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La fille de l'affiche

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21h30.

Jonas s'extirpa du véhicule d'intervention en saluant son collègue:

— Salut Ambroise, à demain!

— Bonne soirée Jonas. T'as fait un super boulot aujourd'hui, avec la farigoule, repose-toi bien.

Une fois sur le trottoir, un vrombissement sourd lui indiqua qu'Ambroise avait poursuivi sa route. Il allait déposer la voiture à la caserne avant de rentrer chez lui après cette dense journée de travail.

Satisfait mais passablement courbaturé, il chercha ses clefs dans son blouson, le regard perdu sur les affiches publicitaires de l'arrêt de bus. Une jolie jeune femme, robe décolletée et larges lunettes de soleil, vantait les bienfaits d'une assiette de pâtes cuisinées, un médiocre sourire crispé sur les lèvres.

— Pas top top, cette grimace, ma belle! Tu aurais pu faire mieux! sourit-il.

Ah là là, les publicitaires ne savaient plus quoi inventer pour attirer l’attention... Sa voisine, Julie, aurait sans doute eu plus belle allure sur une telle affiche. La jeune femme avait exactement les même cheveux châtains, et souriait du matin au soir. Avec sa femme, elles respiraient toutes les deux la joie de vivre et apportaient un rayon de soleil bienfaisant dans cet immeuble un peu tristounet.

Fourbu, Jonas monta les quelques marches jusqu'à son appartement, déverrouilla la porte et rentra enfin chez lui.

La journée avait été particulièrement chargée, avec plusieurs interventions aux quatre coins de la ville. Il adorait son boulot, même après une journée comme celle-là. Mais des vacances ne seraient pas de refus. Allez, encore quelques semaines avant qu'elles ne deviennent réalité!

Il n'avait plus qu'une hâte, retirer ses chaussures de sécurité, prendre une douche, avaler un truc en vitesse et se coucher. Et pas nécessairement dans cet ordre ! Ce qu'il fit, avant de se laisser emporter dans un sommeil sans rêves.

Le lendemain au réveil, il accompagna son petit déjeuner avec les infos locales. Son bol de céréales avait du mal à s’accommoder à ces mêmes rengaines, sur la grève des éboueurs, les fugues d'adolescents, le réchauffement climatique... Il en eu presque l’appétit coupé, ce qu’il ne pouvait accepter ! Demain, c'était décidé: musique et bonne humeur, marre des mauvaises nouvelles!

Au moment de fermer la porte de son appartement, M. Hebert, le voisin du 3b, l'interpela:

— Bonjour Jonas, avez-vous vu Mlle Dormas? Elle n'est pas chez elle, et elle devait prendre mon chat en pension. Vous savez, je pars aujourd'hui chez ma sœur en province. C'est embêtant.

— Bonjour. Non, je ne l'ai pas vue. Elle a dû sortir chercher du pain, sans doute? Si je la croise, je lui dirais que vous la cherchez.

— Oui, merci bien.

Quand il arriva au pied de son immeuble, Ambroise l'attendait déjà, frais et dispo, paré pour une nouvelle journée chez les Duskhunters. Malgré un coup d'œil dans la boulangerie, il n'aperçut pas sa jeune voisine.

Il oublia rapidement cet incident et se plongea dans leur carnet de route pour la journée. Sauf urgence, il s'agissait surtout de vérifications de chantiers en cours.

Arrêtés par la circulation au niveau de la place du Général Patton, Jonas dévisagea la femme de l'affiche à l'arrière du bus, invitant à contacter le 3919 en cas de violences domestiques. Elle avait un air si triste, le visage boursouflé, un œil et la joue marqués de bleus. Il resta confus plusieurs secondes, certain de reconnaître cette silhouette. Mais oui! La nana de l'affiche avec les pâtes! C'était la même mannequin, il en était sûr. Il jugea qu'elle était bien plus crédible sur cette photo-là.

A ce moment-là, Alicia, opératrice au centre d'appel, les contacta:

— Hello Ambroise et Jonas. J'ai un truc pour vous.

