Dipsacus fullonum
• MYSANTHROPIE •
Une cacophonie de voix confuses se répercutait en échos dans le café bondé, mais TJ n’en avait cure. Il était bien trop concentré sur son désir de quitter cet endroit le plus tôt possible. Ses mains serrées autour d’un gobelet de café noir fumant, il feignait le désintérêt pour les conversations autour de lui, essayant de cacher tant bien que mal son envie de s’échapper. S’échapper de quoi, exactement ? Il ne le savait pas vraiment. Cet espace clos, ces murs trop proches les uns des autres. Ces gens amassés autour de la petite table qu’il connaissait à peine, pour qui il n’était rien. Tout. Lui-même.
Une main passant dans son champ de vision le ramena brusquement à la réalité d’un claquement de doigts. TJ pivota légèrement sur son siège. Plus jeune que lui d’au moins quatre ans, les joues encore constellées de cicatrices d’acné, Alex le jaugeait de ses petits yeux noirs. Il y brillait une étincelle de provocation fort déplaisante.
— La terre appelle TJ, le railla Alex.
— Désolé, je ne faisais pas attention. Tu peux répéter ?
— Ton grand âge te rendrait-il sourd, ou seulement stupide ?
Le petit groupe réuni autour de la table rit à l’unisson. Alex enchaîna avant même qu’il ne puisse rétorquer.
— Je te demandais si tu voulais nous accompagner ce soir. Boire une bière ou deux. Entre potes, tu sais. (Il insista sur le mot de manière sarcastique, ce qui fit grincer TJ des dents.) C’est ce que font les gens normaux. Du haut de ta tour d’ivoire, peut-être que tu ignores comment s’amuse le bas peuple.
À nouveau, tous se mirent à ricaner. TJ reporta son attention sur son café fumant. Ses doigts tremblaient légèrement autour du gobelet.
« Et si tu lui jetais ça au visage ? chuchota une voix au fond de son esprit. Ça lui apprendrait le respect. Un truc que sa mère n’a pas l’air de lui avoir inculqué. »
Son cœur bondit dans sa poitrine et, étouffant soudainement de fierté et de colère, il éprouva le besoin stupide d’accepter la proposition. Il devait s’intégrer au mieux dans le groupe, agir comme les autres, et ce même si Alex était probablement le type le plus détestable de sa promotion à la fac.
— Pourquoi p—
Comme pour le dissuader de répondre, son téléphone se mit à vibrer sur la petite table ronde du café. L’écran s’alluma sur une photo de Doug, tout sourire.
— Oh, c’est ton papounet ? s’enquit Alex avec un sourire dégoulinant de fierté. Désolé, j’avais oublié que Monsieur a un couvre-feu à respecter.
Le groupe rit à nouveau. TJ croisa le regard de Tiphaine, assise juste en face de lui. Elle seule ne riait pas, mais elle ne le défendit pas non plus. Elle se contenta de regarder ailleurs, son regard désolé caché par ses longs cheveux bruns. TJ l’avait rencontrée quelques semaines auparavant, dans ce même café. Le trouvant sûrement trop solitaire, elle avait insisté pour le présenter à ses amis, avec qui il était déjà sorti quelques fois depuis. Honnêtement, le groupe se composait majoritairement de personnes agréables, individuellement. Le problème venait d’Alex. Il accentuait le pire de chacun d’eux, et tous le suivaient comme des moutons suivent leur berger. Cela semblait impossible, mais son comportement ne cessait d’empirer à chacune de leurs rencontres. Il savait exactement où appuyer pour blesser les autres et n’hésitait pas à s’en servir, chose que TJ méprisait.
Il ne tenta pas de répondre aux provocations. L’angoisse qui comprimait sa poitrine et bloquait sa respiration l’aurait de toute façon empêché de former une réponse cohérente. L’écran de son téléphone s’éteignit le temps d’une seconde, avant que le visage de son frère n’apparaisse à nouveau. Sans un mot et ignorant leurs moqueries au mieux — c’est-à -dire assez mal —, TJ saisit l’opportunité pour quitter le café sans un regard en arrière.
L’air frais de ce mois d’octobre le fouetta au visage alors qu’il acceptait l’appel. Sa main droite tremblait quand il porta l’appareil à son oreille ; dans la gauche, son café peinait à réchauffer le vide qu’il ressentait. Comme il s’y attendait, son frère aîné appelait pour savoir s’il était rentré à la maison. TJ souffla en levant les yeux au ciel.
