TJ est assis là depuis des heures. Ses jambes se balancent avec une ironique légèreté par rapport à la gravité de la situation dans laquelle il se trouve. Son regard est perdu quelque part dans l'écume blanche des vagues qui s'écrasent avec fracas contre les rochers, six mètres sous les semelles boueuses de ses chaussures. Le vent iodé dépose un goût salé sur sa langue et souffle dans ses cheveux emmêlés. Il prend une profonde inspiration, emplissant ses poumons de l'air pur de l'océan. Le soleil était encore haut dans le ciel quand il est arrivé, mais maintenant il descend lentement et disparaît derrière l'horizon, emplissant le ciel de couleurs chatoyantes.
Au premier abord, il était venu sûr de lui et de sa décision d'en finir, de rejoindre l'océan à ses pieds dans une ultime et désespérée recherche de liberté. Il y a encore quelques heures, il pouvait déjà sentir l’adrénaline de la chute emplir son corps et ses membres se raidir en attendant l’impact libérateur. Il rêvait déjà de devenir le capitaine maudit d’un vaisseau fantôme, quelque part loin sous la surface colérique de l’océan. Il voulait être libre, quitter sa vie misérable sur terre, où ses cauchemars le suivaient à la trace comme le boulet de fer rouillé enchaîné à la cheville d’un forçat.
Mais maintenant qu’il peut enfin en finir, il se sent terrifié. Lentement, il se penche en avant et cache son visage dans ses mains moites et tremblantes. Il ne supporte plus ce que sa vie est devenue, mais il est aussi incapable de mettre un terme à sa misère.
— Un bon à rien, voilà ce que tu es, TJ. Un bon à rien peureux et inutile.
Il se parle à haute voix, pour lui-même, pour l’océan. Il expire longuement, une exhalation tremblante pleine de tristesse et de désespoir qui se mélange au vent. Un silencieux appel à l’aide qui se perd dans les vagues. Des larmes coulent sans un bruit le long de ses joues mal rasées. Son corps et son esprit son plus tendus que jamais ils ne l’ont été, et pourtant il reste ainsi sans bouger, parfaitement immobile. Il réfléchit. Il se pose un milliard de questions qui semblent sans réponses, auxquelles la seule réponse qu’il puisse trouver est de se jeter de cette falaise. Et pourtant, il est bien trop faible pour passer à l’acte.
À l’intérieur de sa tête, tout est en désordre. Il ne sait pas ce qu’il veut, ce dont il a besoin, ce qu’il doit faire. Il se sent mal. Il veut s’en aller, loin de cet endroit qui est la représentation même de toutes ses pensées sombres, mais il ne peut pas. Il veut à la fois s’enfuir et se laisser glisser dans le vide, et il ne peut se résoudre ni à l’un ni à l’autre. Il est pris au piège entre la vie et la mort. La seule chose qu’il lui reste sont ces larmes, ces larmes brûlantes qui lui font l’effet de lames de rasoir sur son visage.
Les graviers du chemin derrière lui crissent. Quelqu’un se racle la gorge, et une voix claire résonne dans son dos.
— S’il te plaît, ne bouge surtout pas.
La voix, grave et profonde, résonne en écho dans les tympans de TJ comme la corne de brume d’un navire dans une tempête. Cette voix, il l’aurait reconnue entre mille. Il tourne vivement la tête derrière lui, les yeux écarquillés, pour regarder l’homme qui se tient dans son dos.
Owen. Owen est là , en chair et en os. TJ lève la main vers lui mais la laisse mollement retomber dans l’herbe. C’est impossible, incroyable.
— Ow’ ? balbutie-t-il. Owen, c’est bien toi ? Qu’est-ce que...
Sa gorge sèche le démange, il a la désagréable impression d’avoir avalé un sac d’argile. Il n’en croit pas ses yeux. Owen n’a pourtant pas changé d’un iota, en trois ans, il ne peut pas se tromper. Il porte son ciré jaune, celui qu’il emportait avec lui chaque fois qu’il prenait la mer et partait à l’aventure, ce ciré jaune qu’il aimait qualifier de porte-bonheur. Une algue solitaire, à l’aspect verdâtre et gluant, pend mollement de son épaule comme un serpent mort. Il se tient debout dans la lumière dorée de la fin du jour, ses cheveux blonds trempés gouttent dans son cou et semblent s’embraser dans le soleil couchant. Son visage respire toujours la bonté, il émane de son imposante stature cette aura de candeur enfantine qui a fait de lui un être si exceptionnel dans la vie de TJ.
Owen s’assoit en tailleur derrière lui et pose une main rassurante sur sa frêle épaule.
