Owen se hâta de rejoindre le métro. L’air frais de ce mois d’octobre contrastait avec l’atmosphère chaleureuse du café. Le vent mordait férocement la moindre once de peau de ses bras découverts. Il se maudit intérieurement d’avoir mal jaugé le temps ce matin-là . Pourtant, le ciel au-dessus de sa tête était d’un bleu immaculé, mais le soleil ne parvenait pas à réchauffer les rues. Adieu les chemises d’été, il était temps de se couvrir davantage.
Alors qu’il descendait sur le quai, il réprima un nouveau frisson cette fois complètement indépendant de la température. L’adrénaline lui donnait la chair de poule et faisait battre son cœur comme un cheval fou. C’était la première fois depuis une éternité qu’il demandait son numéro de téléphone à un homme, et il était parvenu à le faire de la façon la plus inconfortable possible. Il secoua la tête pour essayer de chasser les pensées qui l’assaillaient, qui lui soufflaient qu’il ne reverrait sûrement jamais TJ à la suite de cette inconfortable interaction.
La rame s’arrêta devant lui dans un fracas assourdissant de freins usés. Il n’y avait presque personne à l’intérieur. Au lieu de s’asseoir, il s’adossa à l’une des barres de métal et ferma les yeux. Le train repartit en tremblant. L’accélération soudaine le projeta momentanément sur le côté, le temps de retrouver son équilibre, et la barre s’enfonça douloureusement dans son épaule. Il sortit un petit morceau de papier soigneusement plié de la poche de son pantalon. Les dix chiffres qui formaient le numéro de téléphone de TJ étaient minutieusement calligraphiés. Devait-il lui envoyer un message ? C’était sûrement inutile. Après tout, il lui avait lui aussi donné son numéro de téléphone, n’est-ce pas ? Il n’avait qu’à attendre. Oui, attendre était la plus simple des solutions. Il avait déjà la désagréable sensation d’avoir un peu forcé la main à TJ en venant s’installer à sa table ; il devait au moins lui laisser le choix de continuer ou non leurs échanges.
Perdu dans ses pensées, Owen faillit rater sa sortie de métro. Il émergea finalement de l’autre côté de la ville et trottina jusqu’à son appartement pour se réchauffer. Il louait un deux-pièces modeste au deuxième étage d’un vieil immeuble. Un logement pas bien grand, mais largement suffisant pour lui seul. La moquette dans les escaliers était usée jusqu’à la corde et étouffait le son de ses pas alors qu’il montait les marches.
Une longue plainte aiguë l’accueillit dès qu’il tourna la clé dans la serrure de sa porte d’entrée. Un petit félin gris comme la cendre l’attendait de l’autre côté, le fixant de ses grands yeux verts. Il miaula à nouveau et manqua de le faire tomber en se frottant contre ses jambes alors qu’Owen enlevait ses chaussures et essayait de ne pas l’écraser.
— Bonjour, Boulette. Tu as bien dormi aujourd’hui ? Que dis-je, se reprit-il aussitôt d’une voix théâtrale, un prédateur tel que toi ! Tu as monté la garde toute la journée contre les voleurs, c’est sûr.
Il souleva doucement le jeune chat et l’installa dans le creux de ses bras comme un bébé. Ses ronronnements de contentement accompagnèrent Owen jusque sur le canapé du salon, sur lequel il se laissa choir lourdement. Boulette réajusta sa position sur sa poitrine et enfonça son museau dans le creux de son cou, le chatouillant au passage de ses longues moustaches.
Owen tira son téléphone portable de sa poche et ouvrit la conversation de groupe qui regroupait deux de ses meilleures amies. Il hésita un instant avant de cliquer sur la petite icône et de lancer un appel. La voix de Maud se fit entendre dès la première sonnerie, celle de Keira seulement quelques secondes plus tard.
— Monsieur Barnes, claironna d’abord Maud. Quel honneur de vous avoir au téléphone !
— Dis, tu ne nous appelles jamais sans prévenir, comme ça. Que se passe-t-il ?
Malgré l’adrénaline qui courait encore dans ses veines, Owen sourit de la plaisanterie. Il prit un instant pour choisir ses mots avant de répondre.
— Vous vous souvenez de ce garçon que j’ai rencontré chez le fleuriste, l’autre jour ?