— Je t’ai dit que je sortais après les cours.
— Je sais bien, mais tu surveilles l’heure ? Il est déjà …
— Six heures, le coupa TJ en vérifiant sa montre. Je sais, Doug, mais ils m’ont invité à boire un verre avec eux ce soir, et je me demandais si…
— Ce n’est même pas la peine de négocier, tu connais déjà ma réponse. Hors de question.
— Je ne suis plus un gosse.
Sa réponse se voulait sèche et désintéressée, mais elle trahissait une profonde blessure. Il était fatigué de savoir que personne ne lui faisait confiance. Bien qu’une partie de lui comprenait très bien pourquoi, et malgré des années à fermer hermétiquement son cœur à toute remarque extérieure, il ne pouvait s’empêcher de se sentir blessé quand son frère le traitait comme un enfant.
— C’est bien le problème, répondit Doug dans le combiné d’une voix monotone. Fermer à clé la cave à vin de Père ne suffit plus maintenant que tu peux acheter de l’alcool tout seul. Tu le sais très bien, TJ. Je suis désolé, mais il est encore trop tôt pour te laisser sortir seul le soir. Je veux te faire confiance, mais je ne peux pas. Pas encore.
TJ laissa échapper un reniflement blessé.
— De toute façon, ils me font chier. Je n’avais même pas envie d’y aller.
Un étrange silence s’étira entre eux, uniquement rompu par le ballet incessant des voitures sur l’avenue. TJ ne les entendait même plus klaxonner. Son esprit bourdonnait de pensées toutes plus désagréables les unes que les autres.
— Reste où tu es, finit par ajouter Doug, et envoie-moi ta localisation. Elaine va venir te chercher, d’accord ?
— Ouais, c’est ça.
TJ raccrocha et lâcha un long soupir qui vint former un nuage de condensation devant son visage. Il jeta un regard en arrière, à travers la vitrine du café, vers le petit groupe qu’il venait de quitter. Ils riaient, discutaient comme si rien ne s’était passé. Peut-être même avaient-ils déjà oublié que TJ se trouvait avec eux à peine quelques minutes auparavant. Peu importait qu’il les appréciât ou non ; il se sentait terriblement mis à l’écart. Il savait que Doug avait ses meilleurs intérêts à cœur, mais cela valait-il vraiment le coup ? À quoi bon faire des efforts, si le monde le traitait, au mieux, comme un enfant agaçant, au pire, comme un chien galeux ?
« Un jour, tout s’arrangera, songea-t-il. Tout ça sera terminé. »
Impossible de retourner dans le café sans être à nouveau la risée du groupe. TJ se résigna à obéir à son frère et s’empressa de partager sa localisation avec sa belle-sœur. Son regard se posa de l’autre côté de l’avenue, sur la vitrine d’un fleuriste qu’il connaissait bien. Il décida de s’y rendre pour passer le temps.
Il inhala longuement le doux parfum qui emplissait le magasin. Dehors, la nuit tombait doucement sur la ville, et les lampes fixées au plafond baignaient les étalages d’une chaude lumière dorée. Après un hochement de tête en direction du propriétaire derrière la caisse, qui le lui rendit avec un sourire, TJ s’enfonça entre les étagères remplies de fleurs multicolores. Cet environnement était sans conteste le plus efficace pour calmer ses nerfs, et il pouvait déjà sentir le rythme effréné de son cœur ralentir.
Owen ne savait absolument pas par où commencer. Seul dans cette petite boutique, dépassant largement les étagères du haut de son mètre quatre-vingt-dix, il se sentait comme un éléphant dans un magasin de porcelaine prêt à tout renverser. Comment choisir ? Toutes les fleurs étaient si délicates, si fragiles. Évidemment, sa mère adorerait l’attention, mais il voulait le plus beau bouquet de la boutique, le plus spécial. Après tout, on n’a pas cinquante ans tous les jours.
Il recula d’un pas pour mieux admirer l’entièreté de la boutique quand il sentit quelque chose entre son pied et le sol, suivi d’un couinement de douleur.
— Oh non, gémit Owen en faisant volte-face. Excusez-moi, je n’ai pas vu où je mettais les pieds. Il y a tellement de choses ici que je ne sais plus où donner de la tête. Je ne voulais pas vous faire mal…
— Pas de souci.