— Dis, fait-il en se grattant nerveusement la tête, tu ne voudrais pas reculer d’un mètre ? Tu me fais peur, là . Juste un petit mètre. Je sais que tu en es capable.
Sa paume est large et calleuse. Il a les mains abîmées d’un homme qui a passé de multiples années à manier des cordes et des filets. TJ obtempère sans dire un mot et s’aide de ses bras pour remonter à ses côtés. Seuls ses pieds restent suspendus au-dessus du vide. Ensemble, ils fixent l’océan.
Un albatros vole en cercle près de la surface de l’eau. L’oiseau plonge, reste immergĂ© quelques secondes, puis ressort en tenant un poisson dans son bec fin. Après l’avoir avalĂ©, il se laisse porter par le courant et les faibles remous de l’eau, trop occupĂ© Ă lisser ses plumes blanches pour faire attention Ă deux jeunes hommes qui, par un Ă©trange concours de circonsÂtances, se sont retrouvĂ©s assis au bord d’une falaise.
TJ était assis sur la plage, emmitouflé dans un épais pull en laine. Malgré une trouée dans les nuages gris et moroses qui laissait passer un timide rayon de soleil, l’air glacial de ce mois de janvier lui gelait le bout du nez. À vrai dire, il n’y prêtait pas réellement attention. Seul son carnet de croquis importait. Il aimait passer des heures entières à observer la nature autour de lui, puis la retranscrire en laissant danser librement la mine de son crayon sur le papier, cigarette au coin des lèvres.
Une ombre sur son dessin lui fit relever la tête. Un homme grand, aux épaules et à la mâchoire carrées, se tenait entre lui et le soleil. Il paraissait être de son âge, soit une petite vingtaine d’années.
TJ Ă©crasait nonchalamment la fin de son mĂ©got dans le sable quand l’inconnu prit la paÂrole.
— J’peux t’emprunter du feu ?
Sans un mot, le dessinateur lui tendit son briquet et le regarda s’asseoir à ses côtés en allumant sa propre cigarette. Il retourna bien vite à son dessin, essayant tant bien que mal d’ignorer la paire d’yeux qui scrutait ses mouvements par-dessus son épaule.
— Pas mal du tout, reprit finalement l’armoire à glace en soufflant un nuage de fumée par les narines, comme un dragon. Je pense qu’on pourrait encore ajouter un peu de réalisme à la scène... Je peux ? demanda-t-il en désignant le carnet du menton.
Il se mit aussitôt à crayonner la silhouette d’un enfant jouant avec un cerf volant, avec une maîtrise étonnante que TJ n’aurait jamais soupçonnée. Il avait plutôt le visage d’un sportif, pas celui d’un artiste. « Le pire, se dit-il avec un sourire intérieur, c’est qu’il est sacrément doué. »
Des centaines de nouvelles questions envahissent la tête de TJ avec le souvenir de cette première rencontre. Elles tourbillonnent furieusement comme un essaim d’abeilles, mais le silence qui les enveloppe tous les deux est si paisible qu’il n’ose le rompre. Owen est là , avec lui, n'est-ce pas tout ce qui importe ? Ils regardent l’oiseau, le ciel, la mer, les navires au loin, dans un calme apaisant. Ils ont tout leur temps pour aborder les sujets fâcheux.
L’albatros s’envole et disparaît derrière la falaise. Ils ne sont plus que tous les deux.
— Que fais-tu ici ? se décide finalement à demander TJ. Tu es... Enfin, on te croyait...
— Disparu ?
Un sourire amusé éclaire le visage d’Owen. Mais « disparu » n’est pas vraiment le terme qui lui est venu à l’esprit en premier lieu. « Mort, plutôt, pense-t-il avec amertume. On te croyait mort. »
— Je t’ai vu, reprend Owen d’une voix posée, en regardant vers le large. Au loin, assis au bord du vide. Je t’ai immédiatement reconnu, et j’ai accouru. J’avais peur que tu ne commettes l’irréparable.
— C’était l’objectif, à la base. Mais je ne sais plus ce que je veux. Et puis, maintenant que tu es là , les choses se compliquent encore.
Ils se taisent et Ă©coutent les bruits violents du ressac. La rĂ©ponse donnĂ©e Ă TJ ne lui conÂvient pas. « OĂą Ă©tais-tu passĂ©, pendant tout ce temps, hein ? Cela fait trois ans, Owen. Trois ans. Trois ans que plus rien ne va. Pourquoi ne revenir que maintenant ? Pourquoi reveÂnir, mĂŞme ? J’ai dĂ©jĂ assez souffert. Je ne veux pas te perdre une nouvelle fois. Promets-moi que tu ne t’en iras plus, plus jamais. » Mais aucun de ces mots ne franchit ses lèvres.