— Alicia, non... On est en route pour le chantier des carrières, demande à quelqu'un d'autre.

— Jonas, vous êtes juste à côté, et c'est juste un relevé de témoignage. Un homme a appelé pour signaler la disparition de sa femme. Il est certain qu'elle a été enlevée, mais la police n'a rien trouvé et l'a réorienté vers nous.

Jonas tourna la tête, interrogeant du regard son collègue qui haussa les épaules. Il aurait du s’en douter : Ambroise ne disait jamais non, de toute façon...

— D'accord, donnes-nous l'adresse. Du coup, je te laisse prévenir les carrières qu'on arrivera plus tard, OK?

— Ça marche. L'adresse est au 154 rue du Préau, dans le 15ème. C'est Gilles Newbird qui a appelé. A bientôt les garçons.

Ambroise gara le véhicule devant une grande propriété abritant un pavillon moderne, dont la blancheur contrastait avec les tons safranés des vieilles bâtisses de la rue.

Une grille ouvragée s'ouvrit alors qu'ils sortaient de la voiture et un homme en costume anthracite vint les accueillir avec résolution:

— Vous êtes les Duskhunters? Il était temps.

— Bonjour monsieur, nous sommes venus dès que possible, répondit Ambroise en lui tendant la main.

Gilles Newbird ne prit pas la peine de donner suite à cette invitation. La démarche raide, il leur tourna le dos et avança vers le pavillon, signifiant ainsi aux deux agents de le suivre.

Ambroise ne s’en offusqua pas : il ne s’arrêtait plus à ce genre de détails. Son travail était au cœur de sa vie, et tout ce qui importait était de combattre les ombres. Son jeune collègue, par contre, fit une moue des plus évocatrices : il aurait tant souhaité remballer ce m’as-tu-vu de Newbird ! Mais il respectait la position d’Ambroise et les suivit sans un mot.

Newbird les installa dans un salon aux murs chargés de tableaux indéniablement très coûteux. Toute la pièce exposait la fortune et la position sociale des propriétaires, mais conservait une ambiance chaleureuse et accueillante. Des photos de voyage avec un couple devant divers monuments trônaient sur la table basse, au centre d'un ensemble de fauteuils et canapés stylisés mais confortables.

Jonas n'était pas à l'aise dans cet environnement et hésita longuement avant de trouver place sur un canapé. Il se sentit écrasé par la puissance de cette famille. Ambroise, quant à lui, ne sembla pas impressionné et s'installa tranquillement dans l'un des fauteuils de velours.

Quand leur hôte se fut assis également, Jonas se racla la gorge. Il entama la saisie du témoignage conformément à la procédure, sa tablette dans les mains:

— Monsieur, si j'ai bien compris, la police vous a demandé de nous contacter car votre femme a disparu?

— C'est bien cela. Il y aura maintenant presque une semaine que Patricia n'a plus été vue. Je n'ai aucune nouvelle, ni appel, ni message ; elle ne répond pas, son portable est éteint. Nos proches et nos amis n’ont pas plus d’informations et ne savent pas non plus où elle pourrait être. Elle n'avait aucun projet de voyage, ni professionnel ni privé. La police est persuadée qu'elle m'a quitté. A force d'insistance, ils ont finalement émis l'hypothèse d'une histoire de magie häx là-dessous, d'où votre présence ici.

— C'était déjà arrivé auparavant? Qu'elle parte sans rien dire?

Gilles Newbird explosa, la voix rauque:

— Qu'est-ce que vous allez chercher! Assurément, Patricia n'est pas le genre de personne qui part sur un coup de tête! Je vous certifie qu’il lui est arrivé quelque chose, et je vous dis qu'on l'a enlevée!

Jonas leva les yeux de sa tablette, surpris de ce changement de ton.

— Calmez-vous, on va reprendre. Alors... Que pouvez-vous nous dire sur les moments avant sa disparition? S'est-il passé quelque chose d'inhabituel?

— Rien à ma connaissance, évidemment. Patricia, comme tous les soirs, est partie faire son jogging. Elle n'est jamais rentrée.

