La tisane infusait sur le guéridon et emplissait le salon de ses fragrances sucrées d’orange et de pain d’épices. En face du confortable fauteuil capitonné, la télévision égrenait un documentaire animalier sur lequel Eugénie ne portait aucun regard. Elle était concentrée sur son ouvrage.
Une maille serrée, une maille en l’air.
La laine d’un doux bleu-gris chiné glissait entre ses doigts arthritiques, revendiquant immanquablement une grimace de douleur.
Eugénie s’était réveillée comme chaque matin, les doigts raides et grinçants tant qu’elle n’avait pas passé sa pommade maison à base de gaulthérie sur les articulations gonflées.
A cette heure-ci, elle réussissait cependant à manipuler son crochet sans trop de difficultés, même si les douleurs lancinantes étaient toujours présentes.
S’appliquant à régulariser ses points, Eugénie repensa à sa voisine, dans l’appartement d’en face.
Depuis quelques mois, Mme Lavergne n’était pas au meilleur de sa forme, et Eugénie avait pensé lui réaliser un petit châle pour l’hiver qui approchait. Cela la réconforterait sans doute, et lui changerait les idées.
Sandra Lavergne, 36 ans, assistante commerciale, mariée, 2 enfants, souffrait depuis quelques temps d’insomnies et de crampes d’estomac qui l’épuisaient. Les médecins n’avaient pas encore pu trouver l’origine de ces troubles qui, bien que n’empirant pas trop, lui gâchaient la vie. Son travail devenait difficile en raison de sa fatigue, et elle avait perdu du poids dernièrement. Son mari et ses enfants, angoissés, devaient aussi supporter son irritabilité croissante.
Oui, un châle, moelleux et consolatoire, était une bonne idée.
Cinq brides, une maille en l’air.
Eugénie priait tout en crochetant, et sa concentration était à son maximum, quand le crochet lui échappa des mains dans une étincelle brûlante.
Pestant contre ses doigts retords, elle se leva et se baissa pour le ramasser. En relevant la tête, ses yeux se posèrent sur la photo de Martin, dans un cadre à côté de la télévision.
Trois ans déjà qu’il l’avait quittée.
Après le départ de son dernier fils, Eugénie était restée seule avec son mari. Quelques années après, son décès prématuré avait vidé la maison comme une batterie se vide de son énergie... Les derniers mois de Martin avaient été pénibles et cruels : son mari avait longtemps souffert, cloué à son lit, s’affaiblissant de jours en jours jusqu’à rendre son dernier souffle.
Elle s’était depuis accommodée de sa solitude, trouvant refuge dans ses livres et son crochet.
Avant de retourner s’asseoir dans son fauteuil, Eugénie passa dans la cuisine et se refit une infusion.
Par la fenêtre entrouverte, elle entendit Sandra crier après le chat de la concierge. Sans doute celui-ci avait-il à nouveau osé s’installer sur sa terrasse. Réussirait-il cette fois à échapper au coup de balai ? Le miaulement qui s’en suivit indiqua que non...
Eugénie revint s’asseoir, un rayon de soleil illuminant la corbeille de fils chatoyants au pied du fauteuil. Elle redressa ses lunettes et réchauffa ses mains en les frottant : parfois, cela déliait suffisamment les doigts pour estomper légèrement les pulsations sensibles.
Elle devait se presser : elle voulait offrir son présent à Sandra dès que possible.
Elle savait que sa voisine l’apprécierait. Avant l’été, elle lui avait déjà confectionné un petit chapeau de coton, très tendance cette année, et sa voisine en avait été ravie. La jeune femme avait assorti ses robes à son nouveau couvre-chef, déambulant avec fierté et arrogance dans la cour de la résidence. Elle y semblait d’ailleurs particulièrement attachée : la fille de Sandra, qui avait voulu emprunter le chapeau pour sa fête de fin d’école, avait récolté une gifle tonitruante quand sa mère s’en était aperçu. Personne ne devait y toucher.
Peinée de cette situation, Eugénie s’était questionnée sur ce qu’elle pouvait faire pour apaiser les tensions dans la famille Lavergne. Elle avait alors repris son vieux livre, celui avec la couverture en cuir, et parcouru plusieurs pages avant de se décider pour un châle. Cette fois, elle réussirait.
Double bride, maille chaînette, double bride.
L’ouvrage avançait bien. La lugubre psalmodie imprégnait chaque point d’une magie puissante. Eugénie espérait que, cette fois, la combinaison serait plus appropriée : Thomas, le jeune fils Lavergne, rasant les murs tant qu’il pouvait pour échapper au regard maternel, méritait de sourire.
Cela traînait depuis trop longtemps.
Pour Martin, elle avait attendu que ses fils aient construit leurs vies et quitté le domicile. Elle avait ensuite crocheté avec passion ce maudit plaid dont elle s’était assurée qu’il le suivrait jusqu’à l’hôpital. Elle avait, grâce à son livre, trouvé les formules et arcanes adaptés à un supplice tranquille, se prolongeant sur des mois, en réponse aux années de souffrance qu’elle avait endurées.
Mais pour Sandra, l’effet devait être plus expéditif. Eugénie n’en pouvait plus de voir ces tristes mines traverser le hall de l’immeuble. Si cela continuait ainsi, le père n’y arriverait plus non plus et la famille sombrerait.
La journée s’écoula ainsi, paisiblement, entre mailles serrées et points ajourés.
Eugénie dû s’arrêter, ses mains refusant de continuer plus loin à œuvrer sur cette laine fine, soyeuse, mais difficile à travailler. Son choix s’était porté sur ce fil en raison de la possibilité de multiplier les points : plus les points étaient nombreux, plus fort serait l’enchantement.
Mais elle devait se rendre à l’évidence : ses doigts déformés n’étaient plus aussi agiles qu’autrefois, et il lui faudrait encore plusieurs heures pour terminer son ouvrage.
Qu’importe, le temps viendrait. L’ouvrage accomplirait son œuvre. Définitivement.
Deux jours plus tard, Eugénie se présenta devant la porte de l’appartement Lavergne. Elle tenait fermement un petit paquet emballé dans un papier fleuri.
Après quelques coups de sonnette, une Sandra aux yeux cernés, marchant avec peine, vint lui ouvrir. Elle fit une grimace, n’ayant pas souhaité être dérangée, et surtout pas par la vieille folle d’en face.
Eugénie lui offrit son plus beau sourire :
— Bonjour Sandra ! Comment allez-vous aujourd’hui ? J’ai pensé qu’avec la fraîcheur de ces derniers jours, vous seriez intéressée par un châle. Je l’ai confectionné en pensant à vous et votre santé à chaque instant. Pas une maille n’a échappé à mes prières, je vous le garantis ! Nul doute qu’avec ça, vous n’allez plus être malade très longtemps !

| LeConteur.fr | Qui sommes-nous ? | Nous contacter | Statistiques |
|
Découvrir Romans & nouvelles Fanfictions & oneshot Poèmes |
Foire aux questions Présentation & Mentions légales Conditions Générales d'Utilisation Partenaires |
Nous contacter Espace professionnels Un bug à signaler ? |
3341 histoires publiées 1461 membres inscrits Notre membre le plus récent est Xavier |