L’homme qui se tenait face à lui était beaucoup plus petit que lui, plus jeune également. Il flottait presque dans sa veste en cuir, si frêle qu’Owen n’eut aucun doute : il lui avait très probablement brisé le pied en marchant dessus, purement et simplement. Sa peau pâle contrastait tellement avec le noir de ses vêtements qu’elle paraissait presque translucide. Ses mains serraient un gobelet en carton, et un réseau de tendons et de veines bleutées ressortait sur leur dos. Des cernes marqués soulignaient ses yeux bleus. Des yeux bleus perçants, de la couleur limpide d’un ciel de printemps. Owen secoua la tête, soudainement conscient de la façon dont il dévisageait cet inconnu qu’il avait presque écrasé quelques secondes plus tôt.
Le jeune homme lui lança un sourire timide et pointa d’un doigt long et fin une étagère près de la caisse.
— Je peux vous conseiller un bouquet de roses.
L’espace d’un instant, sa voix parut plus assurée, son sourire plus sincère.
— Surtout si vous cherchez quelque chose à offrir à une femme, continua-t-il, l’air de rien. On dit souvent que les roses sont des symboles d’amour, surtout les rouges. Celles d’un rose plus clair, comme celles juste à côté, sont une bonne alternative si vous cherchez une confession moins passionnée. Et puis, les femmes aiment les roses, de manière générale. C’est une valeur sûre.
Il marqua une pause, ses lèvres étirées en une grimace perplexe.
— J’ai du mal à comprendre leur popularité. Ce sont de belles fleurs, certes, mais si vous voulez mon avis, de nombreuses autres fleurs le sont tout autant et ne sont pas appréciées à leur juste valeur.
Il se tut. Leurs regards se rencontrèrent un instant, mais il se détourna avant de pouvoir remarquer le sourire d’Owen. Son embarras teinta ses joues de rose. Absolument adorable.
— Désolé, murmura-t-il en se mordant l’intérieur de la joue. C’est juste que… Je vous ai entendu penser à voix haute, et vous aviez l’air perdu. Je n’ai pas à donner mon opinion comme ça. Désolé.
Alors qu’il se détournait déjà pour partir, Owen ne put s’empêcher de le retenir. Doucement, juste une simple pression sur son bras qui l’arrêta dans son élan.
— Ne vous excusez pas, je vous en prie. Je crois que perdu est un euphémisme, souffla-t-il en regardant autour de lui. Je ne refuserais pas un peu d’aide. Vous avez l’air d’en savoir un paquet sur les fleurs, n’est-ce pas ? Je cherche un bouquet pour ma mère. Je voulais lui offrir un bouquet pour son anniversaire. Vous auriez des recommandations ?
Les yeux du jeune homme se remirent à briller quand il analysa les étagères et les vases autour d’eux. Owen jura que le fantôme d’un sourire satisfait flottait sur ses lèvres fines.
— Pour votre mère, marmonna-t-il pour lui-même. On parlait de roses roses. Elles peuvent être utilisées comme un symbole de sentiments doux et de gratitude. Ça pourrait être un bon choix. Mais il y existe forcément mieux… Ah, voilà !
En trois enjambées, il rejoignit une étagère sur laquelle s’alignaient de nombreux bouquets colorés. Owen le suivit de près, en veillant à ne rien renverser sur son passage. Il se trouva nez à nez avec des fleurs sublimes, qui sentaient divinement bon. De loin, l’abondance de pétales concentriques lui rappelait des roses ouvertes, mais il remarquait maintenant que les bords en étaient finement ciselés, ce qui leur donnait l’air d’avoir été fabriquées en papier crépon par ses élèves de primaire. Leurs couleurs variaient du blanc au pourpre, parfois au sein d’une même fleur en un gradient délicatement plus foncé en leur cœur.
— Des œillets.
Dans sa stupeur, Owen avait oublié qu’il n’était pas seul. Son guide laissa le bout de ses doigts glisser sur les pétales délicats.
— C’est la fleur officielle de la fête des mères. Je ne me souviens plus de l’anecdote exacte, mais ça remonte au début du vingtième siècle, je crois. Une jeune fille qui a livré des œillets blancs à chaque mère de sa paroisse pour célébrer la sienne, dont c’étaient les fleurs préférées, quelque chose comme ça. On dit que le blanc et le rose pâle représentent la pureté et la passion de l’amour d’une mère. Un conseil, évitez juste les jaunes. Votre mère ne le saurait probablement pas, mais c’est un peu de mauvais goût d’offrir un bouquet symbole de rejet et de déception pour un anniversaire. Enfin, ajouta-t-il en se raclant la gorge, ce n’est que mon avis, faites ce que vous voulez, évidemment.