— Elle prenait toujours le même chemin?

— Oui. Elle avait ses habitudes, pour réguler son rythme. Elle suivait le parc, bifurquait vers les ateliers municipaux et revenait par la coulée verte. Écoutez. Je devine bien ce que vous pensez, mais vous vous trompez. Je vous assure que notre couple est stable. Nous... nous sommes heureux ensemble. Je l'aime.

Gilles Newbird perdit alors toute contenance, laissant jaillir le chagrin qui l'envahissait. Tenter de le camoufler derrière une arrogance affirmée n'avait pas eu le succès escompté et il s'effondra en larmes.

Jonas lança un regard gêné vers Ambroise, décontenancé par cette réaction inattendue. Il venait d’apprendre que les apparences sont parfois bien trompeuses, concernant les victimes et les témoins. Comme un écolier déconfit de ne pas connaître sa leçon devant l’instituteur, il rougit et baissa la tête.

Son collègue, bien plus aguerri, eut moins de peine à poursuivre. Ce fut d'une voix posée, professionnelle et bienveillante, qu'il reprit:

— Monsieur. Je comprends votre situation, et si effectivement la municipale n'a rien, nous trouverons peut-être une piste. Nous allons tout faire pour essayer de comprendre ce qui s'est passé et retrouver Patricia.

Jonas s'était ressaisi et annonça, lorsque Ambroise délogea ses lensglers du fond de son sac:

— Avec ceci, si vous le permettez, mon collègue va faire le tour de la maison et voir s'il trouve une trace d'énergie häx résiduelle. Cela pourrait compléter votre témoignage, en nous indiquant si un phénomène ou une entité surnaturelle est impliquée. Nous transmettrons ensuite toutes les données recueillies à notre service de recherches.

Gilles Newbird, les yeux rougis, indifférent désormais à l'image qu'il pouvait bien renvoyer, acquiesça et guida l'agent dans les différents espaces de la demeure.

Affublé de ses fameuses lunettes à lentilles multiples, Ambroise ne releva rien de particulier, hormis un léger halo résiduel à proximité de la télévision. Il en releva l'intensité et la couleur et se défit de son appareillage:

— Merci M. Newbird, nous allons poursuivre sur le trajet emprunté par votre femme. Quand nous aurons terminé nos relevés, d'autres agents étudieront tout ça et vous recontacteront.

Ils laissèrent derrière eux un homme fatigué, écrasé par l'angoisse de ne plus revoir son épouse. Ils ne pouvaient s'attarder, leur charge réclamant toute leur concentration pour recueillir les informations utiles à l'élucidation cette disparition.

Tous deux équipés de leurs lensglers, ils arpentèrent la rue et suivirent le trajet décrit par le mari. Une colonne publicitaire attira l'attention d'Ambroise:

— Tu vois ça? Les résidus sont importants ici. Jaunes et blancs. Pas les plus fun.

— Tu penses à quoi?

— Je ne sais pas trop. Il faut continuer. Y en avait un peu près du poste télé, mais c’était insignifiant. Si ça augmente sur notre trajet, c’est pas bon signe...

A proximité du parc, tout à sa recherche d’indices, Jonas se figea. Une grande affiche se trouvait sur l'un des murs des ateliers municipaux. L'illustration, sombre et sanglante, faisait la publicité de la sortie, la semaine suivante, d'un film d'horreur «à glacer jusqu'à la moelle de vos os!». Une jeune femme, les mains couvertes de griffures et de sang, s'acharnait sur une grille de métal rouillé. Son visage n'exprimait que douleur et épouvante, les joues zébrées de larmes sales. On devinait une ombre encapuchonnée se rapprochant dans son dos, en contre-jour.

Les images se mélangeaient devant lui, mais il en était certain : encore elle! Encore ce mannequin!

Il fut tellement surpris de la voir à nouveau qu'il en oublia presque ce qu'il faisait là. Et de respirer. Mais la réalité le rattrapa et il prit une grande inspiration.

