupir en regardant la rive s’éloigner. Je comprenais son ressenti. Je gardai le silence, le regard perdu vers l’horizon, tandis que le navire glissait sur les courants puissants.
L’embarcation servait à franchir les flots tumultueux du fleuve. Sa coque plate flottait presque à la surface, avec un minimum de pénétration dans l’eau. Il n’y avait pas de rames. À la place, une immense voile, animée par des mages du vent, captaient et dirigeaient les courants pour propulser le bateau dans la bonne direction.
Au bout d’une bonne heure de lutte contre le courant, nous atteignîmes notre destination.
Je descendis sur un petit ponton, et derrière lui, d’imposantes fortifications de bois s’élevaient, solides et menaçantes.
Elles mesuraient près de dix mètres de haut, hérissées de larges piques. Au sommet de la palissade, de gigantesques balistes – sans doute des « scorpions » – pointaient leurs flèches prêtes à décocher.
Des soldats montaient la garde devant une voûte, une sorte de porte d’entrée creusée dans la palissade de bois.
*scorpion : une arbalète de grande taille, le scorpion tirait des flèches d’environ 2 cm de diamètre et 80 à 100 cm de long qui avaient la réputation de traverser de part en part plusieurs hommes en armure sans difficulté. Le nom de l’arme vient de sa forme, en effet, lorsque la corde n’est pas en place sur l’arc, ses deux branches partent en avant (sous l’effet de la tension des ressorts), comme les pinces d’un scorpion, et la manivelle placée à l’arrière de l’arme, rappelle la queue dressée en l’air caractéristique de l’animal.
« C’est Cl’av, la cité frontière avec le royaume de Maniars », m’expliqua Matis.
— On n’aura pas de problème pour passer ? demandai-je, bien que je me doutais de la réponse, connaissant un peu la relation qu’elle entretenait avec les gardes.
— Je suis la première fille du souverain de la Forêt éternelle, avoua-t-elle en baissant la tête.
Je la regardai, surpris par ce changement d’attitude, si loin de la Matis incisive que je connaissais.
— Et c’est un problème ?
— Non, non… aucun, répondit-elle d’un air triste.
Cinnus me murmura à l’oreille : « Je crois que le souci, c’est la considération qu’a son père pour elle. »
Je hochai la tête sans insister.
Nous nous dirigeâmes vers l’auberge de la cité, sans même prendre la peine de nous arrêter au poste-frontière.
L’ambiance était totalement différente des cités humaines : d’immenses arbres géants, majestueux, dominaient partout. Ils faisaient au moins trente mètres de diamètre, et s’élevaient jusqu’à cent cinquante mètres de hauteur. Les cités des Estrayants s’articulaient sur plusieurs niveaux : au sol, les commerces et administrations ; cinq mètres plus haut, des plateformes de bois sculptaient les troncs, reliées entre elles par des ponts de corde.
Les habitations semblaient creusées à même le bois, répétant ce motif tous les cinq mètres, jusqu’à atteindre les cinquante mètres de hauteur.
Les Estrayants n’avaient que peu de cités : en dehors de la capitale Cel’as et de quatre villes-frontières, la majorité préférait vivre directement dans la forêt, perchés sur leurs arbres. Ils avaient un esprit de liberté profond, loin de toute contrainte d’appartenance. C’est ce que m’avait expliqué Matis, alors que nous arrivions à l’auberge et prenions une formation de téléportation pour rejoindre nos chambres perchées à dix mètres de hauteur.
~~~
Deux jours plus tard, dans la salle de restauration de l’auberge.
« Je ne comprends pas pourquoi on ne peut pas aller plus loin dans la forêt ! » se plaignit Cinnus.
— On ne peut rien y faire… Mon frère en a donné l’ordre, répondit Matis en haussant les épaules, allongée sur un sofa, grignotant des graines de courge séchées.
— Et tu ne sais pas pourquoi ? demandai-je en déposant mon verre vide d’hydromel sur la table basse.
La salle de restauration était composée de groupes de quatre sofas disposés autour de petites tables basses. La nourriture était servie dans la coque d’énormes fruits ressemblant à des noix.
— Mon frère… il a… comment dire ? Un complexe d’Œdipe envers moi. Bien que nous soyons demi-frères, n’ayant pas la même mère, il est extrêmement possessif et attend avec impatience ma première période féconde, confia-t-elle, l’air dégoûté.
— Ho… ce serait donc par jalousie qu’il restreint nos déplacements ?