Comment est-ce possible ? Mirage, manifestation céleste ou miracle, il ne sait plus comment considérer la situation. Il se laisse tomber en arrière et s’allonge de tout son long dans l’herbe humide. Owen en fait autant. Autour d’eux, les bruits sauvages de la nuit commencent à prendre leurs marques. Le brouillard nocturne se lève et les enveloppe peu à peu dans un voile opaque, secret et mystérieux.
TJ avançait sur les quais du port, guidant un Owen aux yeux bandés.
— Pourquoi ne veux-tu pas me dire où tu m’emmènes ? s’enquit ce dernier alors que son ami le faisait monter sur un ponton en bois branlant.
— Parce que sinon, cela ne serait plus une surprise. Allez, ne gâche pas tout, nous y sommes presque.
Il s’arrĂŞta face Ă un immense voilier Ă la coque blanche immaculĂ©e. Ce bateau, il l’avait desÂsinĂ© lui-mĂŞme, et presque construit de ses mains. Il savait très bien qu’Owen en rĂŞvait depuis qu’il Ă©tait tout jeune, et cela lui avait semblĂ© ĂŞtre le cadeau d’anniversaire idĂ©al. Il avait passĂ© tant de nuits blanches sur ce projet qu’il avait arrĂŞtĂ© de les compter, mais cela en avait valu la peine. Le voilier Ă©tait magnifique. Il savait qu’il lui plairait. Il en Ă©tait certain.
Il se dressa sur la pointe des pieds pour pouvoir chuchoter dans l’oreille d’Owen.
— Prêt ?
— Plus que jamais. Allez, enlève moi ça.
TJ s’exécuta et dénoua le foulard. Le regard d’Owen passa du bateau à lui, puis de lui au bateau.
— Attends, ne me dis pas que...
TJ sortit de sa poche deux petites clés accrochées à un anneau de métal et les lui tendit.
— Il est à toi.
Le visage d’Owen s’éclaira instantanément. Ses lèvres s’étirèrent en un sourire radieux. Il avait l’air ébahi d’un enfant de cinq ans devant le Père Noël. Surprise et joie se mêlaient sur ses traits et le rendaient plus charismatique encore qu’il ne l’était habituellement. Il fit miroiter un instant les clés dans la lumière du soleil, puis se jeta dans les bras de TJ.
— Tu es le meilleur, je, je... Merci, merci mille fois.
— Je sais que je suis le meilleur. Tu le mérites amplement, ce cadeau. Joyeux anniversaire.
— TJ, puis-je te poser une question sans risquer de te voir terminer en mille morÂceaux au pied de cette falaise ?
— Je ne te garantis rien, mais dis toujours.
Le petit rire d’Owen, doux et lĂ©ger carillon, s’élève dans l’obscuritĂ© naissante et se perd dans les vagues. TJ, les yeux fixĂ©s sur le ciel, attend la question fatidique. Il sait parfaiteÂment ce qu’il s’apprĂŞte Ă lui demander.
— Pourquoi ?
La voix d’Owen rĂ©sonne dans ses oreilles, et ce simple mot tourne Ă l’intĂ©rieur de sa tĂŞte duÂrant de longues secondes.
— Pourquoi quoi ? répond-il finalement, bien que la réponse lui paraisse évidente.
— Pourquoi t’ai-je trouvé au bord d’une falaise, dans une position aussi...
Il hésite un instant. Sur l’herbe, leurs doigts se frôlent.
— ... délicate ?
TJ souffle, réfléchit, cherche le dernier soupçon de courage restant au fond de son être. Que doit-il répondre à cette question ? Est-il censé avouer la vérité, la vérité selon laquelle le départ d’Owen il y a trois ans a été un drame terrible dont il ne s’est jamais remis ?
— Je ne voyais plus comment, ni pourquoi continuer, réplique-t-il finalement. Je voulais juste que tout s’arrête, que les démons qui me poursuivent depuis si longtemps me laissent tranquille. Ils s’accrochent à moi, ils ne veulent pas me lâcher. Depuis que tu es parti, la vie me semble être une prison lugubre. Je n’en peux plus de purger ma peine avec autant de souffrance.
Un bateau passe sur l’horizon, ses voiles blanches claquant au vent. Le soleil s’apprĂŞte Ă dispaÂraĂ®tre, l’ocĂ©an a pris la teinte fauve du sang et du feu.