Les résidus d'énergie häx étaient particulièrement denses autour de l'affiche. Son cerveau bouillonna, les événements et les indices s'emboîtant comme les pièces d'un puzzle absurde. Julie...

— Ambroise..., murmura-t-il, la gorge sèche. Je crois que je sais ce qui se passe.

Il se tourna vivement vers un collègue abasourdi devant son comportement erratique et cria:

— Et il faut que tu m'aides!

Le véhicule se frayait un chemin aussi vite qu'il le pouvait, sa sirène et son gyrophare vert forçant le passage entre les voitures ankylosées des avenues surchargées.

— Jonas, j'espère que tu as raison, parce qu'on n'a pas eu d'ordre pour ça. Si tu te trompes, on va avoir de sacrés ennuis.

— Écoute, je suis sûr que c'est ça. C'est ma nouvelle voisine sur toutes ces affiches, j'en mettrais ma main à couper!

Il s'accrocha au tableau de bord alors qu'Ambroise négociait un virage serré pour se diriger vers le nord.

— Et c'est sûrement aussi ce qui est arrivé à Mme Newbird. Mais après une semaine... Tu sais bien que même si le specteur la relâche, elle sera plus comme avant. On peut plus l'aider, faut attendre qu'il lâche sa proie. Mais Julie Dormas, elle n'a disparu que depuis hier soir, on peut encore faire quelque chose!

Ambroise maîtrisait moins bien la systématique des entités que son collègue, récemment diplômé, mais le specteur n'était pas un inconnu. Cette entité aspirait les gens dans un monde parallèle fait d’illusions et de rôles imposés. Il naissait du flux publicitaire, de l’obsession humaine pour l’image et se nourrissait de l’attention collective.

— D'accord. On peut supposer que, comme ta voisine apparaît encore sur les images, il n'a pas fini de jouer avec elle. On sait aussi que par le passé, on a réussi à récupérer quelqu'un qui était encore illustré. Mais c'est quand même bien hasardeux, ton histoire...

— Ambroise, s'il te plaît: je sais que j'ai raison!

— D'accord, d'accord. On sait comment enfermer un specteur, pour éviter de nouvelles victimes. Mais dis-moi que t'as au moins une idée de comment sortir quelqu'un de son antre?

Oui. Hum... C'est là que ça se compliquait... Parce qu'entre la théorie et la pratique...

Les specteurs étaient connus depuis les années 50, et le protocole d'enfermement était clair et efficace. Par contre, dans cette société moderne, malgré la prédominance des écrans, affichages et publicités toujours plus nombreuses, les affaires de disparition étaient souvent traitées comme des fugues ou des séparations. Les victimes n'étaient donc que rarement repérées comme telles et on n’avait pas eu l'occasion d’en sauver beaucoup. La démarche de sauvetage n’était pas très aboutie... et périlleuse...

Les yeux rivés sur la route, les mains serrées sur le volant, Ambroise questionna:

— Allez, explique. C'est quoi ton idée?

Jonas expliqua, les yeux fermés pour rassembler les éclats dispersés de sa formation:

— Eh bien... En théorie, les ondes opposées aux jaunes et blanches permettent de fragiliser le voile de l'image où la victime a été happée. Clairement, ce point ne peut être que l'affiche de l'abri-bus en bas de chez moi. Donc, avec le vortex, on pourra créer une brèche et on devrait pouvoir...

— Quoi? Pouvoir quoi? Tu veux quand même pas y entrer?

— Non. Enfin, j'espère que non. L'idée, ce serait que Julie puisse sortir seule. Peut-être si on lui lance une corde?

Ambroise rétorqua violemment en frappant le volant d’une main:

— Putain Jonas, en théorie tu sais pas trop, et en pratique encore moins! On va risquer nos vies là, t'as rien de plus précis?

Jonas ne se laissa pas démonter:

— Fais-moi confiance! D'autres ont réussi, alors pourquoi pas nous? Merde, c'est notre boulot d'aider les gens face à ces dangers là! Et je sais que t'es 100% OK avec moi! Je te connais assez pour savoir ça ! J'ai besoin que tu m'aides, c'est tout.