— C’est plus que probable…
— Oui, bah franchement, ton taré de frangin, on s’en tape. Moi, je pète un câble à rester enfermé comme ça ! râla encore le Umas.
— On ira voir le capitaine Brakus tout à l’heure, mais finissons d’abord de déjeuner, répondit l’Estrayante.
Les Estrayants avaient un régime alimentaire strictement lié à la forêt, cultivant sans abattre d’arbres. Leur viande provenait principalement du gibier, accompagnée de champignons, racines et tubercules.
Nous sortîmes dans la « rue » principale, zigzaguant entre les troncs gigantesques pour rejoindre le poste-frontière où se tenaient les soldats du royaume de la Forêt éternelle.
— Je comprends votre demande, mais l’ordre vient de votre frère, le prince héritier, expliqua Brakus en retirant son casque, révélant une chevelure bleu-turquoise agrémentée de mèches vert clair.
— Et je suis la première princesse…
— Je le sais, répondit-il, gêné.
— Mes amis m’ont secourue alors que j’étais en danger chez les humains. Ce sont des chasseurs ; ils ne peuvent rester inactifs, poursuivit-elle.
— Des chasseurs ? Eh bien… je peux peut-être faire une entorse à l’ordre, en suivant la première loi, dit-il en se grattant l’arrière du crâne.
— La première loi ? demandai-je à Matis.
— Oui, celle qui doit être respectée à tout prix : la défense des vies estrayantes est prioritaire sur tout le reste, récita-t-elle.
— Et en quoi ça nous fera sortir de cette cité-dortoir ? demanda Cinnus, sceptique.
— Vous êtes des chasseurs, vous gagnez votre vie en nettoyant des donjons, non ? demanda Brakus.
— En effet, répondis-je, même si je n’en ai nettoyé que deux, et Cinnus qu’un seul.
— Il y a un donjon à une vingtaine de lieues d’ici. Je sais que c’est loin, mais vous pourriez nous aider à le nettoyer ?
— Vous parlez du nid de Kobolds ? demanda Matis.
— Oui.
— Allons-y, on va nettoyer ce donjon ! s’exclama Cinnus.
— Ok… Il ne tiendra pas en place plus longtemps. Faire un peu de monnaie ne se refuse pas, dis-je en voyant le Umas déterminé.
— Dire qu’il faut habituellement le secouer pour qu’il fasse quelque chose, murmurai-je.
— On accepte de vous aider, déclara officiellement Matis.
Quelques heures plus tard, nous étions prêts à partir pour le donjon, situé à plus de quatre-vingts kilomètres dans la forêt. Il nous faudrait sans doute deux à trois jours pour l’atteindre.
La forêt éternelle était dominée par des Gruaig au feuillage sombre, des arbres gigantesques de cent cinquante à deux cents mètres de haut, avec un diamètre de trente à quarante mètres.
La végétation luxuriante mêlait conifères plus petits, occupant les espaces entre ces mastodontes. Le Gruaig était connu pour sa solidité, comparable à l’acier le plus dur, tout en étant étonnamment léger.
— Pourquoi cette soudaine envie de faire autre chose que… rien ? demandai-je à mon compagnon perché sur mon épaule.
— Parce qu’il y a encore ce truc qui nous surveille, me répondit-il.
— Où ça ? demanda Matis en scrutant les environs.
— Je ne sais pas, mais je le sens ! affirma-t-il.
En dehors de quelques gibiers, nous n’avions croisé aucune créature hostile ou amicale.
Après un jour et demi de marche, nous arrivâmes à destination.
Nous nous cachâmes près de l’entrée du donjon. Heureusement, Matis connaissait déjà son emplacement, sans quoi le trouver aurait été une autre histoire.
L’entrée ressemblait à une crevasse, dissimulée sous un enchevêtrement de racines et mauvaises herbes.
Un lézard bipède surgit du gouffre. Pas plus d’un mètre, armé d’une lance et vêtu d’une armure en cuir d’animaux, son corps couvert d’écailles orangées. Sa langue bifide sortait par intermittence de sa bouche.
— Merde ! murmurai-je.
— Quoi ? demanda Cinnus.
— Les squamates utilisent leur langue bifide pour humer et repérer les odeurs, expliquai-je.
— Quoi ? demanda Matis, perdue dans mes propos.
— Le kobold utilise sa langue pour détecter notre présence, dis-je plus simplement.
— Ok… et alors, quel est le problème ? s’agaca Matis.
— Nous sommes dans le sens du vent. Dès qu’on sortira des fourrés, il nous repérera et adieu l’effet de surprise.