— Pourquoi continuer, hein ? répète pensivement Owen, les yeux fixés sur l’eau qui s’étend à perte de vue. Ça par exemple, ça ne te donne pas envie de continuer ?
En parlant, il désigne du menton le paysage devant eux. TJ garde le silence. La vue est belle, certes mais...
— Les feux de camp sur la plage, continue Owen, coupant court le fil de ses pensĂ©es. Ces soirĂ©es passĂ©es entre amis, comme si plus rien n’existait d’autre, ou seul sur la plage, en tĂŞte Ă tĂŞte avec ta guitare. Les aboiements des goĂ©lands le jour, les hululements des chouettes la nuit, les crissements joyeux des grillons. Le clapotis des vagues qui roulent sur la plage, si diffĂ©rent du bruit fracassant qu’elles produisent en s’écrasant contre les rochers. Les heures passĂ©es Ă lire, allongĂ© sur le sable. Les baignades calmes au fil de l’eau, quand tu te laisses simplement porter par le courant. Les après-midis de surf, quand la mer se montre plus capriÂcieuse. Les promenades en vĂ©lo, quand tu pĂ©dales Ă en perdre tes poumons dans les dunes, les cheveux au vent, quand tu te sens voler et que tu touches la libertĂ© du bout des doigts. Les changements de couleur si incroyables du ciel, Ă l’aube comme au crĂ©puscule. Toutes ces nuances de bleu, d’orange, de violet, qui s’entremĂŞlent dans les nuages dans une valse cĂ©leste Ă couper le souffle. Puis le reflet des Ă©toiles et de la lune dansant Ă leur tour ensemble sur l’ocĂ©an. Tu te sens prĂŞt Ă abandonner tout cela, vraiment ?
TJ ne sait quoi répondre. Le monde qui l’entoure lui apparaît soudainement sous un jour nouveau, il ne peut le nier. Centré sur ses problèmes et son malheur, cela fait bien longtemps qu’il n’a pas observé la vie de cette façon. Owen fait renaître les couleurs dans son existence grise et morose.
— Le monde est beau. Profite de ta vie. N’échoue pas, pas maintenant. Elle est beauÂcoup plus prĂ©cieuse que tu ne sembles le penser.
Le monde est beau, et Owen Barnes est soudainement revenu en faire partie. Cela ne le rend que plus attrayant, plus coloré encore.
TJ ferme les yeux et savoure cet instant aussi longtemps que possible. De nombreux souvenirs se bousculent de nouveau devant ses paupières closes, délicieuses madeleines de Proust jusqu’alors enfouies dans le fond de sa mémoire.
Il Ă©tait debout au milieu du port, observant en silence son ami qui personnalisait son tout nouÂveau navire.
— Peux-tu venir m’aider, TJ ?
Owen s’avança, tenant entre ses mains un lourd seau de peinture bleue. Ensemble, un pinceau chacun, ils firent le tour du bateau pour dessiner une petite ligne de la couleur claire des mers tropicales tout autour de la coque. Quand ils eurent terminé, ils reculèrent d’un pas et admirèrent leur travail.
— Quel nom vais-je bien pouvoir lui donner ?
— J’avais pensé à L’Amiral, répondit aussitôt TJ. Ça lui va bien.
Ce nom, il l’avait en tête depuis ses premières esquisses, et il était heureux de pouvoir enfin le proposer à Owen. Ce dernier passa un bras autour de ses épaules et chuchota quelques mots au creux de l’oreille.
— Je trouve aussi, tu as raison. Il a des airs de capitaine à grosse moustache blanche et uniforme bleu marine. Ce nom lui va comme un gant.
Les jours qui suivirent, Owen insista pour emmener TJ avec lui lors de la première sorÂtie en mer de L’Amiral, et ce dernier ne se fit pas prier. Ce baptĂŞme du grand large, ils l’attendaient tous les deux aussi impatiemment qu’un enfant attend son anniversaire.
Accoudé au bastingage, TJ sentait le vent iodé lui ébouriffer les cheveux alors qu’Owen, bien au calme à la barre, l’observait en souriant.
— Regarde !
Du bout du doigt, TJ pointait l’eau à quelques mètres d’eux. Un groupe de dauphins nageait aux côtés du navire. Il n’en avait jamais vu d’aussi près — si près qu’en tendant le bras, il aurait pu caresser leur dos d’argent.
Plus tard dans l’après-midi, ils jetèrent l’ancre au milieu d’une large baie. Les eaux turquoise brillaient sous le chaud soleil d’été. Ils se baignèrent plusieurs heures durant. D’un côté, une petite plage sauvage surplombée d’une haute falaise, de l’autre l’infinie étendue de l’océan à perte de vue.