Sur son visage, Ambroise ne lut ni peur, ni hésitation. Quel emmerdeur, celui-là: toujours à foncer tête la première! Mais il avait aussi vu son coéquipier se sortir de situations épineuses et sauver plusieurs personnes. Un vrai chevalier des temps modernes! Et... il avait raison : c’était à eux d’intervenir.

Il capitula:

— Bien. On arrive bientôt chez toi. On s'y colle. Ensemble.

Jonas hocha la tête et commença à préparer le matériel. Une fois sur place, Ambroise distribua les rôles. Il ne laissa pas le choix à Jonas et lui tendit le vortex. L’instrument ressemblait à s’y méprendre à n’importe quel fer à souder à gaz croisé en magasin de bricolage : les designers manquaient si cruellement d’imagination... !

Les filets de chantier délimitaient une zone assez large pour œuvrer assez facilement autour de la paroi portant l'affiche en question. La jeune femme aux lunettes noires souriait toujours devant sa plâtrée de pâtes. Cependant, son sourire paraissait nettement plus contracté que la veille : qui voudrait encore de ses pâtes, avec une telle figure ?

Revêtu de sa tenue complète, avec gilet et casque renforcés, lensglers et ceinture porte-outils, Ambroise était prêt. Ils s'étaient mis d'accord sur la marche à suivre.

Une extrémité de corde nouée au réverbère et l'autre au harnais à sa taille, l'agent était aussi prêt qu'il pouvait l'espérer pour cette folle entreprise. Bien que peu enchanté de ce qu'ils allaient faire, il n'hésita pourtant plus et se rapprocha de l'affiche.

Le vortex de Jonas commença à crépiter. Il l'étreignit avec plus de force, assurant sa prise avec conviction:

— Prêt?

— Prêt!

Le rayon violet frappa l'affiche au centre, éclatant le verre du mobilier urbain. Un ronron régulier indiquait qu'il creusait méticuleusement la surface, entamant le voile entre les deux espaces et libérant des effluves d'énergie häx.

Ambroise s'approcha de la brèche ainsi créée.

Il ajusta ses verres, et aperçut l'autre côté. C'était froid. Vide. Désespérément vide : il ne voyait personne. Il se pencha un peu plus.

Et bascula.

— Ambroise!

Jonas ne fut pas assez rapide pour le rattraper, mais s’entailla les mains sur la corde pour la retenir. Il commençait à tirer quand son coéquipier s'adressa à lui:

— Non, lâche du mou, je la vois!

De l'autre côté, Ambroise avait la sensation d'être légèrement en apesanteur. Son équipement ne le gênait pas autant qu'habituellement.

Étourdi d'être tombé dans l'ouverture, il tenta d'abord de faire demi-tour. Mais un point coloré à l'orée de son champ de vision avait attiré son attention. Dans cet abysse morne et gris, une touche de vie persistait.

La corde appliqua une tension sur son harnais: bien sûr, Jonas essayait de le sortir de là! Brave garçon. Après lui avoir indiqué qu'il devait au contraire lui donner plus de corde, il s'évertua à progresser en direction de la tache de couleur.

C'était bien une jeune femme, inerte. Ses longs cheveux recouvraient son visage, mais Jonas avait eu raison : elle ressemblait à celle des affiches. Lorsqu'il arriva à son niveau, libérant son visage, il remarqua son expression détachée, son regard fixe et vitreux. Il pensa être arrivé trop tard.

Puis il vit sa poitrine se soulever: elle respirait. Prisonnière d'une illusion mortifère, mais vivante. Il attrapa sa main. Elle ne réagit pas, immobile, suspendue dans ce néant.

Déployant plus de force pour la tirer avec lui, Ambroise réussit à la faire glisser de quelques centimètres vers la sortie.

Un souffle âcre, glacé, le frappa de plein fouet. Un océan de poussière acide l'engloutit.Il eut la sensation que cette maudite poudre s’insinuait dans la moindre fissure de son être. Clignant douloureusement des yeux, crachant des amas de boue poussiéreuse, il vit une toile sombre voleter vers eux.