— Elles sont parfaites.
Owen sélectionna avec soin une dizaine de fleurs de différentes nuances de rose. Le jeune homme souriait de bon cœur à présent. Ses dents, blanches et parfaitement alignées, brillaient sous la lumière de la petite boutique. Aucune fossette ne perturbait l’ivoire poli dans lequel sa mâchoire semblait ciselée. Il détourna le regard et se frotta nerveusement le menton quand il remarqua qu’Owen le dévisageait. Le sourire disparut aussi vite qu’il était arrivé. Pourquoi Owen le fixait-il comme un pervers ? Mais, en même temps, comment était-il supposé ne pas le fixer, quand il était si mignon et qu’il parlait avec autant de passion des fleurs, comme s’il s’agissait de sa seule source de joie ?
— Je suis sûr qu’elle va les adorer, déclara Owen pour détendre l’atmosphère. Merci.
Il lui tendit la main.
— Je m’appelle Owen.
— TJ.
Sous sa poigne, il sentit les délicates phalanges craquer.
— Ce fut un plaisir, TJ. Merci encore pour votre aide. Je n’y connais tellement rien, j’aurais pu rester ici des heures. J’espère que nous nous reverrons bientôt, pour que je puisse vous donner des nouvelles du bouquet.
Le sourire radieux réapparut une fraction de seconde, avant d’être savamment contenu.
— Bien sûr. Si c’est le cas, arrêtons le vouvoiement alors. Ça me donne l’impression d’avoir dix ans de plus. Je viens souvent ici, alors tu sais où me trouver.
Son téléphone se mit à vibrer. Toute trace de sourire disparut entièrement à nouveau.
— Je dois y aller, désolé. À la prochaine, Owen.
TJ agita doucement la main et s’éloigna en répondant au téléphone. Owen resta planté là , son bouquet de fleurs serré dans les mains, à regarder l’aigle imprimé sur le dos de sa veste en cuir disparaître dans le trafic au-dehors.
TJ sirota son café en se rapprochant de la voiture d’Elaine et toussa de dégoût. Le contenu du gobelet avait refroidi, et il laissa au fond de sa gorge un arrière-goût aussi amer qu’une relation amoureuse toxique.
La compagne de son frère l’accueillit avec un chaleureux sourire alors qu’il prenait place dans l’habitacle. Il le lui retourna avec peine, mais au moins ses mains avaient cessé de trembler.
Ils traversèrent la ville en silence, hochant la tête occasionnellement au rythme de la musique qui passait à la radio, jusqu’aux banlieues aisées qui bordaient le sud du centre-ville. La voiture se gara doucement dans l’allée qui menait à la maison de Doug et Elaine. Le cœur de TJ se serra imperceptiblement à la vue de leur pelouse parfaitement entretenue. Ils avaient construit une vie parfaite tous les deux, dans un quartier parfait, avec leur maison parfaite et leur petit jardin parfait… Et puis il était là . Une tache en plein milieu du tableau. Le petit frère dont ils devaient s’occuper car il n’était pas fichu de vivre seul à vingt-trois ans.
« Arrêtez de penser ainsi, le sermonna la voix du Dr. Anserne. Vous n’êtes pas un fardeau, et votre frère se réjouit de vous accueillir chez lui. Il préfère sans aucun doute vous y savoir en sécurité plutôt que livré à vous-même chez vos parents. »
« Conneries », répondit-il à la version imaginaire de son psychologue en levant les yeux au ciel.
Quand Doug avait acheté cette maison, il n’avait pas laissé d’autre choix à TJ que de s’installer avec eux. Ce faisant, il lui avait probablement sauvé la vie, mais TJ n’avait jamais trouvé sa place dans ce foyer heureux. Bien sûr, rien ne pouvait être pire que de vivre chez ses parents. Il était reconnaissant envers son frère et appréciait sa compagnie. Elaine était une vraie perle, et elle respectait parfaitement son espace vital, même s’il n’était qu’un inconnu vivant sous son toit sans payer de loyer. Sa bonté n’avait d’égal que sa joie de vivre, ce qui la rendait parfaite pour le tempérament plus terre-à -terre de Doug.
TJ se sentait morose quand il entra dans la maison, espérant malgré tout que lui aussi aurait, un jour, la chance de trouver son Elaine.

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