Évidemment, les deux jeunes femmes savaient exactement à quoi il faisait allusion, car il leur avait fait des rapports en bonne et due forme de sa rencontre le soir même. Keira couina, signe de son excitation.
— Bien sûr ! Dis-nous tout. En détail.
— On veut tout savoir, renchérit Maud.
Owen pouvait sans problème imaginer leurs sourires narquois de l’autre côté de l’écran. Elles jubilaient.
— Je suis tombé sur lui en ville aujourd’hui. Pas très loin du fleuriste, d’ailleurs. Et…
— Et… ?
— Et… J’ai peut-être récupéré son numéro de téléphone ?
Owen dut éloigner son téléphone de son oreille pour ne pas endommager ses tympans avec leurs gloussements excités. Même Boulette, toujours allongé sur son torse, sursauta et lui jeta un regard indigné. Il se leva et sauta du canapé, non sans enfoncer douloureusement ses pattes arrière dans l’estomac de son maître, puis s’éloigna la queue haute et le museau en l’air.
À l’autre bout du fil, les deux amies s’impatientaient. Owen entreprit de leur raconter son entrevue avec TJ en détail, de son entrée dans le café à la nervosité qui compressait sa poitrine quand il en était sorti.
— Si seulement vous voyiez son écriture, finit-il d’un ton presque rêveur, ses yeux fixés sur le plafond. J’étais d’abord surpris de voir qu’il écrivait aussi bien. Mais maintenant que j’y repense, ce n’est pas si surprenant que ça. Il est toujours si…
— Owen, le coupa Maud. Ne dis pas « toujours », tu n’as rencontré ce type que deux fois.
Son ton se voulait réprobateur, mais Owen sentait son rire proche.
— Je sais, soupira-t-il en roulant des yeux. Donc, ces deux fois, se corrigea-t-il, il était très propre sur lui et bien habillé.
Il décida d’ignorer la plaisanterie de Keira sur le fait de repasser même ses sous-vêtements.
— Je ne sais pas quoi faire, conclut-il finalement.
— Tu as dit que tu lui as donné ton propre numéro, n’est-ce pas ? demanda Keira.
Owen approuva d’un grognement.
— Alors ne fais rien. S’il a envie de continuer à échanger avec toi, il t’enverra un message en premier.
Le laisser envoyer un message en premier. Noté, mais plus facile à dire qu’à faire.
— Tu es sûre de ta technique ?
— Parfaitement, confirma son amie. « Fuis-moi, je te suis », tu connais ?
Owen jura entendre un clin d’œil dans sa voix.
La semaine passa à une lenteur inimaginable. Owen se retrouva bien souvent à fixer l’écran de son téléphone et le dernier numéro enregistré dans ses contacts. Il n’avait pas craqué ; résultat, le samedi soir tant attendu était arrivé sans aucune nouvelle de TJ. Assis depuis trop longtemps sur le sol inconfortable de la fosse, il lança un regard à la ronde de gradins tout autour de lui. Encore quelques dizaines de minutes avant le début du concert. Pourquoi ce silence ? Et pourquoi y accordait-il autant d’importance ?
Il se tourna vers Maud, assise près de lui. Ils avaient fait la queue des heures durant pour s’assurer des places proches de la scène, au prix de quelques coups de coude à l’ouverture des portes. La jeune femme était en pleine conversation avec un groupe rencontré dans la file d’attente. Owen se pencha et s’accrocha au bras de son amie pour attirer son attention.
— Je devrais peut-être lui envoyer un message, tu ne crois pas ? Au moins pour savoir s’il est bien là .
— Owen, ça devient une obsession. Et lui, t’a-t-il envoyé un message pour savoir si tu étais bien arrivé ?
L’intéressé leva les yeux au ciel. Elle marquait un point, cependant : l’absence de message venant de TJ le touchait bien trop profondément.
— Tu en fais trop, répliqua-t-il pour se donner bonne mesure. Je ne suis pas obsédé. Je me disais juste qu’on pouvait être de bons amis, c’est tout. Il avait l’air d’être un chic type.
Maud arqua un sourcil peu convaincu, mais elle se fendit d’un sourire compatissant en constatant que la nervosité de son ami n’était pas feinte.