Le specteur. Comme un rideau effiloché de ténèbres malfaisantes, il avançait dans leur direction, rugissant comme au dernier jour d'une apocalypse. Des mains décharnées, osseuses et sans chair, perçaient la toile de par et d’autre. Tendues vers Ambroise dans un geste bestial, elle ne parvinrent cependant pas à le toucher. Ambroise avait donné un grand coup de ses chaussures à bout d’acier dans l’amas de tissu et repoussé l’entité.

Le specteur s’agrippa toutefois à une portion de corde et l’enroula autour de lui : Ambroise fut pris au piège de cette corde qui aurait dû représenter son salut.

Encombré par cette jeune femme qui persistait dans son rôle de Belle au bois dormant, il tira sur le filin de toutes ses forces. Et hurla.

Sur le trottoir, Jonas s'impatientait. Merde, depuis quand Ambroise avait-il disparu dans ce fichu truc? Angoissé pour son coéquipier, il trépignait sur place.

Quelques badauds s'étaient agglutinés et il craignait maintenant un débordement de curiosité. Ce serait le pompon, ça!

Il sentit un coup sec sur la corde et commença alors à l’attirer pour récupérer Ambroise.

Il fut projeté en avant avec brutalité quand la corde se rétracta vers l'intérieur. Quand il entendit crier, il comprit qu’il y avait un gros problème, là-dedans.

Ravalant sa panique, inquiet pour son coéquipier, il ne lâcha pourtant rien. Au contraire : écorchant ses paumes, il continua à ramener le cordage vers lui. Insufflant toute sa volonté dans ses bras, il l’extirpa de la paroi, centimètre après centimètre.

Enfin, Ambroise surgit de l'abri-bus, tenant par la taille une jeune femme Ă  peine consciente.

— Vite, inverse le vortex, il est derrière nous!

Jonas se précipita sur l'outil et inversa le curseur: l'onde violette fut remplacée par une onde jaunâtre, puis rouge, réduisant l'ouverture dans l'affiche.

Une main spectrale griffa le vide devant elle avant de retourner dans le néant.

Essoufflé, tremblant, crachant, Ambroise s'était écroulé à genoux, tandis que la jeune femme était allongée à côté de lui. Jonas s'empressa de vérifier son état. Elle respirait normalement et ouvrait de grands yeux effarés qui captaient chaque mouvement autour d’elle. Mais elle n'était pas encore vraiment en phase avec la réalité. Il se souvenait que quelques-unes des proies antérieures de specteurs étaient restées cataleptiques, amnésiques ou dérivant dans une douce folie.

Nettoyant avec précaution son visage pour retirer la poussière grise et collante, il s'aperçut avec stupeur que ce n'était pas sa voisine! Elle lui ressemblait, certes, mais ce n'était pas elle. Julie Dormas n'avait sans doute jamais disparu et veillait assurément avec tendresse depuis ce matin sur le chat de M. Hebert.

Il s'était planté en beauté! Il ne comprenait pas par quel miracle cette opération avait fonctionné, avec autant d’erreurs et d’approximations. Ah mince... Bien que ravi d’être en un seul morceau, il se demanda combien de temps cela allait durer : Ambroise allait l’écharper, sans parler de son patron, Duncan... Jonas, se dit-il, tu as eu une belle vie...

Ambroise s’était assis, les mains sur les genoux, la tête toujours baissée, la respiration sifflante, encombrée de restes de poussière. Jonas s'approcha de son collègue:

— Tu peux te vanter de m'avoir fichu la frousse, tu sais! La corde m'a presque échappé des mains, et j'ai vraiment eu peur de pas te récupérer!

— M'en parle pas... Cette cochonnerie avait réussi à choper la boucle qui flottait à côté de moi. Heureusement que j’avais mon couteau. Putain... Si ça peut te rassurer... j'ai aussi cru que je resterais dans cet enfer pour le reste de ma vie! Comment elle va?

— Elle est réveillée, mais on en saura pas plus avant qu'elle soit prise en charge. Mais euh....