Quelque chose se scella entre eux ce jour-là . TJ ne sut jamais mettre le doigt sur ce dont il s’agissait réellement. Une sorte de pacte, un engagement, un secret qui les unit pour le meilleur et pour le pire.
Une dernière image fait son apparition, fugace, celle de son quotidien durant les deux annĂ©es qui ont suivi cet heureux jour d’étĂ© en mer. Le rĂ©veil sonnant Ă six heures tapantes, pour aller monter des bacs de glace sur de pauvres trĂ©teaux, directement dans le port. Owen avait pour habitude de rentrer de la pĂŞche aux alentours de sept heures. Ils en ont passĂ©, des matiÂnĂ©es entières dans le port, Ă rire au milieu des bateaux avec les habitants ou les touristes qui venaient acheter leur dĂ©jeuner, Ă attendre dans le froid, sous la pluie, sous la neige qu’un client daigne pointer le bout de son nez. Autant de bons moments passĂ©s avec Owen que TJ n’échangerait pour rien au monde.
Lorsqu’il rouvre les paupières, le port s’est effacé. Il est de retour au bord de la falaise. Le ciel et la mer se confondent maintenant à l’horizon dans un noir d’encre. Au-dessus de sa tête, la voûte céleste est piquée de milliers d’étoiles scintillantes. La fantomatique lumière blanche de la pleine lune rend l’atmosphère féérique et irréelle. Le brouillard s’est dissipé. TJ frissonne ; l’humidité du sol l’a imprégné jusqu’aux os, il est complètement gelé.
— On devrait peut-être y aller, tu ne crois pas ? demande-t-il à la nuit noire. Maman, Fanny, Arsène... Ils doivent m’attendre à la maison. Ils seront tous si heureux de te savoir de retour. Tu nous as terriblement manqué.
Aucune rĂ©ponse. Seuls les crissements timides des insectes cachĂ©s dans les fourrĂ©s lui parvienÂnent.
— Owen ?
TJ tourne la tête. Il est seul. À sa droite, les brins d’herbe se balancent lentement dans le vent. Personne ne s’est jamais allongé là .
Les larmes lui viennent aux yeux, roulent silencieusement sur ses joues, se mêlent à la terre humide. Rien. Il n’y a plus rien. Owen — ou plutôt l’image d’Owen, le fantôme d’Owen — s’est évanoui avec la brume. Il a disparu avec autant de facilité que quand, il y a trois ans, son bateau de pêche n’est jamais revenu s’amarrer au port.
Il était debout sur le quai et préparait comme tous les matins l’étal pour vendre la pêche du jour. Cachée dans les petites rues sinueuses, l’église du centre-ville sonna sept heures. Le soleil commençait déjà à pointer le bout de son nez sur l’horizon, la journée s’annonçait magnifique.
Sept coups, puis huit, neuf. Ce matin-là , L’Amiral ne rentra pas. TJ attendit, tout le jour durant, de voir reparaître cette coque blanche à liseré bleu qu’il affectionnait tant, mais rien. Il ne rentra chez lui qu’au milieu de la nuit, les yeux rouges et gonflés, laissant derrière lui des bacs de glace fondue.
Volatilisé. Envolé. Owen n’est plus là . Et il ne reviendra plus. Il repose quelque part, au fond de l’eau, au milieu de la carcasse éventrée de L’Amiral, ce bateau qu’ils ont baptisé ensemble et qui lui a si souvent porté chance. L’Amiral et son capitaine, engloutis par les flots.
Le monde perd ses couleurs aussi vite qu’il les a retrouvées il y a quelques minutes. Ou bien est-ce des heures, des jours, des semaines qui viennent de s’écouler ? La notion de temps a disparu. Tout est figé dans une ombre plus opaque encore que celle qui l’a poussé à venir se poster au bord de cette falaise. TJ a l’impression de vivre pour la seconde fois la perte de son ami, son âme-sœur, son frère, et c’est plus douloureux encore que de devoir enterrer un cercueil vide sous une épitaphe portant son nom. Dans sa poitrine s’ouvre un vide béant, son cœur dégringole dans l’eau sous ses pieds.
Lentement, son corps frêle et froid parcouru de lourds sanglots, il se laisse rouler sur le côté, et rejoint à son tour l’océan. La chute ne dure qu’un centième de seconde, l’impact n’est pas douloureux mais libérateur. Owen l’attend au creux des vagues, les cheveux blancs d’écume. Il n’a pas quitté son ciré jaune.

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