— Je comprends ce que tu ressens, Owen. Tu es seul maître de la situation. Envoie-lui un message si tu en as envie. Mais si sa réponse n’est pas aussi enjouée que tu l’espères, promets-moi de ne pas t’accrocher, d’accord ? Je te connais, mon chou. Ne te fais pas du mal inutilement pour un inconnu que tu as croisé deux fois.
Owen passa un bras autour de ses épaules et la serra contre lui, son cœur léger.
— Merci, Momo. J’ai de la chance de t’avoir.
— Ne me serre pas aussi fort, Baloo, souffla Maud contre sa poitrine. Je vais étouffer, et tu n’auras plus personne pour te ramasser à la petite cuillère quand ce type brisera ton petit cœur tendre.
Owen partit d’un rire tonitruant, s’attirant au passage les regards intrigués de leurs voisins. Il desserra son étreinte et planta un baiser sur le front de Maud.
— Je serais perdu sans toi.
— Je sais bien.
Il dégaina son téléphone et cliqua sur le numéro de TJ. La nervosité reprit le dessus au galop, et ses doigts restèrent immobiles au-dessus du clavier.
— Qu’est-ce que je devrais lui écrire ?
— Ça, c’est ton problème ! plaisanta Maud. Mes conseils s’arrêtent là . Je te laisse te débrouiller, tu es un grand garçon. Mais dépêche-toi quand même, ça va bientôt commencer.
Elle rit et lui asséna un petit coup dans l’épaule, auquel il répondit par un sourire. Fermant les yeux, il réfléchit aux différentes possibilités qui s’offraient à lui et finit par se contenter de la plus simple : envoyer à TJ une photo de la scène avec un visage souriant.
Une fois fait, il se hâta de verrouiller à nouveau son écran, le cœur battant. Il sentait déjà ses joues rougir sous la pression. Pourquoi se comportait-il comme un adolescent ? C’était purement désespérant. Au moins, comme il le constatait du coin de l’œil, ses réactions avaient le don d’amuser Maud.
Elle n’eut même pas le temps de l’embêter. Son téléphone se mit soudainement à vibrer plusieurs fois d’affilée.
— Déjà ? Owen, tu es un sacré chanceux, ma parole. Rares sont les hommes qui répondent aussi vite. Crois-moi, je sais de quoi je parle. Il remonte un peu dans mon estime.
— Tout de suite les grands mots.
— C’est vrai ! Alors, que dit-il ?
Owen déverrouilla l’écran, qui s’ouvrit directement sur la conversation. De nombreuses bulles s’accumulaient du côté de TJ. Il lut les messages attentivement, son sourire s’élargissant au fil de sa lecture. Il finit par éclater de rire, le genre qui met les larmes aux yeux et laisse une délicieuse sensation endolorie dans les joues et l’estomac.
— Tout ça ? s’étonna Maud. Allez, montre-moi !
Owen tenta de se calmer pour répondre, en vain. Rien que baisser les yeux sur la conversation provoquait un nouvel accès de fou rire.
ENFIN mec
putain de merde
wow
je commençais à me dire que tu devais être mort
tu m’as laissé un bout de papier indéchiffrable, pire qu’une ordonnance ton truc
comment je suis censé savoir si une petite vague est un 7 ou un 1 ou même un 5
tu devrais apprendre à écrire mon grand
et à envoyer des messages plus tôt tant qu’on y est
bref
tu es super près de la scène en vrai, je suis presque jaloux
presque
En guise de réponse, Owen se contenta de cliquer sur la petite icône de téléphone en haut de l’écran. Quelques sonneries résonnèrent dans le vide avant la réponse de TJ.
— Allô ?
— Salut.
— C’est pas trop tôt, tu comptais appeler une fois le concert terminé ? D’habitude j’aime bien les énigmes, mais là c’était complètement insoluble de déchiffrer ton numéro.
Le ton joueur de son interlocuteur fit rire Owen.
— Je crois que j’ai eu des conseils peu pertinents cette semaine. Désolé pour l’énigme, ça n’était pas mon intention. J’aurais dû te contacter avant.
TJ souffla d’un air moqueur avant de reprendre :
— Alors, tu es dans la salle ?
— Dans la fosse, oui. On est arrivés tôt, donc on est presque au bord de la scène. Et toi ?
— Chanceux, va. Nous sommes dans la fosse aussi, mais mon frère a pris tellement de temps dans la salle de bains qu’on est arrivés il y a peut-être dix minutes. J’ai l’impression d’être à quinze kilomètres de la scène.