— On fait quoi ? On attend ? demanda le Umas.
— À moins de le tuer avant qu’il ne nous détecte.
Je sortis mon amplificateur et concentrai une étincelle, la projetant dans le crâne du reptile, transperçant les écailles de son front.
— Bon, on ne peut plus remettre l’invasion du donjon à plus tard. Dès qu’ils sauront qu’une sentinelle manque, ils renforceront leurs défenses, annonça Matis.
— Ils sont si intelligents ? demandai-je, surpris.
— Pourquoi pas ? Ces Kobolds sont un fléau. La dernière fois qu’un débordement a eu lieu, ils ont brûlé une partie de la forêt, construit un village fortifié autour de leur donjon, puis envoyé un messager pour nous provoquer, expliqua Matis.
— Je ne vois aucune trace d’incendie ici, remarqua Cinnus.
— C’était plus au nord.
— Il y a plusieurs donjons de Kobolds dans la forêt ? m’étonnai-je.
— Dès qu’un donjon est éradiqué, la source apparaît ailleurs. Difficile de savoir combien il y en a, ni quelles espèces l’habitent. On essaie de les repérer et de les nettoyer rapidement. Dans le débordement dont je parle, on a découvert le village trop tard.
— Ok, donc on attaque maintenant ? demanda le Umas.
— Que pensais-tu faire d’autre ? Un barbecue à côté du cadavre du kobold ? répondis-je en riant.
Nous approchâmes de l’entrée, une odeur nauséabonde d’œuf pourri nous saisit.
— Merde, du sulfane, dis-je pour moi-même.
— C’est quoi encore ce problème ? demanda le Umas perché sur mon épaule.
— Le sulfure d’hydrogène est un gaz inflammable. Une fois dans le tunnel, je ne pourrai pas utiliser mes flammes.
— Et si on mettait le feu depuis l’extérieur ? proposa Matis. Ça réduirait sûrement le nombre d’ennemis.
— Vrai, et ça fera disparaître le gaz, approuvai-je.
Nous reculâmes de quelques mètres. Je brandis mon amplificateur, lançai une explosion de flamme qui embrasa l’entrée du gouffre.
Un nuage de feu s’éleva, brûlant durant au moins cinq minutes.
Matis, soucieuse de la forêt, utilisa sa magie du vent pour orienter les flammes, limitant les dégâts sur la végétation.
Quand le brasier s’éteignit, nous échangions un regard et, d’un signe, avancions dans le tunnel désormais purifié.
Nous descendîmes longtemps, croisant quelques cadavres calcinés.
Enfin, nous atteignîmes une vaste grotte au plafond très haut. Des dizaines de corps noircis jonchaient le sol, dans une odeur âcre de chair brûlée.
Matis, sensible à cette puanteur, forma un masque translucide autour de son visage grâce à la magie du vent.
— Eh ben, on n’aura pas eu à se battre, plaisanta Cinnus, les pattes sur son museau.
— Pour l’instant, répondis-je en désignant une lourde porte en fer forgé au fond de la grotte.
— Quoi ? Tu crois qu’il y a encore quelqu’un derrière ? demanda Matis.
— Une porte en fer est faite pour protéger mieux qu’une porte en bois. Sans doute la source du donjon se trouve-t-elle là .
— Et ceux qui gardent la source sont toujours bien plus puissants que les subalternes, ajoutai-je pour moi-même.
— Allons ouvrir cette porte. On le saura bien vite ! dit le Umas en sautant de mon épaule et dégainant son épée.
— Oui, préparons-nous, répondis-je en sortant la mienne.
FICHE D’INFORMATION
Le Kobold
Les Kobolds sont de petits humanoïdes Couards et sadiques qui affrontent fréquemment les humains et les demi-humains pour bénéficier de davantage de nourriture et d’espace vital. Ils détestent tout particulièrement les Rainevars et les attaquent à vue.
Ces monstres qui dépassent difficilement les 90 cm de hauteur ont une peau couverte d’écailles pouvant aller du noir au brun rouge. Ils sentent l’eau croupie et la fourrure mouillée. Leurs yeux luisent tels deux points rouges et ils ont deux petites cornes pouvant être blanche ou ocre. En raison de l’engouement qu’ils ont pour les haillons rouge et orange, de leur queue de rat non préhensile et de leur langage (qui ressemble à une suite de petits jappements de chien), il est rare qu’on les prenne au sérieux. Mais c’est une grave erreur, car leur manque de force et de taille est amplement compensé par leur férocité et leur ténacité.

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