Jonas ne voulait pas cacher quoi que ce soit à son collègue et annonça d’un ton penaud :

— Ambroise... Il faut juste que je te dise... En fait, voilà... je sais pas qui est cette fille. Elle ressemble à ma voisine, mais... C’est pas elle...

Ambroise leva les yeux. Cligna des yeux. Hoqueta. Regarda la jeune femme. Dévisagea son collègue. Cligna des yeux.

Un rire tonitruant se répercuta dans la rue. Ambroise rit si fort qu’il déclencha une salve de toux et cracha à nouveau poussière et salive.

Ahuri, Jonas sentit un sourire naître sur ses lèvres. Il s’agenouilla et posa une main sur l’épaule d’Ambroise. Puis il fit lui aussi exploser un rire libérateur.

Ambroise riait, les larmes aux yeux :

— Tu nous as fait... faire tout ça, tout ce bazar ! et c’est même pas ta voisine !!! Même pas ta voisine !!

Toute la tension de cette mésaventure se noya dans ces rires complices, témoins de ce qu’ils avaient traversé.

Après plusieurs minutes, chacun d’eux s’apaisa, s’imprégnant des bruits et des odeurs de la ville qui se fichait bien d’eux. Le soleil, haut dans le ciel, leur rappelait par ses chauds rayons qu’ils étaient toujours en vie.

Jonas se releva finalement :

— Je vais appeler Alicia pour qu'elle envoie une ambulance. Et me préparer aux foudres de Duncan.

Les deux semaines suivantes, un important dispositif combinant forces armées, duskhunters et équipes de soins avait été déployé. Tous s'acharnèrent à museler l'ensemble des points d'ancrage de la cité et à soigner les victimes enfin relâchées. Il s'était avéré que plusieurs fugues et autres disparitions avaient été l'œuvre d'un specteur. Celui-ci ou un autre: on ne sut déterminer combien ils avaient bien pu être. Toujours est-il qu'une fois les affiches traitées, les victimes avaient été nombreuses... Ce n'était pas victoire éclatante.

Une conférence de presse, associant le ministre de la sécurité et le maire, avait annoncé des mesures pour améliorer la prévention auprès des citoyens, notamment les plus jeunes. L'objectif était de former chaque personne à avoir une attitude plus saine devant ces médias dont, économiquement parlant, personne n'oserait se passer.

Jonas avait été félicité pour son initiative, malgré son impulsivité. Lui gardait l'amertume de n'avoir pu sauver qu'une seule personne. Sauver était un bien grand mot, d'ailleurs: la jeune femme avait quitté la ville, ne souhaitant plus arpenter les rues qui avaient failli lui coûter la vie. Elle gardait d’importantes séquelles, avec des périodes d'absences chroniques durant lesquelles elle souriait sans joie.

La terre ramollie, retirée du trou devant eux, s'imbibait d'eau sous la pluie tenace de cette pâle journée d'été. Les parapluies, les gouttes de pluie se mêlant aux larmes, les visages marqués d'une tristesse infinie: c'était tellement cliché. Ambroise se demanda âprement si l'humanité n'avait pas été secrètement condamnée par une obscure puissance universelle à des enterrements un jour de pluie...

M. Newbird se tenait là, la tête baissée. Son épouse avait été retrouvée au pied de l'affiche des ateliers municipaux. Elle était à ce moment-là dans un profond coma dont elle ne sortit jamais.

La cérémonie terminée, Ambroise et Jonas rejoignirent leur véhicule.

Jonas s'apprêtait à monter côté passager, quand il tendit la main, avant même qu'Ambroise n'ait pu lancer les clefs. Il avait compris que son compagnon d'aventures lui accordait un nouveau degré de confiance: celui de conduire sa précieuse guimbarde.

— Allez, en route!

Un sourire éclaira le visage de Jonas, qui bondit derrière le volant.

Les deux agents s'engagèrent sur le boulevard, déterminés à défier l'imprévisible.

On avait encore besoin d'eux.


Texte publié par Hiraeth, 14 septembre 2025
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