Owen regarda autour de lui, mais parmi la marée humaine assise sur le sol, impossible de repérer TJ. Il décida alors de se lever tout en se tournant vers le fond de la salle.
— Où es-tu ?
— Je te ferais bien un signe de main, mais il y a un mec géant près de la scène. Ce con est debout et bloque toute la vue, je suis sûr que tu ne me verrais même pas.
Le sourire taquin audible dans sa voix fit presque fondre Owen sur place. Presque.
— Quel dommage, se contenta-t-il de répondre, lui aussi sourire aux lèvres.
Du coin de l’œil, il aperçut quelqu’un bouger et se lever à son tour.
— Attends une minute, dit la voix de TJ dans le combiné. Un autre débile a décidé de se lever. Regarde dans sa direction, tu devrais me trouver facilement.
— Tu veux dire le petit gars habillé tout en noir, tout au fond ? se moqua Owen. C’est marrant, on dirait qu’il est au téléphone.
— Hey, il est de taille parfaitement normale. Fais preuve d’un peu de respect.
Ils échangèrent un signe de main maladroit. Owen sentait ses joues endolories à force de sourire.
Owen sentait ses joues endolories à force de sourire. Il leva la main et commença à faire de grands signes maladroits, auxquels TJ répondit.
— Regarde-les se faire coucou comme des idiots. Ils sont vraiment ridicules.
— N’est-ce pas ! Heureusement qu’on n’est pas comme eux, hein.
Ils échangèrent un rire qui sonna comme le soleil perçant à travers les nuages d’une journée d’hiver, espoir et joie mêlés. En voyant, au loin, TJ se rassoir, Owen reprit place sur le sol aux côtés de Maud.
— On devrait raccrocher, le concert devrait bientôt commencer. Amuse-toi bien, TJ.
— Comme c’est aimable. Passe une bonne soirée, Monsieur J’écris-comme-un-pied.
— Ce surnom va me suivre longtemps, hein ?
— Tu n’as pas idée.
À nouveau, le rire de TJ résonna dans ses oreilles comme un phare au milieu du brouillard. Owen se surprit à souhaiter entendre ce rire pour le restant de ses jours. Et s’il devait continuer à faire l’idiot pour le lui arracher, il le ferait avec grand plaisir.
En rangeant son téléphone dans sa poche de pantalon, il croisa le regard de Maud et reconnut sans peine l’expression peinte sur son visage.
— Quoi ?
— Rien, répondit-elle simplement. Je pensais juste à te donner quelques cours de drague, parce que c’était pathétique. Il va falloir que j’appelle Keira et qu’on organise ça.
— Drague ? Je ne drague personne, je le connais à peine !
Maud ricana, moqueuse.
— C’est cela, continue de te mentir. Tu es trop mignon quand tu rougis.
Owen plaqua le dos de sa main fraîche contre ses joues brûlantes et tourna la tête vers la scène.
— Je te déteste.
— Tu mens, je sais que je suis ta personne préférée.
Il lui donna un coup d’épaule amical, mais ses pensées se mirent à tourbillonner à une vitesse folle. Évidemment, Maud avait raison. La façon dont son estomac papillonnait en entendant la voix de TJ était loin d’être anodine. Comment pouvait-il en être autrement ? Avec ses yeux d’un bleu si pur et ses traits fins et délicats, il était parfaitement son type d’homme. Pourtant, sous ses airs de rebelles, Owen était certain que son cœur cachait une tendresse qu’il ne dévoilait pas au premier venu. Son amour pour les fleurs et son rire cristallin n’en étaient que des aperçus dérobés, des fenêtres ouvertes sur sa personnalité par lesquelles Owen avait envie de se glisser pour en savoir plus, pour découvrir les autres passions qui l’animaient.
Il ne croyait pas au coup de foudre. Du moins, pas jusqu’à la semaine précédente. Désormais, il n’en était plus si certain.
Autour de lui, la foule commença à se lever, et les lumières s’éteignirent. La salle de concert résonna des hurlements des spectateurs. Owen se secoua, chassant de ses pensées un certain regard perçant. Il allait avoir tout le temps du monde pour se soucier de ses sentiments. Ce soir, rien d’autre n’importait que les Celestial Leopards.

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